Chapitre 1
Duvet de Foudre
Rayure
Duvet de Foudre prit une longue inspiration. Ses poumons s’emplirent de l’air frais matinal. Comme une rivière serpentant entre les montagnes, il s’écoula au travers de son corps, vivifia ses muscles, éveilla ses pensées engourdies. Le monde autour de lui se révéla par une affluence de bruits sourds; des mouvements, des craquements, des bruissements d’humus. Le bourdonnement vif d’un insecte qui volait près de son oreille. Les chuchotements de la pouponnière aux vieilles branches enchevêtrées. Le souffle lourd des reines endormies, blotties dans leur nid de mousse sèche. Au-delà, des miaulements nonchalants, des chamailles discrètes, des ronronnements amusés, la rumeur lointaine des guerriers. Le tunnel de ronce bruit; une patrouille devait être en train de s’en aller. Les grillons, et autre menu chanteur aux pattes articulées, se turent sur leur passage. Leur absence laissa un vide dans la rengaine familière de la forêt. La forêt… Cela n’avait jamais été rien de plus que la cime lointaine des arbres et des curiosités bruyantes. Comme les oiseaux qui se faisaient la conversation, piaillant on ne sait trop quoi en ce début de journée estivale.
TheAmazingPlush
Parmi ces échanges fugaces, le chant d’un coucou attira son attention. Le jeune chat agita ses oreilles. Son cri était si clair et si fort qu’il résonnait dans son crâne tout comme si l’animal fut à quelques longueurs de queue de souris… Peut-être était-il juste là dans la pouponnière…? Ses pattes malaxèrent la mousse crépitante, prêtes à plonger dans le plumage du volatile. Encore trop endormi pour bien distinguer son rêve de la réalité, il ouvrit les yeux, cherchant à juger de la distance entre lui et sa proie. Ses paupières se décollèrent lentement. Ses pupilles encore dilatées attrapèrent toute la lumière éblouissante du soleil qui se faufilait entre les branches. La pauvre bête fronça le regard, papillonnant un peu. Pas de coucou… Il eut un soupir de déception alors qu’il se remettait en boule, contrarié.
Tandis qu’il sombrait à nouveau dans ses rêves, une tête lourde et épaisse tomba sur son dos. Il sursauta et poussa un trille indigné. Pour toute réponse, le grand fauve à ses côtés le fit vrombir de son ronronnement, couvrant le reste du monde alentour. Du plus loin qu’il se souvenait, ce son rassurant avait bercé ses nuits, mais cette fois ci, sa mère avait plutôt tendance à l‘empêcher de dormir.
Il joua des épaules en bougonnant, à la recherche d’une position plus confortable. Il finit par poser à nouveau son museau entre ses pattes, satisfait et cette fois-ci bien décidé à se rendormir.
Little Cuillère
Au moment même où son esprit dérivait à nouveau, il fut brutalement bousculé. Une longue langue baveuse rebroussa vigoureusement le poil de sa tête. Ses oreilles se plaquèrent d’irritation. Maintenant, aucune chance qu’il ne se rendorme. Ennuyé au plus haut point, il se débattit pour s’extirper du soin déplaisant.
— Je peux le faire tout seul ! s’agaça le jeune chat tandis qu’il se levait d’un bon, défiant du regard Plume de Rouge-Gorge.
Wolyx
La guerrière cligna lentement pour toute réponse. Sur ses larges épaules ruisselaient ses long poils rougeâtres, éteins et sales. Les cascades de sa fourrure s’emmêlaient dans les éparses écueils de gratterons récalcitrants que l’imposante femelle négligeait depuis plusieurs jours. Une odeur désagréable de terre sèche résultait de cette absence de toilette convenable. Néanmoins, elle constituait une composante importante du parfum maternelle, auquel Duvet de Foudre était familier. La reine fit un mouvement pour s’asseoir en face de son fils; sa silhouette poussiéreuse se découpait péniblement dans les ombres de la pouponnière. Bien qu’ayant la carrure d’une puissante vétérane accomplie, la chatte peinait à lever sa tête courbée, affichant une figure terne, découragée.
