Une pâle lune ronde éclairait, de sa lueur bleutée et inaccessible, le manteau azuré, piqueté d’étoiles, du ciel nocturne hivernal. Rare circonstance au cœur de cette rigoureuse saison des neiges, pas un nuage ne voilait le regard nitescent* des guerriers de jadis, dont l’attention était tournée sur les abords du lac, limpides et dormants, maison de quatre clans de chats sauvages depuis maintenant bien des générations. Entourant les eaux sombres, à demi pétrifiées par le gel, s’étendait une forêt centenaire aux grands arbres taciturnes*, de nébuleuses* hauteurs couvertes d’impavides* résineux, de larges et lugubres marécages aux allures mystérieuses ainsi qu’une vaste lande balayée par un vent froid, ancien, chargé de souvenirs. La neige, tombée à gros flocon la veille, couvrait la terre sans âge d’un blanc silence. Seuls quelques cris d’oiseaux brumaux* et nocturnes résonnaient en écho au travers des vallées endormies, rompant le recueillement mortuaire d’une nature évanescente*.

Cas à part des mornes volatiles, pas une âme ne semblait vivre en cette froide soirée de la saison des brumes. Et pourtant… Au cœur de la nuit, caché par une végétation enneigée, se tenait sur une petite île adjacente aux berges du lac un grand rassemblement de félins. Sous le ramage d’un antique arbre aux branches larges et épaisses, aux racines profondes et noueuses, les luisants pelages de dizaines de chats, aussi immobiles que la plante rongée par le givre, reflétaient les rayons blafards de l’astre lunaire. Pas même la brise chargée de flocons sifflant à leurs sensibles oreilles ne suffit à faire vibrer leurs délicates moustaches. Fidèles à une tradition ancestrale dont les origines précises s’étaient depuis longtemps perdues, les félins sauvages peuplant le tour du lac se réunissaient à la lune pleine, peu importe la rudesse du climat. D’ordinaire, ce temps de trêve sacré leur permettait de se retrouver sans animosité pour échanger des nouvelles. Cependant, cette nuit était différente des autres. Aucun chat ne se déplaçait, ne se mêlait à ceux qui ne portaient pas leur odeur et leur langue, d’ordinaire si libres et déliées, restaient sagement dans leur bouche. Il pesait sur le lieu la tension tragique de l’inéluctable. On pouvait le sentir dans l’air, on pouvait l’entendre dans le vent, on pouvait le voir aux tremblements sporadiques* des corps des félins dont le froid n’en était pas la cause. Solennels et attentifs, leurs regards miroitant l’éclat sélénique convergeaient tous vers un petit groupe excentré, installé au pied de l’arbre.

“Lorsque je donnerai le signal il vous faudra agir immédiatement.” La neige crissait sous les pattes puissantes d’une grande femelle musculeuse à la toison tricolore. Ses griffes tranchantes imprimaient dans la poudreuse des marques profondes. Son regard d’ambre plus sévère que le froid de la mauvaise saison toisait ses auditeurs, chefs, lieutenants et guérisseurs des clans de la Rivière, de l’Ombre et du Tonnerre. 

   “Chaque seconde que vous leur laisserez rendra notre entreprise plus dangereuse et sanglante qu’elle ne devrait l’être. Chaque instant perdu prolongera leurs souffrances tout comme la nôtre.” La queue écarlate de la chatte creusait un sanglant sillon au rythme de ses allées-venues anxieuses, trahissant son agitation interne. Sa voix cependant assurée rompait le pesant silence avec détermination et véhémence. Face à elle, sept chats qu’elle connaissait de longue date et avec qui elle n’aurait jamais cru former pareille alliance.

Un gros matou bourru dont la figure patibulaire* n’inspirait que trop peu l’intelligence se racla la gorge prêt à, sans aucun doute, argumenter avec la guerrière. À ses côtés une femelle à la posture noble et aux sages yeux bleus croisa le regard inquiet d’un félin à la fourrure tout aussi blanche que la sienne, si ce n’est la petite tache rousse ornant son museau. Ils échangèrent l’espace d’un instant leur malaise réservé, agacés quant aux agissements de leur chef. De la bouche de ce dernier ne put cependant sortir que son haleine poissonneuse avant que ne le coupe sèchement la rouquine. 

   “Étoile de Roc, non, je ne parle pas de chance qu’ils auraient de s’en sortir. Ils n’en ont aucunes. Je dis bien aucunes. Mais le renard aux abois est bien plus pernicieux* que celui à qui l’avenir sourit. Ils n’auront plus rien à perdre. Nous, si.”

Le meneur au museau grisonnant fit une moue boudeuse particulièrement puérile pour exprimer son mécontentement. Il respecta malgré tout l’autorité de fer de son interlocutrice, ne pipant un mot de plus. 

“Faucon Écarlate, je sais ne pas être le mieux placé pour poser cette question, mais… Est-ce réellement la bonne chose à faire ?” s’enquit un large félin à la toison d’or assis aux côtés d’une vieille chatte couleur des nuées. Sa figure fatiguée et négligée portait les signes précurseurs de l’incertitude et de la culpabilité. 

 “Je ne peux pas oublier le bien qu’il a fait pour les clans… Il nous a tous sauvé durant le Long Coucher de Soleil… N’y a-t-il pas une solution plus pacifique ?” sa voix trahissait son angoisse, légèrement tremblante de détresse à l’idée de commettre pareil acte. Son regard parcourut le petit cercle de dirigeants tandis que la vieille femelle cendrée posait délicatement sa queue sur le dos du chef. Le matou à la tâche rousse sembla vouloir renchérir prestement mais fut réduit au silence par la longue queue de la femelle aux yeux bleus. Le reste des auditeurs évitèrent soigneusement son œil inquisiteur. Il se retrouva seul, face aux braises ardentes du regard impassible de Faucon Écarlate dont la mine s’était durcie plus encore.

   “Le Clan du Tonnerre le considère toujours comme un héros, nous ne pouvons oublier la dette que nous avons envers lui, conclut le matou avec un peu plus d’assurance.

   – De toute façon, même Étoile du Tigre passe pour un héros dans ton clan !” railla cruellement un mâle musclé à la toison auburn dont les yeux bleus glacés tranchaient avec la noirceur de la nuit. Il était installé aux côtés d’une toute petite chatte noire dont la présence s’oubliait tant elle était immobile et sérieuse. La femelle grise de la tribu voisine releva la tête, toisant froidement le matou. 

   “Il y a une différence entre l’honneur de ne pas oublier les dettes que nous avons envers ceux qui nous ont un jour sauvé et la stupidité égoïste de penser que tout nous est dû. Je conçois que cette idée puisse ne pas être comprise par tous les clans. 

   – Serais-tu en train d’insulter le Clan de l’Ombre, Nuée Ardente ?” grogna en retour le mâle imposant.

   – Je ne sais pas, utilise ta grosse cervelle.

   – ASSEZ, trancha Faucon Écarlate dont l’irritation grandissait face aux querelles d’ego de ses comparses. Il ne s’agit plus d’honneur ou de justice, Étoile du Jour, mais de la survie de tous les clans. Le bien qu’il a fait ne justifie plus sa cruauté. Il tyrannise ma tribu depuis trop longtemps. Et que penses-tu qu’il arrivera lorsque jouer avec nos vies ne lui suffira plus ? Vos territoires, par le Clan des Étoiles, vos enfants seront ses prochaines cibles ! Vous savez aussi bien que moi qu’il n’hésitera pas une seconde à le faire ! Le Clan du Vent est faible. Nous ne pouvons plus lutter seuls, nous ne pouvons plus attendre… la mine de la guerrière s’assombrit tristement, ses griffes plantées dans la terre rigide. Gorge de Faisan l’a payé de sa vie…”

Un silence suivit les déclarations alarmantes de la guerrière. Personne ne trouvait quoi rajouter, car que dire face à la violence de la perte et au désespoir de voir son clan dépérir aux pattes d’un assassin ? Faucon Écarlate, raide de colère, fixait ses jambes palpitantes enfoncées dans la neige. 

   “Je te demande pardon, je ne voulais pas douter de toi… murmura Étoile du Jour, que l’émotion de la femelle affligea. Pour tout avouer, c’est de moi dont je doute. Tornade de Poussière ne va pas bien depuis sa mise-bas et…” Le grand matou ne termina pas sa phrase. L’inquiétude brillait dans son regard doré. Nuée Ardente, dont la caresse discrète apaisait le chef du Clan du Tonnerre, reprit la parole.

   “Tu sais ce qui est le mieux pour ton clan, et il faut beaucoup de courage pour suivre la route que tu as prise…

La guerrière calico leva le regard avant d’incliner la tête en direction des deux chats du Clan du Tonnerre, à la fois reconnaissante et compatissante.

   – S’il y avait eu une autre solution, ne serait-ce qu’un espoir de solution ! J’aurais été la première à le chercher… Mais… Il n’y en a pas.

   – Nous devons faire ce qui doit être fait” renchéri, pour la première fois de la soirée, la discrète petite chatte noire aux côtés du meneur du Clan de l’Ombre. Faucon Écarlate opina du chef, retrouvant son assurance, galvanisée par les regards déterminés de ses alliés. 

“Oh, eh, parlez pour vous par contre hein ! Moi et mon clan nous ne ferons rien. du. tout”, fit le chef du Clan de la Rivière, affectant un air snob, faussement sophistiqué. Cette interruption provoqua un roulement d’yeux général en sa direction. 

   “Vos histoires de complots éhontés et franchement moralement douteux ne nous concernent pas, et nous mettons un point d’honneur à ne pas mettre l’ombre d’un coussinet dans ce qui ne nous regarde pas.” 

L’on pouvait entendre le grincement dentaire de plusieurs chats dont l’hypocrisie du meneur va-t-en-guerre révulsait. La pique mal dissimulée était indubitablement adressée au Clan du Tonnerre, tribue ayant dans sa culture l’entraide et qu’Étoile de Roc avait apparemment décidé de se mettre à dos.

   “Oui, comme les frontières des autres clans. marmonna Nuée Ardente.

   – Moi et mes guerriers sommes venus profiter d’une paisible assemblée et nous comptons maintenir la tradition ancestrale de la trêve et du partage, continua l’entêté personnage. Repos bien mérité, si vous voulez mon avis, pour le Clan de la Rivière qui passe ses journées à trimer comme des coucous.

    – Par le Clan des Étoiles ! Il va finir par se taire ?! Pour la centième fois, Étoile de Roc, on a COMPRIS que ton clan ne participera pas ! s’exclama Étoile Crépusculaire. Le chef du Clan de l’Ombre était au bord de la crise de nerfs.

   – Et même après la centième fois, nous nous fichons toujours autant de ton opinion sur la question” ajouta d’un ton placide la petite femelle à ses côtés.

Jamais l’on ne vit une figure passer plus rapidement de l’impérieuse suffisance au plus haut degré de mépris. La fierté fragile de l’arrogant matou ne pouvait visiblement pas tolérer les répliques d’un chat de nombreuses lunes plus jeune que lui.

   “Quoi ? Comment ?! Oser insulter un chef ! Étoile Crépusculaire devrait te punir sur le champ pour ton irrespect ! Mais pour qui te prends-tu chaton ?!  

   – Pour la lieutenante du Clan de l’Ombre.” 

   – Ne fais pas l’effrontée, duvet de laideron ! Et arrête de raconter des bêtises !

La jeune chatte roula des yeux, presque jusqu’aux étoiles. 

   – Étoile de Roc, je te prierai de ne pas insulter ma lieutenante. Et par la même occasion arrêter de faire semblant de ne pas savoir qui elle est, grogna Étoile Crépusculaire dont la fourrure gonflait de colère. 

   – Mais mon cher ami, c’est un conseil que je te donne ! Si jamais Orée du Soir devient chef un jour, ton territoire risque fort d’être proportionnel à sa taille. Après je dis ça… Je dis rien ! chantonna sournoisement le félin.

    – Donc c’est une menace.” Les griffes aiguisées du meneur du Clan de l’Ombre brillaient à la lueur de la lune. Ses muscles raidis pressentaient le saut du chasseur sur sa proie. Cependant, avant que le détestable matou n’ait pu reprendre la parole -et par la même occasion sceller son destin, la femelle aux yeux bleus s’interposa entre les deux.

    “Enfin, Étoile Crépusculaire, un peu de sérieux. Nous savons tous que le complexe d’infériorité de mon compagnon a autant de valeur que les neuf vies d’Étoile du Tigre. 

   – Lumière ! s’exclama, choqué, le meneur de la Rivière dont l’expression de trahison fortement exagérée ne reflétait qu’une puérile contrariété. Les mots suffirent cependant à calmer le félin auburn. Elle reprit :

“Ecoutons Faucon Écarlate, dont le projet est bien plus sérieux et pressant que ces infantiles disputes. Cela vaut pour toi aussi, Étoile de Roc. Je ne veux pas entendre un mot de plus sortir de ta bouche. 

   – Mais mon fretin d’amour ! chouina le concerné. Il se frotta contre la fourrure blanche de la belle femelle, cherchant à apaiser son courroux. 

   – Tu sais ce qui me ferait plaisir mon gros barbeau ?

   – Que dois-je faire pour ton bonheur ma douce colombe ?

   – Te taire pour une fois dans ta vie” répondit-elle sèchement, avant de respectueusement incliner la tête vers Faucon Écarlate en signe d’excuse. La femelle au regard d’acier semblait ailleurs. Prise d’une fièvre frénétique, son corps tremblait par spasmes de rage. Elle parvint nonobstant* à rester composée, en dépit de sa gorge douloureusement nouée.

   “Pendant que vous vous querellez pour des bagatelles, les miens meurent. Nos jeunes s’affament. Nos vieux craignent pour leur place au sein du clan. Les enfants trahissent leurs parents, les guerriers les plus respectés sont exécutés. Nous vivons dans la peur constante du moindre faux pas. J’ai conscience que ce que je vous demande va à l’encontre de toutes les lois morales qui nous sont chères en tant que clans. Je ne force personne à se joindre à ma cause. Tout ce que je demande à ceux ne souhaitant pas participer ou n’en ayant pas la force… ses yeux scrutèrent Étoile de Roc avant de glisser vers le meneur du Clan du Tonnerre. C’est de rester en dehors de tout cela, et de ne pas condamner ma tribu en faisant péricliter* le plan.”

Étoile du Jour redressa l’échine fièrement, soutenant sans honte le regard de la guerrière du Vent.

   “Tu as l’appui du Clan du Tonnerre.

   – Et de celui de l’Ombre, ajouta Étoile Crépusculaire. 

   – Trois clans contre deux chats franchement, il y a pas une grande prise de risque si vous voulez mon avis maugréa une fois de plus le meneur du Clan de la Rivière. 

    – Tu ne sais pas de quoi tu parles. Ils sont bien plus dangereux que-

   – Je sens le Clan du Vent !” s’exclama avec une pointe de panique le matou à la tache rousse. La peur de trahir le complot avait emporté sur celle de s’exprimer malgré l’oppressante présence de son chef. C’était par ailleurs la première fois de la soirée qu’Écho Lumineux, lieutenant du clan de la Rivière, arrivait à placer un mot. 

   “Nous devrions mettre un terme à cette conversation !” 

Faucon Écarlate approuva d’un signe de tête alors que l’on entendait s’approcher les pas crissants d’une dizaine de félin supplémentaire sur la neige tassée. 

   “A mon signal, nous exécuterons le plan. Je compte sur vous.” 

Elle se retourna au moment même où émergeait de l’enchevêtrement de plantes gelées marquant la direction de l’arbre pont, les membres de son clan. À leur tête, un mâle à l’air instable et malingre* jetait des regards fébriles aux alentours. Ses pattes maigres aux mitaines neigées supportaient un corps gracile et voûté à la toison bleutée. Couraient le long de ses côtes saillantes des rivières ondulantes de fourrure plus sombre, négligemment lustrées. Les poils de sa longue queue effilée présentaient seulement des nœuds de bardane aux endroits les plus difficilement accessibles, comme si le matou avait cherché à s’apprêter dans la précipitation. Cela surpris la guerrière du Clan du Vent qui s’élança rejoindre son chef. Elle n’avait plus l’habitude de le voir faire le moindre effort quant à son apparence physique. Le mouvement de son corps puissant fit lever les pâles prunelles irisées ors et vertes du félin qui sitôt la reconnaissant, s’arrêta, visiblement confus. À ses côtés un solide mâle à la toison blanchâtre masquée de gris fit signe à ses camarades de se stopper à leur tour.

   “Faucon Écarlate ? Que fais-tu là ?” s’enquit le meneur, en proie à une désagréable surprise, le genre contrariante. Les coups d’œil furtifs qu’il jetait derrière son épaule firent frissonner d’inquiétude la félonne*. Elle percevait d’ores et déjà dans son regard l’étincelle violente de la paranoïa. Evidemment il s’alarmait de l’avance inaccoutumée des autres clans. Il faut avouer que le Clan du Vent, de par leur proximité avec l’île des assemblées et leur ponctualité caractéristique, pouvait généralement se targuer d’arriver les premiers, ou tout du moins les deuxièmes.

   “Que se passe-t-il ici ? reprit-il, soupçonneux. 

   – Je ne sais pas Étoile de Pluie, dit-elle, sans hésitation, inclinant respectueusement la tête. Durant ma patrouille éclair, j’ai aperçu le Clan du Tonnerre et de l’Ombre traverser ensemble l’arbre pont, très vite suivit du Clan de la Rivière. J’ai trouvé cela étrangement inaccoutumé, car le soleil ne s’était pas couché depuis longtemps. Je…” elle hésita. Elle devait méticuleusement choisir chacun de ses mots afin de calmer autant qu’elle le pouvait les suspicions maladives du tyran. 

   “Je pensais aller chercher des réponses afin de prévenir le clan au cas où il se tramait quelque chose de mauvais. Je comptais quitter l’assemblée avant que vous n’arriviez…

   – Et ?

   – De ce qu’ils ont bien voulu me partager il n’y a de raison que la météo. La saison est glaciale, le ciel se voile vite. C’est par précaution qu’ils sont venus en avance.

   – Ce n’est pas ce que je veux t’entendre dire, Faucon Écarlate. Pourquoi n’es-tu pas plutôt venue directement nous faire part de ce détail, ô combien important ?

   – Je… je suis désolée, j’avais jugé bon de me renseigner d’un possible danger, je m’apprêtais à partir !”

   – Cervelle de lapin !!! glapit brutalement le meneur, dont les crocs de serpent luisaient dans le regard terrifié de la guerrière. Elle s’aplatit au sol, les oreilles en arrière, en signe de soumission. 

   – Cela ressemble plutôt à une piètre excuse pour assister à une assemblée où tu n’as pas été conviée ! Je suis terriblement déçu de ton insubordination, Faucon. C’était pourtant TON idée que j’emmène ce ramassis de… de traître ! Pour leur prouver que je leur faisais confiance ! L’haleine chaude et poisseuse d’Étoile de Pluie vint caresser les sensibles soies de ses oreilles.  

   – Tu devrais leur prouver que tu crois en eux, emmène ceux qui doutent le plus de toi, car bouhou ils se sentent rejetés… C’était bien tes mots n’est-ce pas ?