Clairevue Plume
Les oreilles de Duvet de Foudre tombèrent contre sa nuque, alors qu’il détaillait l’expression blessée de la reine. Il s’empressa de revenir auprès d’elle pour blottir son museau contre son cou. C’était un mouvement rituel, presque instinctif, qu’ils exécutaient chaque matin, lors de leur toilette commune. Il sentit la mâchoire solide de sa mère se frotter contre son crâne, alors qu’elle poussait un faible ronronnement affectueux.
— T’as vu ? J’ai encore grandis cette nuit… Je serai bientôt plus grand que toi ! ajouta Duvet de Foudre avec l’assurance d’avoir énoncé un argument implacable.
— Oui, c’est bien.. répondit la guerrière gentiment, comme si le chaton était responsable de sa croissance.
— Si ça continue, c’est moi qui vais te réveiller pour faire ta toilette !
Little Cuillère
Fier de lui, Duvet de Foudre commença à passer consciencieusement ses pattes derrière ses oreilles. Il mettait du cœur à l’ouvrage, soucieux de montrer à sa mère qu’il saurait s’occuper de lui quand le moment viendra de quitter le nid. De son côté, Plume de Rouge-Gorge passait mollement sa langue sur son poitrail, les yeux clos, son esprit ailleurs.
— Oh, il faut que je te raconte ! scanda soudainement le chaton, interrompant son ménage.
— Qui y a-t-il ? sursauta la mère, brusquée par la fulgurante énergie dont faisait preuve son fils.
— J’ai rêvé cette nuit !! C’était trop bien !
Ça lui avait presque échappé ! Pourtant, le souvenir encore frais de ce songe si particulier lui avait semblé inoubliable. Trépignant, il fixait Plume de Rouge-Gorge avec insistance, la suppliant du regard de lui demander de tout lui raconter. Ce qu’elle fit, bien évidemment. C’est alors que débuta l’exaltant récit.
Noctarex
— J’étais dans le camp, mais tout était vide. Personne dans la tanière des anciens, ni dans celle des guerriers, ni dans la pouponnière. C’était trop bizarre ! Et puis j’ai vu un chat rentrer dans le tunnel de ronce avec une proie. Je me suis tout de suite gonflé pour l’effrayer parce que je ne l’avais jamais vu. J’ai cru que c’était un intrus. Il était presque aussi grand que toi, et puis tout brun, avec un museau tout fin ! Mais j’avais pas peur, j’aurais défendu le clan au péril de ma vie ! Heureusement c’était pas un intru ! À vrai dire il était tout aussi surpris de me voir que moi. Il m’a dit qu’il s’appelait Poursuite de Musaraigne et qu’il faisait partie du Clan du Tonnerre lui aussi ! Alors on a mangé sa souris ensemble, et on a discuté. Je lui ai dit que j’allais devenir apprenti dans une lune, donc j’ai pu lui poser plein de questions ! Duvet de Foudre marqua une pause, sans doute pour se souvenir de chaque détail, peut-être aussi pour reprendre un peu de son souffle.
Noctarex
— Il m’a parlé des entraînements à la chasse, au combat, des patrouilles, de la découverte du territoire, des assemblées…. ! Mais il m’a aussi dit qu’il fallait quand même faire des tâches un peu pénibles… Le matou semblait se perdre dans ses pensées, Plume de Rouge-Gorge le relança :
— Comme quoi..?
— Comme aider les constructeurs ! s’enthousiasma à nouveau le chaton. Il m’a parlé de la fois où lui et son frère Patte d’Araignée ont eu à réparer la tanière des apprentis ! Ils ont été obligés d’aller chercher des branches toute la matinée ! Il me disait qu’il avait trouvé ça pénible au début, mais qu’ils avaient pu se promener sur tout le territoire avec Poil de Châtaigne, alors que ce n’était même pas leur mentor ! Et tu sais pourquoi ils avaient besoin de toutes ces branches ? Parce qu’ils ont vécu dans la forêt, pas autour du lac ! Et dans la forêt, la tanière des apprentis n’était pas dans la roche ! Elle avait besoin d’être réparée avec des branches, comme la pouponnière… Tu imagines si on devait faire ça nous ? On passerait la matinée à ramener genre… des cailloux !
Ce détail anodin qui devait déjà être connu d’une vétérane telle que Plume de Rouge-Gorge, retenait toute l’attention du jeune chat. Bien plus que de rencontrer un guerrier des étoiles apparemment. Sans doute que l’idée de réparer sa propre tanière sans l’aide de guerrier était très impressionnante pour un futur apprenti.
Séquoia
Quoi qu’il en soit, il continua son récit onirique, l’entrecoupant d’interminables digressions. Il commença même à mimer les échanges de questions et de réponses entre lui et l’ancien guerrier, pour être certain que sa mère comprenne correctement leur discussion. Polie, cette dernière ne l’interrompit pas, se léchant l’échine, distraite. Mais le chaton se sentait de plus en plus frustré du manque d’enthousiasme de la reine. Il avait constamment la sensation qu’elle l’écoutait sans l’entendre, qu’elle le regardait sans le voir. Cela avait toujours été ainsi, et une part de lui s’y était habitué. Sauf que cette fois-ci il voulait lui raconter son incroyable rêve, quitte à attirer son attention de la plus grotesque des façons
— Et c’est à ce moment-là qu’Étoile de Feu est apparu pour me dire que les souris allaient s’allier aux blaireaux pour gouverner les clans et changer tout le monde en proies. Avec un peu de chance tu seras un lapin avec des oreilles assez grandes pour pouvoir m’entendre.
La reine, qui en réalité l’écoutait toujours passivement, ne put retenir son ronronnement amusé. D’une patte, elle le rapprocha pour le blottir contre le duvet de son cou.
— Quelle autorité ! Toi je suis certaine que tu te serais transformé en lion, mon étoile !
Duvet de Foudre passa sa tête contre celle de sa mère, son propre vrombissement enthousiaste couvrant par son volume celui de la chatte rousse. La réplique lui rappela soudainement une partie de son rêve qu’il n’avait pas encore raconté.
Loa
— Tu sais, Poursuite de Musaraigne il m’a dit qu’il était du Clan des Etoiles !
— J’ai deviné… l’encouragea gentiment la femelle, habituée aux rêves étranges de son petit.
— Eh bien je lui ai demandé si on continuait de grandir là-bas ! Parce que, tu sais… Pour Duvet de Givre…
Depuis qu’Eclat Nivéen lui avait raconté l’horrible mort d’un chaton sourd emporté par un faucon, cette question le terrifiait. Il avait bien interrogé Patte Raide à ce sujet, mais elle n’avait pas plus de réponses que lui. Depuis, il oscillait entre doute et angoisse quant à l’absence de réponse claire. Cette rencontre lui a paru une belle occasion pour résoudre ce mystère !
— Il m’a dit qu’on devenait ce qu’on voulait ! On pouvait choisir de rester petit ou de grandir ! Il a raconté qu’un monstre l’avait percuté quand il était apprenti, mais arrivé au Clan des Etoiles, il n’avait plus ses blessures et il a pu devenir un guerrier aussi grand que son père ! Il a eu une cérémonie, un nouveau nom, tout ça ! C’est même la sage Etoile Bleue qui l’a baptisé !
A la mention de la “sage” Etoile Bleue, Plume de Rouge-Gorge eut un de ses rares mouvements de moustaches amusés qui témoignaient de son esprit vif et sarcastique d’antan. Pas que Duvet de Foudre ne le remarqua, trop occupé qu’il était à s’inspecter minutieusement. Il réfléchissait à tous les changements qu’il allait opérer sur sa silhouette dès qu’il aurait rejoint les étoiles. Son museau se fronça à la vue de la teinte crème qu’arborait sa fourrure, ne virant au roux vif qu’au bout de ses pattes, sa queue et sa figure.