   – Oui

   – Et tu ne faisais pas partis de ces chats. Tu le sais pourtant que tu dois suivre mes ordres si tu veux mettre tes pattes dans mes traces. N’abuse pas de ma patience.” 

La nausée fit tourner la tête de la féline à l’idée de partager le destin d’un assassin. Par instinct elle se pressa un peu plus contre la neige, protégeant les tissus fragiles de sa gorge. D’autres étaient morts pour bien moins que cela… 

“Je suis désolée, ce n’était pas mon intention !

   – Pas ton intention hein ? Alors qu’elle était-elle ? répondit-il sans aucune compassion. Te laisser tomber entre les griffes de nos ennemis ? Ces chats veulent ma mort et celle de notre clan ! Qu’est-ce que tu aurais fait s’il s’agissait d’un piège ?! Tu aurais pu te faire tuer !!!” La voix du chef mua soudainement en une profonde inquiétude paniquée. Le matou au masque d’argent poussa doucement du museau le chef du Clan du Vent.
  – Elle va bien, elle n’a rien, calme toi…
  – Ta fille aurait pu se faire assassiner, Éclat de Romarin ! Arrête d’être aussi tranquille !” 

Faucon Écarlate croisa le regard doux et affectionné du lieutenant du Clan du Vent qui l’aida à se relever. Elle ne sentait plus ses pattes gelées et flageolantes. Il était temps que ces abus finissent. Elle sentait la colère reprendre le dessus jusqu’à ce qu’une langue râpeuse et délicate vienne remettre sa fourrure en place. Ses yeux s’écarquillèrent, Étoile de Pluie poussa un triste soupir. 

   – Tu me poses beaucoup de problèmes, Faucon… Mais… malgré tout… je suis heureux que tu m’aies désobéis… et que tu sois là, à mes côtés ce soir. Le regard du matou s’était adouci aussi vite qu’il s’était énervé. J’ai une annonce importante à faire et…” il jeta un coup d’œil nerveux à ses guerriers. “Un visage familier me donnera plus de courage.”

Une déferlante de doute frappa la pauvre guerrière. Étoile de Pluie avait l’air si fatigué, si faible, si… timide ? Qu’elle dû se rappeler toutes ses cruautés pour ne pas céder à ses incertitudes. 

Son regard glissa vers un éclaire de fourrure rousse, Poitrine d’Écureuil, sa plus chère et tendre amie. L’imposante femelle au poitrail particulièrement épais durant la saison des neiges, lui fit signe de la tête de s’approcher. Étoile de Pluie sembla la remarquer également.

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 “Aller, va rejoindre ton amie.” Faucon écarlate nota que malgré la visible nervosité du félin bleuté, il abordait un sourire sincère. Elle n’aimait pas ses sourires sincères. Le même qu’il lui avait adressé lorsque Nuage de Ciguë exécuta sa propre mère. Elle renouvela plusieurs fois sa décision mentalement pour ne pas perdre ses objectifs de vue. Cela avait toujours été la chose la plus effrayante chez le tyran. Il était capable de s’attirer la sympathie de tout le monde. Elle-même, des saisons durant, avait cédé à ses manipulations. Punitions et récompenses, peurs et désirs, il contrôlait les passions des autres comme s’ils n’étaient que de vulgaires extensions de son propre corps. Plus jamais elle ne sera ses griffes. Tout finira ce soir. 

   “Merci Étoile de Pluie. Je ne te décevrai plus.”

“Faucon ! Ne me refais plus jamais aussi peur !” s’exclama discrètement Poitrine d’Écureuil, une fois que la chatte calico l’eut rejoint. “Ce n’est pas le moment de commettre des imprudences !” 

   – Je le sais bien, je suis désolée… As-tu tenu au courant tout le monde ?” 

Le regard d’ambre de la guerrière était toujours focalisé sur Étoile de Pluie. Son apprenti, Nuage de Ciguë, un jeune matou à la fourrure blanche tachée de brun l’avait rejoint, accompagné de Nuage de Perce-Oreille, dont le mentor n’était autre qu’Éclat de Romarin. Faucon Écarlate senti son cœur se serrer douloureusement. Aujourd’hui était la première assemblée du petit matou et de sa sœur, Nuage de Marcassin. Elle se souvint avec nostalgie et tristesse de l’excitation qu’elle-même avait ressentie lorsqu’elle découvrit pour la première fois le rassemblement de félins. Elle s’était sentie toute minuscule et fragile, mais quand les clans avaient clamé son nom, le sentiment de peur fut aussitôt remplacé par celui d’appartenance à un monde plus vaste. Sa présentation aux chats du lac avait sans doute été l’événement le plus stressant et impressionnant de sa jeune vie, à l’époque. Avec le recul elle avait fini par comprendre pourquoi cet instant si court, ces phrases si brèves prononcées par son chef lui avaient paru si importantes. C’était le moment exact où un félin devenait chat des clans, reconnu par tous comme tel. Et ce soir, elle allait priver Nuage de Perce-Oreille et Nuage de Marcassin de cette reconnaissance. Le jeune apprenti chahutait avec Nuage de Ciguë. À quelles horreurs allait-elle exposer l’âme innocente ? Mais elle n’avait pas le choix, se rappela-t-elle. Si rien ne changeait, d’ici quelques lunes il sera aussi méprisable que celui avec qui il s’amusait. Un meurtrier, endoctriné, perverti. Tout ça par la faute d’un seul et même chat.

         Étoile de Pluie perdait son regard dans l’assemblée. Il abordait une mine curieusement triste. Le lieutenant vint murmurer quelques paroles à son oreille qu’elle ne parvint à entendre malgré ses sens aux aguets. Quoi qu’il ait dit, cela sembla ragaillardir le meneur qui se dirigea vers le cercle de chefs, installé au pied de l’arbre. Il les salua respectueusement un à un. 

“Ah ! Étoile de Pluie ! Enfin quelqu’un pour relever le niveau de conversation de cette bande “d’intellectuels” ! Tu n’imagines pas combien de paroles de bipèdes ils sont capables de débiter en une respiration de souris ! Je me les coltine depuis le coucher du soleil, je commençais à désespérer ! S’exclama le chef du Clan de la Rivière à son approche.

   – … Depuis le coucher du soleil ? Répéta Étoile de pluie, désagréablement surpris. Ce n’est pas ce que l’on m’a dit…

   – Tu connais Étoile de Roc… Toujours à exagérer n’importe quoi pour avoir un peu d’attention… grinça le chef du Clan de l’Ombre, lançant un regard assassin à son rival. Pire qu’une renarde en chaleur. 

   – Étoile Crépusculaire ! Cesse immédiatement tes propos vulgaires ! s’outra le grand mâle doré du Clan du Tonnerre.

   – Peu importe, mais j’y pense, tu n’as pas encore rencontré ma nouvelle lieutenante, Orée du Soir. Ajouta-t-il rapidement, pour éloigner le tyran des propos plus qu’ouvertement maladroits de la piètre excuse servant de chef au Clan de la Rivière…

Étoile de Pluie, dont le regard suspicieux passait d’un meneur l’autre s’arrêta enfin sur la minuscule figure sombre aux grands yeux dorés. La toute jeune femelle, qu’il savait avoir complété son apprentissage à peine trois saisons auparavant, le fixait, fière et sérieuse, aux côtés de son chef. Le mâle à la fourrure grise inclina respectueusement la tête en sa direction. 

   “Félicitation, tu dois être une bien exceptionnelle guerrière pour porter de si lourdes responsabilités sur de si jeunes épaules… Bon courage, Orée du Soir, puisse le Clan des Étoiles illuminer ton chemin.

Sa voix était monocorde, lasse et attristé, répétant sans grandes convictions des politesses bien senties.  

   – Merci Étoile de Pluie.

   – Comment ça exceptionnelle ?! Elle est à peine plus âgée qu’une apprentie ! Elle n’a même jamais été mentor ! C’est un choix inadmissible et contraire au code merveilleux de nos ancêtres ! Le Clan de l’Ombre n’a pas changé depuis Étoile Brisé ! Un ramassis de chatons-guerriers dirigé par un apprenti-lieutenant !

  – Répète un peu pour voir ?! S’offusqua le matou aux yeux de glace. Le meneur du Clan du Vent se désintéressa bien vite de la querelle de ses voisins. Son attention alla vers Étoile du Jour. 

   – Ta lieutenante ne t’accompagne pas ? C’est inhabituel…

   – Non, Plume de Rouge-Gorge est tombée malade. Rien de grave mais nous avons préféré la laisser se reposer.

   – Malade hein… Et ta guérisseuse ? Fit-il à l’adresse d’Étoile Crépusculaire.

   – Hein ? Oh, nous avons quelques cas de mal blanc, que je compte signaler tout à l’heure, Epine de Belladone est restée pour s’occuper des malades. Puis avec ce froid, je préfère qu’elle repose ses vieux os.

   – Sage décision… Enfin, pourquoi êtes-vous venus aussi tôt ?”

“Faucon ? Faucon ? Ici la terre ! Tu m’écoutes, Non ?

   – Quoi ? papillonna Faucon Écarlate lorsqu’une large queue touffue mouchetée de noir lui passa devant les yeux. Son attention avait été happé par la discussion entre les chefs. Cette cervelle de souris d’Étoile de Roc avait manqué de tout saboter, comme elle s’en était douté. Son inquiétude grandissait ; elle sentait fleurir en son meneur les prémisses de la paranoïa et les craintes justifiées. La guerrière le savait ; le danger que l’on pressent, mais que l’on ne voit pas, est celui qui trouble le plus. Ils n’avaient plus beaucoup de temps.

– J’essaie de communiquer avec toi ! soupira Poitrine d’Écureuil en secouant désespérément la tête.

   – Je suis désolée… Étoile de Pluie m’inquiète, il va réaliser ce que nous tramons… Il nous faut agir maintenant. De ton côté tout est prêt ?

   – Comme je te disais, oui, nous savons tous quel rôle jouer, nous sommes prêts. Nous n’attendons que ton ordre. 

   – Et les apprentis ?

   – Ils sont dans l’ignorance. Je sais que cela les mettra en danger mais j’avais peur qu’ils ne rapportent et…

   – Non tu as bien fait. Nous ne pouvons malheureusement pas leur faire confiance… Étoile de Pluie a toujours eu un don avec la jeunesse.”

   – Faucon…” Poitrine d’Écureuil ne termina pas sa phrase.

Les deux chattes tombèrent dans le silence. Elles se regardaient, partageant sans un mot toutes leurs incertitudes. Est-ce que ça va aller ? La question qu’avait tue la grande femelle rousse trouvait sa réponse dans l’expression de tristesse, de terreur et de désespoir qu’essayait en vain de cacher la guerrière calico. Depuis longtemps Poitrine d’Écureuil avait appris à lire les pensées profondes que son amie refoulait au travers de ses yeux. Depuis longtemps Faucon Écarlate avait appris à lui répondre dans un langage dénué de voix. Non, mais nous devons le faire. Poitrine d’Écureuil posa son museau sur sa joue, en signe d’encouragement, de compassion et de soutien.

   “Il est temps” murmura celle dont la patte était écarlate. 

Elle fit demi-tour et sans un mot de plus se dirigea d’un pas résolu vers l’arbre centenaire dont les ramages dépouillés voilaient la Toison Argentée. Derrière elle Poitrine d’Écureuil signifia à ses guerriers de se tenir prêt. Leurs camarades, leurs amis de longue date, sa véritable famille… Tous comptaient sur elle. Le moment était venu, le grand but de sa vie, ce pourquoi elle naquit en cette douce matinée de la saison des feuilles nouvelles, sur laquelle flottait déjà le spectre du Long Coucher de Soleil. Sa destinée, tout comme celle d’Étoile de Pluie, touchaient à leur fin. Elle ne s’arrêta pas lorsque, passant à côté de Nuage de Marcassin et Nuage de Pleurote, elle les entendit s’étonner de l’absence singulière d’apprentis dans la clairière. Elle ne s’arrêta pas non plus lorsque Éclat de Romarin l’interpella, surpris de la voir s’avancer seule vers l’arbre des chefs. Elle ne s’arrêta pas plus à la voix crissante de défiance d’Étoile de Pluie dont la paranoïa finissait d’éclore en de dangereuses conjectures face aux explications bancales des meneurs quant à leur avance. Elle n’écoutait que le son de ses pas glissant dans les empreintes de générations de félins qui, avant elle, avaient eux-même accomplis leur destin sans attendre la providence d’une vie facile. Elle ne marqua une pause que pour regarder les étoiles lointaines dont la splendeur indifférente illuminait d’un éclat froid le ciel nocturne. 

   Guerriers de Jadis, est-ce bien là ce que vous attendez de moi ?

La puissante femelle banda les muscles de ses jambes, résignée. Elle projeta son corps en un bond maîtrisé pour planter ses griffes dans l’écorce molle de la première branche venue, puis réitéra l’opération jusqu’à surplomber l’assemblée. Son escalade lui avait semblée si brève et aisée qu’elle se demanda si elle n’avait pas été changée en oiseau l’espace d’un instant. Elle se sentait comme externe à son corps. Ses pattes allaient-t-elle la soutenir encore longtemps ? Jamais sentiment n’égala le vertige de se retrouver face à tant d’individus en de si tragiques circonstances. Pesait sur elle les regards d’une cinquantaine de chats, certains appréhensifs, d’autre déterminés et sérieux, quelques-uns tout bonnement meurtriers et jubilatoires d’adrénaline… Un regard en particulier lui donna envie de vomir, de se laisser choir, de pleurer toute sa colère, sa tristesse. Ce regard qui l’emmena au bord de l’abandon était celui de son père… Éclat de Romarin la contemplait, inquiet comme jamais elle ne l’avait vu être. Il avait tout compris. Elle aurait voulu lui hurler de la pardonner. Ses yeux croisèrent la lumière des étoiles, cristallines dans ce ciel limpide. Pas un voile de nuage. Ses ancêtres veillaient sur elle, approuvaient son choix. Elle n’avait pas de pardon à recevoir car rien de ce qu’elle faisait n’était mauvais. Alors pourquoi avait-t-elle si mal ? 

   “Chats de tous les clans, clama-t-elle d’une voix qu’elle ne reconnaissait même plus tant son assurance tranchait avec sa douleur morale. Ecoutez mon message, puisse le Clan des Étoiles l’approuver…”

Étoile de Pluie fit un pas vers l’arbre, choqué. Il avait l’air complètement perdu… Il l’appela, d’une voix pitoyable de confusion. Autour de lui les chefs s’écartèrent, sans le lâcher du regard. Les guerriers de la rivière s’éloignaient déjà. Elle rassembla tout son courage, son poil chatoyant froidement à la vive flamme de la lune parfaitement claire.

   “Mort au tyran”

Faucon Écarlate due fermer les yeux une seconde pour ne pas affronter tout de suite l’expression de sincère détresse peinte sur le visage d’Étoile de Pluie. 

   “Faucon… !” commença-t-il, la parole tremblante d’incertitude. Mais les mots de la guerrière du Clan du Vent, balancés aux lions, avaient trouvé leur écho dans le cœur des fauves. Elle rouvrit ses paupières. Le sort en était jeté. 

Étoile Crépusculaire fut le premier à bondir à la gorge du meneur couleur des grisailles. Il visa de ses dents acérées la fragile jugulaire exposée du tyran afin d’y couper les mots tout comme le souffle. Le matou ne fut sauvé que par l’intervention in extremis d’Éclat de Romarin qui, d’un coup de tête puissant, déséquilibra le chef du Clan de l’Ombre. Sans attendre, le lieutenant plongea contre le chat auburn dont il couvrit la fourrure de vermeil

   “Romarin ?! Qu’est-ce qu’il se passe ?! geint le fragile chef du Clan du Vent qui jetait de déchirant regards aux alentours. De tous côté s’amoncelait la noire masse des félons, coupant tout espoir de retraite au chat auquel ils avaient juré loyauté. 

   – C’est une trahison !!! REPRENDS-TOI” hurla en retour Éclat de Romarin qui déjà faisait face à ses amis de tribu. Étoile de Pluie leva lentement les yeux vers le squelette blanchi de l’arbre des chefs sur lequel trônait inébranlable la reine de cette détestable mascarade. Deux regards d’acier, de certitudes et de pure haine se croisèrent l’espace d’un instant. Faucon Écarlate le savait, Étoile de Pluie le savait, il était mort le temps des panégyriques*. Cette fois ci, la guerrière à la patte pourpre s’assurerait que les griffes triompheraient de la rhétorique. Le meneur se recula, enroulant sa queue autour de celle de son lieutenant, son regard brillant de démence. 

 “NON ! SURTOUT NE LES LAISSEZ PAS ORGANISER LEUR DEF-” Ses mots se perdirent dans une cacophonie de cris confus. Le félin aux yeux de morts avait brusquement plongé aux côtés de son allié pour sauter à la nuque d’une grande chatte rousse du Clan du Tonnerre. Cette dernière avait eu le réflexe de s’arracher à la funeste prise mais la sournoise frappe donna juste assez de temps aux deux proies pour échanger un regard assuré et entendu. Les clans venaient de perdre l’effet de surprise. Pour Faucon Écarlate, les événements prenaient la voie de la pire issue possible. Un bain de sang. Elle ne put le crier à temps au guerrier doré qui bondit sur le meneur du Clan du Vent, motivé d’un courage absurde. Étoile de Pluie, d’un geste fluide, s’écarta de sa trajectoire. Il planta ses griffes profondément dans la fourrure duveteuse du ventre du matou, qui emporté par son propre élan, manqua de s’éventrer contre la kératine aiguisée. Il s’effondra au sol, la neige fondant en une noire et poisseuse névasse*. Le tyran s’apprêtait à faire taire le souffle sporadique et paniqué de sa victime quand un matou au poil roux brillant d’argent perça la défense d’Éclat de Romarin. Étoile de Pluie changea immédiatement de cible. Rapidement il parvint à prendre le dessus face au solide matou du Clan de l’Ombre, qui malheureusement ne savait où donner de la tête, rendu confus par les pas complexes et imprévisibles de son ennemi. Le meneur et son lieutenant se passèrent son corps en parfaite synchronicité, couvrant de profondes taillades le félin qui pourtant refusa de céder du terrain, tout du moins le temps qu’il fallut à une guerrière écaille pour évacuer le mâle doré dont il avait empêché le trépas. La guerrière au panache écarlate se précipita au sol pour se joindre à la mêlée. Chacun tentait tant bien que mal d’attendre les deux chats, mais jusque-là sans succès. Leur surnombre ne servait à rien lorsqu’il était impossible d’assigner le moindre coup à un ennemi qui semblait deviner chacun de leurs mouvements. 

“N’essayez pas de les blesser !!! Épuisez-les !!!” mugit la chef de la rébellion. Elle s’apprêta à bondir dans l’action mais fut interceptée par la charge légère d’un jeune félin qui déchira la peau musculeuse de son dos. Elle chancela, le souffle coupé et l’estomac retourné. Son attaquant n’avait pas seulement percé sa chaire. Ses griffes empointées s’étaient enfoncées jusqu’aux os de sa colonne saillante sous son pelage amaigri par la saison des neiges.