— Tu crois que je pourrais être complètement roux ?! Comme toi ? Il hésita un moment. Sa couleur n’était pas si importante que ça finalement. Le chaton n’écouta que d’une oreille la réponse attendrie de la reine. Il reprit sans attendre.
— J’aurais de grosses pattes, les mêmes qu’Étoile du Jour !! déclara-t-il, sautillant sur les brindilles qui supportaient son corps comme pour en tester la solidité. Mais je continuerais d’être le plus rapide !
Voilà un talent que le jeune chat souhaitait conserver par delà la mort ! Être le plus vif de la pouponnière procurait en lui une fierté immense. Quand bien même il n’avait que peu de concurrence. Le jeune chat se projetait déjà comme un grand guerrier à la rapidité fulgurante ! Pour l’heure, il continuait de tourner sur lui-même dans l’espoir de se voir en entier sans faire usage de reflet. Il nota qu’en tête de toutes les caractéristiques de son apparence qu’il avait hâte de changer se trouvait sa queue. Fine, ébouriffée et d’un beau roux ardent… mais impossible à bouger ! Le pauvre félin avait été doté d’un panache écarlate cassé en deux endroits, très douloureux à manoeuvrer. A quoi cela servait-il d’avoir une queue s’il ne pouvait rien en faire ?
— Et puis surtout j’aurais une queue normale, fit-il, insistant sur son dernier mot comme pour insulter son imperfection biscornue. Ce devait être là tout ce que Duvet de Foudre souhaitait changer car il se redressa, la tête haute, irradiant de fierté à l’idée de sa nouvelle apparence. Il se visualisait déjà comme un guerrier lumineux aussi glorieux que le serait Etoile du Tonnerre. A le voir, il paraissait presque impatient que le jour de sa mort arrive !
— Allons… Tu es parfait tel que tu es, mon étoile. Puis… Tu as déjà bien trop changé… répondit la guerrière sur un ton bienveillant, fermant les yeux.
Duvet de Foudre semblait peu convaincu. Peut-être sa mère disait simplement cela pour être gentille ? Et puis qu’est ce qu’elle entendait par “bien trop changé” ? Il ne comptait pas rester un chaton toute sa vie quand même ! Que ça lui plaise ou non ! Il allait sans dire qu’il se sentait un peu contrarié qu’elle ne l’accompagne pas dans ses fantasmes de guerrier des étoiles.
Symphoney
— Mais… commença le chaton, douteux, tu crois que je pourrais devenir un héros sans y ressembler ?
— Bien sûr… Penses-tu que Poil de Hérisson ressemble à un héros ? ronronna-t-elle, laissant son fils se figurer l’ancien aussi beau et fort que les grandes figures de ses légendes préférées. Peu importe ce à quoi tu ressembles, tant que tu travailles dur…
Cela fit tinter les oreilles du chaton qui bondit sur ses pattes.
— Je veux commencer à m’entraîner maintenant !! ordonna-t-il en s’accroupissant par terre, prêt à bondir. Entraînes-moi !
Mais Plume de Rouge-Gorge lui lança un regard fatigué. Elle laissa sa tête choir lourdement entre ses pattes, soulevant de leur nid un petit nuage de poussière.
— J’ai besoin de me reposer Duvet de Foudre… Va jouer avec tes amis.
L’expression de défi du chaton crème se décomposa lentement. Il se remit debout, regardant impuissant sa mère fermer les yeux, déçu à nouveau.
Tu viens tout juste de te réveiller pourtant… pensa-t-il, amer.
LordM
N’insistant pas davantage, il s’éloigna de Plume de Rouge-Gorge pour s’aventurer au centre de la pouponnière, observant autour de lui. Pelage Pâle, l’unique autre reine, dormait encore, enserrant entre ses pattes un chaton presque aussi gros qu’elle. Duvet de Foudre se mit à creuser la terre sèche avec ses griffes: Duvet Tigré n’était pas là. Le nid dans lequel elle dormait habituellement, non loin de la chatte écaille, semblait vide depuis longtemps. Il se demanda un instant où elle avait bien pu aller, triste de ne pas la voir aux côtés de son frère, Duvet de Muscardin.