  “TRAÎTRESSE ! COEUR DE CHIENNE ! ON AURAIT DÛ T’ÉGORGER COMME LES AUTRES”

La grande guerrière feula de haine en réponse au caquètement abjecte de Nuage de Ciguë qu’elle dégagea de son dos d’une roulade maîtrisée. 

  “Toi… infecte rat” fit-elle en se retournant vers l’apprenti au poil gonflé qui lui montrait les crocs. Comme si l’animal allait l’impressionner. Misérable. Elle frappa son visage, écorchant sa servile figure qui ressemblait trop à celle de sa mère. Il n’avait pas le droit de porter pareille ressemblance. Le jeune matou couina de douleur avant de se jeter de nouveau sur elle. La pathétique créature imita l’enseignement absurde de son mentor, cherchant à viser sa gorge comme si elle n’était rien d’autre qu’un lapin. Il allait comprendre la stupidité de ses actions. Le gibier, c’était lui. La femelle le repoussa sans efforts, l’envoyant s’écraser plus loin. Elle s’approcha lentement, les canines dévoilées. Le novice ne comprit même pas l’imminence de sa perte. Il l’aurait attaqué si une voix tempétueuse n’avait pas clamé inopinément

  “Ciguë !!! Arrête !!! Toi et les autres apprentis allez chercher de l’aide !!!

Étoile de Pluie bondit entre la traîtresse et son apprenti, les babines dégoulinantes d’écarlate.

   – Je ne partirais pas !” s’exclama le jeune chat. Il avait fermé l’un de ses yeux en raison du sang qui y coagulait. Sa posture n’avait rien de stable, désarçonné qu’il était par la violente bourrade de la grande guerrière. Je ne vous abandonnerai pas face à un clan d’infidèles ! JE PEUX ME BATTRE !

   – TU FAIS CE QUE JE TE DIS” tonna le meneur qui évita de justesse une petite mais robuste guerrière du Clan de l’Ombre. Eclat de Romarin s’élança sur cette dernière, la plaquant au sol pour la mordre au visage. Nuage de Ciguë répliqua quelque chose mais Étoile de Pluie ne l‘écoutait plus. Un grand matou tigré aux oreilles tombantes venait de lui déchirer l’échine d’un coup de dent. Faucon Écarlate tâcha de profiter de cette ouverture inopinée, joignant ses forces à celle de Sursaut de Genêt, l’un des vétérans de son clan.

   “VA-T-EN” hurla le tyran ployant sous le poids des deux chats. La guerrière plongea ses crocs contre la nuque hérissé de celui qu’elle nomma un jour son chef jusqu’à y sentir son pouls contre ses gencives. Au moment où elle crut possible de mettre fin à ce massacre, elle sentit son père l’arracher violemment à sa prise. Elle s’écrasa, cage thoracique la première, contre l’une des nombreuses racines encore visibles du grand arbre. Une douleur fulgurante traversa sa poitrine tandis qu’une gerbe de sang s’échappa de sa bouche. Sa tête tournait. Nuage de Ciguë s’échappait-t-il ou s’approchait-t-il pour la tuer comme Gorge de Faisan ? Elle tenta de se redresser. Le jeune matou slaloma entre les guerriers, hurlant “APPRENTIS DU CLAN DU VENT ! ALLONS CHERCHER DES RENFORTS AU CAMP !”

“Empêchez les de par-” La femelle fut coupée par une nouvelle quinte de toux qui la rapprocha un peu plus des étoiles. “De partir !” se força-t-elle à conclure, vacillante. Le monde autour d’elle semblait dégouliner de haine. Ses sens la trahissait ; sa vision se troublait, son équilibre était précaire, ses oreilles sifflaient et sa truffe tout comme sa bouche ne goûtait que l’infecte puanteur métallique du sang. Elle apperçu Nuage de Ciguë courir aux côtés de Nuage de Perce-Oreilles, tous deux poursuivis par une guerrière du Clan du Tonnerre à l’air méchant, ainsi que Nuage de Pleurotes, aux prises avec Poitrine d’Écureuil et Nuage de Lavande. L’espace d’un instant, la meneuse des rebelles cru que la large femelle rousse avait été gravement blessée au poitrail car sa fourrure, d’ordinaire si épaisse, lui collait à la peau. Elle n’eu pas le temps de poursuivre son inspection plus longtemps. Pelage Sauvage du Clan du Tonnerre, ainsi que Tourbière de Phasme et Cri de Panthère, deux jeunes guerriers de l’Ombre accouraient aux renforts de la guerrière et de l’apprenti guérisseur, mettant en déroute le vicieux novice mordoré. Une question traversa soudain l’esprit de Faucon Écarlate. Ou était Nuage de Marcassin ? La petite femelle ne savait pas se battre !

   Oh Clan des Étoiles ! Faites qu’elle n’ai pas eu la bêtise de s’attaquer à plus fort qu’elle !

La grande femelle s’ébroua, finissant de cracher le sang qui obstruait sa gorge, avant de partir à la recherche de la frêle minette. Elle n’arrivait même plus à voir Étoile de Pluie et Éclat de Romarin tant il y avait de chats massés autour d’eux. Mais aux cris de douleur et de rage, les deux mâles devaient encore tenir leur position. Combien de temps s’était écoulé depuis le début de l’attaque ? Quelques instants ? Ou bien la lune avait-t-elle eu le temps d’entamer sa lente descente vers l’aurore ? 

   “Ciguë ? Pleurote ! Perce-Oreille !! Ne me laissez pas toute seule !!” 

Alertée par le faible pleur de la petite chatte écaille de tortue, Faucon Écarlate parvint enfin à l’apercevoir, plaquée au sol, les yeux brillants de terreur, perdue dans la cohue féline. Qu’est ce qu’elle fabriquait ?! Elle avait l’attitude du chaton devant les yeux lumineux d’un monstre, incapable de bouger. A chaque instant elle manquait de se faire piétiner par les adultes qui ne prenaient pas garde à sa frêle figure. Faucon Écarlate fit son possible pour oublier l’engourdissement dangereux de ses membres et se frayer un chemin vers le minuscule tas de fourrure tremblotant. Avant qu’elle ne pu l’atteindre il y eu soudainement un grand cri de guerre

   “ÇA C’EST POUR VOL DE CRIQUET !” 

Et Nuage de Marcassin disparut dans un mouvement de foule aussi impressionnant qu’il ne fut soudain. Fragrance de Centaurée, une vétérane du Clan du Vent, venait de se jeter sur Étoile de Pluie. La guerrière à bout de force ne put qu’apercevoir brièvement le regard désespéré que le lieutenant et son chef s’échangèrent avant que ce dernier ne soit emporté par la masse de fourrure sombre. Fragrance de Centaurée s’était servie de son propre poids pour faire rouler sur plusieurs mètres le matou bleuté. Par cet acte conduit de folie, elle avait exposé sa vie au tyran qui n’hésita pas une seule seconde à saisir sa gorge entre ses puissantes mâchoires jusqu’à ce que sa tête tombe sur le côté, ballante. Cependant la combattante avait accompli quelque chose d’immensément important. Elle venait de séparer Éclat de Romarin et Étoile de Pluie. Leur défense était tombée. 

   “Ne les laissez pas se rapprocher !” rugit un matou du Clan du Tonnerre au pelage noir de jais. “Patte d’Andrène, Croc de Louve, Frimas Nocturne, au Tonnerre Couchant ! Frêne Valeureux, Serre de Chouette, Sursaut de Genêt, bloquez la Rivière levante ! NUÉE ARDENTE, Fragrance de Centaurée est à terre !” 

Le chef déchu tourna vivement sa tête, ses yeux brillants de la terreur d’une proie interrompue dans son repas. Il fit un bond dans la direction opposée, évitant de justesse la serre aiguisée d’un vétéran argenté du Clan du Tonnerre. 

   “Il va essayer de fuir ! Resserrez les rangs !” hurla de nouveau le mâle sombre. Étoile de Pluie lui lança un regard haineux, échappant d’une roulade à Sursaut de Genêt. Autour de lui toujours plus d’ennemis. 

   “Faucon Écarlate ?! La grande femelle qui jusque là fixait la scène ne s’était pas sentie partir. Sa chute ne fut retenu que par le guerrier au pelage de jais, qui d’un bond l’avait rejoint.

   – Comment tu te sens ?

   – Ca va, merci Poitrail Noir, la douleur, rien de plus.

   – Tu peux continuer ? s’enquit-t-il, fixant le regard troublé de la guerrière.

   – Je pense !
  – On y va ensemble.” Ils échangèrent un hochement de tête entendu avant de s’élancer vers le cercle de félin ceinturant le meneur déchu. Les iris injectées de sang, le souffle court, il continuait d’éviter attaque après attaque mais montrait des signes clairs d’épuisement. Il se rapprochait davantage de la bête enragée de désespoir que du félin suave et manipulateur qu’il prétendait être. Et bien souvent, le désespoir gagne des batailles. Alors même que les deux félins se joignaient au rangs de leurs camarades, le fauve se jeta sur qui il pensait être le maillon faible de ses agresseurs, une petite femelle torbie du clan de l’Ombre, visiblement très jeune. Cette dernière hurla de terreur, cherchant à s’échapper alors que se plantait dans sa nuque les mortelles aiguilles de kératines. 

  “Pitié !!! Pitié je ne suis pas une guerrière !!!” s’époumona la pauvre créature qui gesticulait sous le poid du tyran. Pourtant aucun chat ne se jeta immédiatement à son secour, choqués de la cruauté d’une attaque aussi pernicieuse. Frêne Valeureux, qui était le plus proche, finit par tenter un mouvement vers le mâle gris. Ce dernier saisit brutalement l’échine de la pauvre apprentie, s’en servant de protection contre la frappe du vétéran tigré. Elle lâcha un cri déchirant d’affolement.

   “NUAGE DE TORMENTILLE” hurla en réponse une femelle aux prises avec Éclat de Romarin. “Morsure Vespérale !! Ta fille !!!”

   “N’ATTAQUEZ PAS !” s’écria Poitrail Noir. Faucon Écarlate lui jeta un regard angoissé. Etoile de Pluie reculait lentement, traînant son otage tétanisé dans la poudreuse glaciale. 

   “Il va s’enfuir !!! On DOIT attaquer !

   – Tu veux tuer une apprentie ?!

   – Si on agit assez vite-

   – Tu te fera immédiatement trancher la gorge ! Regardes le ! Il n’attend que ça !” cracha le commandant. La félonne ne put qu’admettre, mais peu importe. 

   – S’il le faut, je mourrais.” clama-t-elle avant de s’avancer vers le tyran, le souffle lourd et lancinant. Une épaisse queue au reflet d’or se posa sur son poitrail pour l’arrêter. Elle leva sa figure vers la silhouette imposante du meneur du Clan du Tonnerre

   “Faucon Écarlate. Ton clan a peut être déjà perdu Fragrance de Centaurée. Ne lui inflige pas une nouvelle perte en sacrifiant ta vie. Attends.”

Étoile de Pluie continuait de reculer. Autour de lui, les guerriers des clans s’organisèrent. D’un côté Frêne Valeureux donnait des indications à mis voix afin de d’encercler de nouveau leur proie. De l’autre Serre de Chouette inquiétait le félin par des tentatives d’attaques prudentes. Progressivement ils gagnaient du terrain. Malheureusement ce n’était pas assez rapide. Entre les crocs poisseux et luisant de la bête, les geignements de Nuage de Tormentille se faisait de plus en plus faible.

Un guerrier en particulier semblait de moins en moins capable de supporter la lente exécution de la jeune féline. Il trépignait sur place, prêt à bondir, malgré les avertissements de la vieille vétérane écaille de tortue. Faiblesse que le serpent repéra. S’il l’utilisait correctement, la cohue produite assurerait sa fuite. Il enfonça sensiblement plus ses dents contre les fragiles artères de la gamine, dans une déchirure qui ne se voulait pas nette et précise, mais sanglante et douloureuse. Cette dernière expira une plainte gargouillante, murmurant faiblement
  “A l’aide…!”

   “MORSURE VESPERALE !” s’époumona Serre de Chouette, incapable de retenir le guerrier bouleversé. Il se jeta sur Étoile de Pluie, griffes rentrées pour ne pas blesser sa fille. Par violents coups de pattes il l’en délogea du tyran. Celui ci se laissa faire, jusqu’à avoir l’angle d’attaque parfait; un accès à la peau plus sensible du ventre, que ses griffes pourraient aisément écorcher sans se soucier d’une couche de fourrure protectrice. Il lâcha brusquement la frêle minette pour lacéré le guerrier qui s’effondra en convulsant l’instant d’après. L’assemblée de félin fut parcourus d’un chant de cris choqué. Étoile de Pluie n’avait pas simplement tué le guerrier de l’Ombre. Il l’avait tout bonnement éviscéré, avec une précision dépassant celle du chasseur. Il offrait à ce monde qui voulait sa mort un spectacle d’horreur digne des pires atrocités de la Forêt Sombre. La panique qu’il attendait en retour, il l’eut. Son action provoqua une vague de chaos. Les félins nauséeux s’éparpillèrent de tous côtés. Déchirant la panique, la hurlée d’une femelle se précipitant vers le guerrier tombé, une anarchie de cavalcades, un scandale de colère. Voilà qui profita au meneur à la fourrure bleutée qui ne demanda pas son reste. Faucon Écarlate le vit filer vers l’arbre-pont après avoir vicieusement slalomé parmi la coalition de traître. Chacun se sautait à la gorge, persuadé d’avoir aperçu le spectre de la mort attenter à leur vie. Dans ces moments de panique, il ne faut avoir peur que de ceux qui ont peur. La massive guerrière eut l’impression de revivre le Long Couché de Soleil. Le monde avait perdu la tête.

Elle cria à qui pouvait l’entendre que le tyran fuyait vers le lac, mais sa clameur se noya dans la débacle féline. Aidée de Poitrail Noir, elle tenta de se frayer un chemin parmis la foule. Soudain elle réalisa. Elle ne le voyait plus. Où était leur cible ?! Elle sentit ses poumons se gonfler de panique, ce malgré les injonctions du commandant du Tonnerre, la suppliant de garder les pieds sur terre. Autour, une masse de chat désemparée. Plus loin Éclat de Romarin semblait avoir également tourné la situation à son avantage, gardant à distance ses opposants dont il n’était de toute façon pas la cible finale. Mais Étoile de Pluie ? Évaporé. 

Si ce n’était pour la force de la désespérance elle se serait jetée à terre pour hurler de colère et de douleur. Ça ne pouvait pas se finir comme ça ! C’était simplement impossible ! Ils ne pouvaient pas avoir commis ces atrocités en vain ! 

   “CLAN DES ÉTOILES !! OÙ ÊTES-VOUS !” glapit-t-elle à la lune.

Sa voix, elle ne l’entendit même pas, car dans ce chaotique tintamarre elle ne semblait pas plus audible qu’une pensée. Mais peut-être que les sens de ses ancêtres dépassaient les siens car, comme une réponse à sa supplique, la voix glaçante d’Étoile de Pluie proféra une injure douloureusement crachée. Elle le repéra alors, à l’extrême limite de la clairière, prêt à bondir dans les maigres buissons hiemales. Enfin, c’est ce qu’elle crut l’espace d’un instant avant de percevoir dans l’obscurité épaisse, les deux grands yeux jaunes d’Orée du Soir. Elle se précipita vers le duo.

   “Ecartes-toi avant que je ne t’égorge ! feula le meneur. Mais la lieutenante ne bougea pas d’un saut de lapin malgré la menace des crocs dégoulinants de vermeil.
  – C’est la fin Étoile de Pluie.”

A la chasse au lièvre, on ne réfléchit pas, Nuage Écarlate. Ils sont plus endurants que toi. Cours sans t’arrêter puis, dès que tu le peux, bondis.

Faucon Écarlate planta ses griffes dans le dos du chef qui vociféra sa douleur.

Quand tu l’auras saisit, maintient-le à tout prix. Ils ont des pattes arrière robustes qui peuvent encore te briser la cage thoracique. 

Étoile de Pluie roula pour déloger la femelle, attrapant son épaule de ses dents. Entre la douleur pulsante et les battements joints de leur coeur, elle crut entendre quelqu’un crier
  “Là-bas !!! ils sont à l’entrée de la Clairière !!!” Suivit d’un “JE VOUS INTERDIT DE LE TOUCHER”.

Surtout, ne laisse rien te perturber. Maintient la prise. 

Les vaisseaux de son épaule éclatèrent en une gerbe pourpre. Supporter la douleur, à tout prix. Elle sentit dans ses moustaches les pas déments d’un chat à forte carrure accourant vers eux. Puis résonna dans ses oreilles un cri de douleur terrible. Elle en connaissait la voix. Eclat de Romarin.

Et à l’instant où il te montre sa gorge… tu frappes ! Enfonces tes canines là… Profondément. Tu trancheras la jugulaire, la trachée… Et la mort sera rapide. Ne rates jamais ton occasion.

La pression sur son épaule se relâcha. Etoile de Pluie d’une voix tremblante de désespoir supplia 

   “NON LAISSEZ LE TRANQUI-

Il n’y a pas d’honneur dans la chasse, crois moi.

Couper la jugulaire. Broyer la trachée. Trancher les artères. Arracher. 

Mais nous devons tuer pour manger.

   “TEMPÊÊÊTE”

Ou bien nous deviendrons nous même les proies.

Le sang s’écoula en cascade dans la gorge asséchée de la guerrière. Elle s’écarta. D’autres félins bondissaient à présent sur le meneur déchu, couvrant son fragile corps du même écarlate dégoulinant le long de sa patte avant droite. 

Aller, viens, Nuage Écarlate. Le clan sera fier de toi.

L’étincelle de vie quittait le regard de celui qui incarna pour les clans le Long Coucher de Soleil. Elle entendit à peine Serre de Chouette commander aux félins de continuer l’attaque jusqu’à temps qu’il perde ses vies restantes. Elle n’écouta pas plus les cris de victoire qui s’élevèrent dans la clairière. Seul l’écho lointain de son père lui parvint. La clameur enragé d’un chat à l’agoni qui venait de tout perdre

   “JE VAIS TE TUER !!!”

Elle leva les yeux vers les étoiles. Si telle était leur volonté… Elle avait accompli sa mission. Elle acceptait son sort. Ses paupières se fermèrent. 

Qu’est ce que cela faisait de mourir ? Avait-on froid ? Avait-on peur ? Avait-on mal ? Pour elle, il était évident qu’elle aurait mal. Car celui qui arracherait sa vie était un être qu’elle aimait. Si seulement les choses avaient été différentes…

Un craquement, et le silence. 

Il n’y a pas de place pour l’honneur dans la chasse. Ces récits héroïques de félins sacrifiant leur vie pour l’accomplissement de leur grande destinée ne sont que des histoires pour chatons. Et la délivrance qu’elle attendait, elle ne la reçut pas. Pas de douleur fulgurante, pas de lumière aveuglante, pas de famille pour l’emmener dans une prairie plus verte. Rien que le noir, l’épuisement et la sensation vague d’un trou à la place du coeur. Et maintenant ? Qu’y a-t-il à faire à présent ? Rien. Plus rien. Il n’y a que les yeux à rouvrir… 

Sur la clairière pesait le lourd silence des fins de bataille. Tandis que l’adrénaline retombait, les corps des félins semblaient de nouveau soumis au rude climat de la saison des neiges qu’ils avaient oublié l’espace d’un instant. Bien que des murmures de victoire traversaient les rangs désorganisés des guerriers épuisés, l’humeur n’était pas à la réjouissance. Sur tous les visage se peignait la douloureuse incertitude. « Et maintenant ? », elle n’était pas la seule à se poser cette question. 

   « Faucon ! Tu vas bien ? Poitrine d’Écureuil la tira de son profond vertige par de vigoureux coups de langue sur la tête. C’est fini maintenant !

   – Eclat de Romarin ? Croissa la guerrière, appréhensive. S’il ne l’avait pas tué, il devait lui même être…

   – Je suis désolée… murmura la rouquine. Faucon Écarlate scruta les visages, à la recherche de celui si familier de son père. Il était étendu sur la neige, son pelage maculé de pourpre, une entaille profonde sur le front. Au dessus de lui, Étoile du Jour, le souffle court et la gueule suintante cherchait à le ranimer ou bien confirmer son trépas, elle ne savait trop. 

   – Il a choisit son destin.”

Elle le pleurerait plus tard. À présent il lui fallait vérifier qu’Étoile de Pluie ne se relèverait pas. Elle joua des épaules pour s’approcher du corps lacéré de son ancien chef, qu’elle ne voulut pas regarder trop longtemps tant il était méconnaissable. Les guerriers autour d’elle semblaient perplexes. Le meneur ne s’était pas rétabli, ni même avait convulsé depuis sa première blessure. Nuée Ardente, la guérisseuse du Clan du Tonnerre, prenait son poul du bout des coussinets. Elle osa même se rapproche tout près de sa gueule mortelle, ce qui leva dans l’assemblée des exclamations inquiètes auxquelles la vieille femelle grise coupa court d’un roulement d’yeux ennuyé. Après une minutieuse inspection elle se redressa, son regard reflétant les expressions inquiètes des félins alentours.

   “Il ne se relèvera pas. Les étoiles l’ont abandonné.” 

La confirmation de cet espoir que chacun avait, fut vécu par les guerriers de tous les clans comme une délivrance. Enfin on entendit les souffles reprendre, les chats crier victoire, on vit les amis se retrouver et se presser les uns contre les autre. Nuée Ardente, imitée par Tête de Hibou, Nuage de Lavande et Menthe Poivré, les guérisseurs du Clan du Vent et de la Rivière, s’approcha des blessés les plus grave. Fragrance de Centaurée gisait encore inerte là où elle s’était effondrée, mais son ventre se soulevait encore. Une impressionnante quantité de toile d’araignée couvrait sa blessure. À ses côtés avaient été installé le mâle doré du Clan du Tonnerre ainsi que celui du Clan de l’Ombre qui l’avait sauvé. Il y avait également Nuage de Tormentille, recroquevillée et terrifiée, pressée contre une petite mais robuste chatte blanche et noir de sa tribu. Non loin Étoile Crépusculaire discutait avec sa lieutenante. Il avait perdu une vie et semblait encore très faible. Sursaut de Genêt, Justice Rayonnante du Clan du Tonnerre ainsi que Poitrine d’Écureuil faisaient parti des blessés légers. Une grande entaille, quelques coupures, mais rien de dangereux.

Son regard fut attiré par la fourrure d’or d’Étoile du Jour qui trainait le corps de son père vers le centre de la clairière. C’est alors qu’elle les vit, les cadavres des nobles guerriers tombés pour sa cause. Gisait là le corps de Morsure Vespérale, aux côtés duquel une guerrière aux longs crocs veillait, ainsi que celui minuscule de Nuage de Marcassin.

Oh non !

Elle se précipita vers le petit corps gelé. Elle ne saignait pas. Son cou partait dans un angle dérangeant qui fit tourner la tête de la pourtant stoïque guerrière. 

   “Qu’est ce qui lui est arrivé ? Eclat de romarin l’a… Sa gorge se noua. 

   – Non, elle s’est faite écrasée par la foule… Ton père n’aurait jamais tué une apprentie… La large queue touffue de Poitrine d’Écureuil se posa sur son épaule. 

   – C’est de ma faute. Tout est de ma faute. 

   – Faucon, si c’est bien la faute de quelqu’un ici, c’est la mienne. Elle était mon apprentie. J’aurais dû veiller sur elle…

   – Mais je l’avais vu ! J’ai essayé de la sauver ! Mais… Mais je n’ai plus penser à elle, je suis horrible ! trembla la pauvre guerrière écarlate. Son amie vint se placer devant elle. 

   – Regarde moi. C’est pas le moment pour toi de craquer. Respire. C’était mon devoir, pas le tiens. 

Les deux amies partagèrent un silence endeuillé, la tête posée l’une contre l’autre. 

   – Mais maintenant… Quel est mon devoir..? murmura la grande femelle. 

   – Maintenant… Je pense que tout le monde attend un mot de ta part…

En effet pesait sur elle de nombreux regards emplis d’appréhension, particulièrement de la part de son clan dont elle venait de priver de chef et de lieutenant. 

  – Tu vas y arriver, tu sais trouver les bons mots ! l’encouragea gentiment son amie. 

  – De nous deux c’est toi qui a la meilleure verve ! plaisanta en retour Faucon Ecarlate. Je ne sais pas si je vais y arriver… Je ne sens plus mes pattes et…

   – Ne doute pas de toi, on t’as suivi jusque là, non ? Si tu n’a pas confiance en ton jugement, fais confiance au nôtre. Tu nous fais confiance pas vrai ?

   – Avec ma vie.

   – Alors crois-moi quand je te dis que tu peux le faire.”

La guerrière sentit son ventre se réchauffer de gratitude. Elle hocha la tête puis s’élança vers l’Arbre des Chefs pour la deuxième fois de la soirée. Son corps la faisait bien plus souffrir mais son coeur, tout comme son esprit lui semblèrent bien plus légers. 

   “Amis, guerriers. Ce soir j’aimerai remercier chacun d’entre vous pour ce que vous avez accompli. Car ce n’était pas chose facile ! Ce que nous avons fait va à l’encontre de tant de nos principes ! À l’encontre de notre code, de notre humanité, de la vie même ! Cependant… Les générations à venir vous remercieront. Pas seulement le Clan du Vent, mais aussi toutes les reines, tous les chatons, tous les anciens du lac. Ce soir, nous avons sauvé notre monde d’une maladie qui prenait racine sur mes terres depuis trop longtemps. Elle menaçait de s’étendre par delà la forêt, les marais et la rivière. Ce soir, nous avons tué un chat, oui, mais nous avons surtout soigné de sa gangrène notre future. Je suis honorée de m’être battue à vos côtés comme nous nous battions ensemble pour survivre durant le Long Coucher de Soleil. Et j’ai la fierté de vous annoncer que ce même Long Coucher de Soleil est derrière nous.” Un recueillement solennel suivait chacun de ses mots. On écoutait la guerrière avec attention, sans prononcer une parole. Elle continua.

   “La nature lentement se soigne. Elle reprend les belles couleurs que nous lui connaissions. Les clans s’agrandissent. Les oiseaux chantent. Et même si ce soir la saison des neige est dure, nous savons qu’elle fera place aux feuilles nouvelles bientôt. Le spectre de la misère est mort. Car celui qui transportait en lui tout ce qu’était le Long Coucher de Soleil, sa cruauté, son injustice, ses pertes et ses chagrins, nous l’avons tuer ! Aujourd’hui une nouvelle ère de paix s’ouvre ! Une ère durant laquelle nous n’aurons plus à joindre nos force ! Nous prospérerons ! Notre culture, notre société, nous allons construire cet avenir ! Car voilà l’aube qui arrive, et avec elle la promesse d’un lendemain ! Nous entrons dans l’ère du Nouveau Lever de Soleil.”

Un tollé d’acclamation brisa le calme apparent. Galvanisés, les chats des clans hurlaient leur soutien ou remerciaient le Clan des Étoiles. Des chats du Clan du Tonnerre proposèrent de fêter le début de cette nouvelle paix. Quelques chats du Clan de la Rivière envisagèrent d’aller chasser pour les autres guerriers. Faucon Ecarlate en eu le coeur gonflé. Elle aussi aurait aimé les rejoindre et -à défaut de fêter une victoire qu’elle répugne- se blottir contre ses proches, veiller son père. Mais il restait une importante question à régler, qu’Orée du Soir souleva.

   “Qui deviendra le nouveau chef du Clan du Vent ?

   – Oh c’est vrai ça ! Le Clan du Vent n’a plus de chef ! Clan de la Rivière, À L’ATTAQUE ! VOLONS LEURs TERRES TEMPS QU’ILS SONT FAIBLES !

Lentement une multitude de regards consternés convergèrent vers Étoile de Roc qui venait de se redresser d’un bond. Personne ne bougea, pas même ses propres camarades. Le vieux matou se rassit dans la neige en bougonnant
  – Oh ça va eh, si on peut plus rigoler.”

Un long silence marqua l’étrange déclaration de guerre. Faucon Ecarlate reprit.

   “C’est… En effet une très bonne ques- 

   – Faucon Écarlate serait une chef idéale ! s’écria Sursaut de Genêt sans attendre la fin de sa phrase.

La guerrière hoqueta de surprise. 

   – Non ! C’est hors de question ! je suis à l’origine de ce renversement ! Je ne peux pas être chef ! 

   – Et pourquoi ? 

   – Ce serait mal ! Je ne veux pas monter au pouvoir comme Étoile de Pluie. Nous organiserons un vote. Bon nombre de nos guerriers méritent davantage cette place. 

L’assemblée fut parcourut de murmures. 

   – Étoile de Feu à dut défaire Étoile du Tigre avant de devenir chef, s’enquit le guerrier doré blessé du Clan du Tonnerre.

   – Mais il ne l’a pas tué ! cracha à moitié la guerrière. 

   – Tu peux le voir ainsi, ou alors de la façon suivante, reprit le vétéran du Clan du Vent, Tu as été la seule à oser te dresser contre Étoile de Pluie. Nous autres étions terrifiés, soumis, et je dois dire, pire que tout, nous avions abandonné. Tu nous à ouvert les yeux. Tu a été la seule à te battre pour nous… Nous ferons un vote oui, mais je pense que la plupart seront de mon avis. 

Poitrine d’Écureuil bondit sur l’une des racines du vieil arbre. 

   – Faucon Écarlate assurera une excellente succession au pouvoir d’Étoile de Pluie ! Elle est investie, travailleuse et rigoureuse ! Elle nous a poussés à nous battre pour nos droits, notre liberté et notre bonheur ! Mais elle n’a pas fait que cela ! De tout temps elle a été une guerrière redoutable sur qui le Clan pouvait compter, une amie, une chasseresse, et… Une merveilleuse mentor.

La rouquine croisa le regard ému de son aînée. Elle agita une oreille avant de continuer. 

   – On ne lui a pas assez dit merci. Cette place de chef, Faucon, tu la mérites. Tu la mérites car tu n’es pas Étoile de Pluie. Tu n’es pas un monstre. Tu es sage, tu es forte et tu es stable. Trois qualités dont nous aurons grandement besoin les saisons à venir afin de reconstruire notre foyer. Car des temps troublés se profilent pour le Clan du Vent. Nous avons besoin d’une meneuse qui pourra nous guider jusqu’à la saison de la Lande Argentée, malgré les divisions internes, et malgré…. les menaces externes diront nous. Elle jeta un coup d’oeil mauvais à Étoile de Roc. Et tu as notre soutien. Tu nous fait confiance, n’est ce pas ?”

Une lente acclamation commençait à doucement s’élever des rangs des guerriers de tous les clans.

   “Étoile Écarlate ! Étoile Écarlate ! Étoile Écarlate !” La guerrière tenta de protester quand Frimas Nocturne, un grand mâle du Clan de l’Ombre pointa la lune.

   “Le Clan des Étoiles doit approuver ! Regardez ! Pas une nuée ne cache le ciel étoilé !

   – C’est un signe ! 

   – Elle est bénie par nos ancêtres !

   – Étoile Écarlate !!! Étoile Écarlate !!!”

La féline se sentit prise de vertige face à ces acclamations élogieuses. Elle voyait Sursaut de Genêt et Poitrine d’Écureuil clamer son nom, ainsi qu’Étoile du Jour, et Étoile Crépusculaire, Écho Lumineux, Nuage de Lavande, Justice Rayonnante, Poitrail Noir, Nuée Ardente, Lumière… Et même Fragrance de Centaurée qui malgré sa grande faiblesse leva la tête pour murmurer fébrilement son approbation. Tant de visages qu’elle connaissait bien, des camarades, des amis, des connaissances. Sa tête lui semblait vide, légère et étourdie. Une déferlante d’émotions forte traversa son corps fatigué. Elle ne pu les reconnaître tant elles étaient mélangées. Elle avait peur, elle était heureuse et tout à la fois triste, confiante à en devenir arrogante, extrêmement incertaine, elle se sentait mérité ce rôle tout comme elle le répugnait en même temps. Elle leva les yeux vers la toison bleutée piquetée d’étoiles scintillantes. 

Est-ce là mon destin ?

Il lui sembla qu’elles brillaient un peu plus fort. Si elle ne s’était pas faite tuer… C’est qu’il lui restait quelque chose à accomplir sur cette terre, n’est ce pas ? Peut-être… Peut-être qu’en effet elle devait devenir chef et guider son clan loin de la misère.

Un mal aussi profond qu’Étoile de Pluie ne se dissipe pas à la mort du chat. Son esprit est encore au sein de mon clan. Ma mission ne s’accomplira que lorsqu’il n’y aura plus trace de sa cruauté dans nos cœurs. Songea-t-elle amèrement. Sa question lui revint. “Et maintenant” ? Il lui fallait embrasser ce nouveau destin. 

  “Je vous remercie de la confiance que vous placez en moi. Bien entendu si telle est la décision du Clan et de nos ancêtres, j’accepterai ma mission avec grâce. Je donnerai ma vie pour ma tribu, puis-je en avoir une seule ou neuf. Mais je tiens à avoir l’opinion de l’entièreté de nos camarades. Je ne puis décider pour eux quelque chose d’aussi important. Et si vous me faites l’honneur de me choisir comme votre guide, j’irais dès ce soir à la Source de Lune chercher l’approbation de nos ancêtres.”

Sitôt son discours terminé, la clameur reprit de plus belle. Faucon Écarlate eu la désagréable impression de ne pas avoir vraiment été écoutée. Bien vite cependant elle se laissa grisée par les louanges jusqu’à en oublier ses doutes. Seul à ne pas se joindre au bain de foule fut Étoile de Roc qui bougonna dans ses moustaches que lui préférait Étoile de Pluie en temps que chef. Faucon Écarlate reprit, enorgueillit*. 

   “Je vous remercie pour tout, et je promet aux autres clans qui nous ont tant aidé, si je deviens chef, de ne pas me mêler de leur affaires comme le menaçait sans cesse Étoile de Pluie. Je vous promet la tranquillité, le respect des frontières établies, un Clan du Vent dont vous n’aurez plus à craindre les actes imprévisibles. J’aimerai cependant vous demander une dernière faveur. M’autoriser à prendre ma première, et peut être seule, décision en temps que chef de ma tribu.”

Ses camarades, tout comme les autres chefs -à l’exception évidente d’Étoile de Roc- l’invitèrent à continuer. 

  “Peut être considérez vous Étoile de Pluie comme un héros, en certains aspects. Mais regardons nous. Est-ce là l’acte d’un héros ? Tout ce sang ? Ces blessures ? Ces morts ? Par sa faute une fille a perdu un père, une apprenti ne deviendra jamais guerrière, une amie est arrachée à ceux qui l’aimait… Il nous laisse un Clan du Vent affaibli car il a emporté dans sa chute un lieutenant exemplaire, bienveillant et sage dont le défaut fatal fut d’être trop loyal à la mauvaise personne. Il nous a aidé, oui, seulement durant une période qui l’a fait chef. Ses actions n’était pas généreuses. Il voulait régner, sur les clans, sur nos cœurs, sur la terre. Et il continuera de chercher à régner par delà la mort. C’est pour cela que moi, Faucon Écarlate, chef, pour ce soir, du Clan du Vent ordonne l’application de la 17e règle du Code du Guerrier envers la personne d’Étoile de Pluie. “Tout chat condamné des clans à la Place sans Étoiles devra être oublié, car du point de vue des vivants, il n’aura jamais existé. Camarades, acceptez vous ?” 

Des rugissements de guerre s’échappèrent puissamment de la gorge des félins. Même Étoile du Jour, qui pourtant émettait des doutes en début de soirée, joignit son cri d’assentiment à la foule délirante. 

   “Alors à partir de cette nuit crucial celui qu’on ne doit pas nommer n’est jamais né ! Que son âme disparaisse car nous n’en voulons pas ! Que son corps soit jeté au lac pour que jamais il ne repose dans cette terre qui est la nôtre ! Et puisse le soleil demain se lever sur un monde meilleur !” Cria la meneuse à la patte écarlate. Encouragée par le grondement explosif d’ovations exaltée elle sauta de l’arbre pour se joindre à la masse tirant le corps du chef déchu vers l’eau glacée d’un lac si noir qu’il semblait ne pas avoir de fond. Elle oublia la douleur cuisante à sa poitrine pour l’ivresse de la violence, se libérant de saisons entières de traumatismes, de souffrances et de désespoir.

. 

Une pâle nuance bleuâtre naissait au-delà de la lande. Son reflet tintait les paisibles eaux du lac d’un soupçon de clarté, faisant luire les quelques flocons de givre emportés par les petites vaguelettes léchant les pattes endolories d’une grande chatte au regard songeur. Jamais la nature ne lui avait paru si belle. Elle serait bien restée une éternité ici, à contempler son foyer depuis les berges quiètes* d’une toute petit île aux arbres dénudés. Mais il y avait à faire. Veiller et enterrer un père, rencontrer ses ancêtres, continuer de protéger son clan. Etrangement le monde autour d’elle semblait avoir changer. Pourtant il était le même qu’hier et le même que demain. Mais elle était différente. Elle songea à ce qu’elle venait de faire, à ce chef dont elle avait trahi la confiance. Elle rêva d’une issue différente, s’interrogeant sur le pourquoi de tant de souffrance. Enfin elle pensa aux mots la guérisseuse du Clan du Tonnerre. 

   “Les Étoiles l’ont abandonné”

   “Je crois que les étoiles l’avaient abandonné depuis bien longtemps…” murmura-t-elle pour elle-même. 

L’un de ses camarades au loin appela son nom. Elle jeta un dernier coup d’oeil à la sereine étendue d’eau avant de rejoindre les siens. 

Cependant quelque chose attira son regard. Déconcertée elle s’arrêta près d’un buisson de houx aux feuilles épaisses. Elle aurait jurée y avoir aperçu deux éclats verts…