Sans autre partenaire de jeu et résigné, Duvet de Foudre attrapa une boule de mousse avant de trottiner vers le chaton brun tigré. Ce dernier passait sa langue dégoulinante de salive sur son dos, émergeant à peine d’un long sommeil réparateur. Duvet de Foudre marqua une hésitation avant d’envoyer son jouet d’un coup de patte appréhensif vers son aîné. Les moustaches du chaton brun eurent un soubresaut, tandis qu’il glissait un regard méprisant vers la pelote de mousse. La langue encore collée sur son échine, il releva des yeux peu impressionnés vers le jeune mâle à la queue brisée.
Clairvue Plume
— Bonjour Duvet de Muscardin! le salua le matou bien élevé, se dandinant d’une patte à l’autre pour cacher son malaise. On peut jouer ensemble ?
Les babines du félin marbré se retroussèrent d’un dédain non-dissimulé. Il ne chercha pas à cacher son expression supérieure tandis qu’il prenait tout le temps dont il eut besoin pour s’asseoir, sans lui donner la moindre réponse. Il s’arrêta même pour se gratter une oreille en chemin, laissant Duvet de Foudre dans son silence gêné. Ce dernier commençait à perdre patience. Il retournait nerveusement la terre volatile de ses pattes.
— A un jeu pour chatons ? J’ai passé l’âge de courir après une balle en mousse.
— Tu parles comme un ancien, répliqua Duvet de Foudre piqué au vif.
— Je parle comme un apprenti ! rectifia Duvet de Muscardin en se redressant fièrement.
— Tu n’en es pas encore un.
— Au cas où tu l’aurais oublié, mon petit Duvet de Foudre, mon baptême est aujourd’hui, alors c’est tout comme si j’en était un.
La fourrure du chaton crème se gonfla d’irritation. Le sang lui monta aux joues lorsque son aîné le traita de “petit”. Maintenant qu’il avait six lunes, Duvet de Muscardin se prenait pour le chef du clan. Voire le chef de tous les clans. Pourtant il n’y avait rien d’impressionnant à devenir apprenti, tout le monde passait par là un jour ou l’autre -à moins de mourir avant bien entendu- !
— Je n’ai qu’une lune de moins que toi ! Et je suis pas petit ! D’abord c’est moi qui deviendrait le plus grand guerrier de tout le Clan du Tonnerre ! En tout cas bien plus que toi !
Duvet de Muscardin jugea son adversaire de la tête aux pattes. Il semblait tout à coup profondément amusé par le comportement de son cadet. Duvet de Foudre avait de tordant qu’il était facile à énerver, une proie parfaite pour tout apprenti en devenir un peu teigneux.
— Un grand guerrier hein ?
Duvet de Foudre hocha la tête en signe d’approbation. L’autre chaton fut agité d’un ronronnement moqueur.
— Alors dans ce cas, tu ne devrais pas avoir envie de jouer à ce jeu pour bébés ! le railla-t-il en lui renvoyant la balle dans la figure.
— Ne vous disputez pas de si bon matin, mes adorables petits souriceaux… fit Pelage Pâle, baillant à s’en décrocher la mâchoire. Son fils parut immédiatement moins fier. Ses oreilles tombèrent de gêne.
— Arrête de m’appeler comme ça ! Je suis un apprenti maintenant !
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— Presque un apprenti, corrigea la reine en ronronnant, coiffant de sa langue les poils déjà propres sur la tête de sa progéniture. Puis tu resteras toujours ma petite souris d’amour, même lorsque tu auras une compagne !
— Beurk ! J’en veux pas ! Lâche moi je l’ai déjà fait ! se plaignit le “presque apprenti”. Duvet de Foudre ne put réprimer son ronronnement amusé. Finalement, pour une mère, on reste toujours une petite chose fragile, se dit-il.
— Te moque pas de moi ! enragea son aîné, prisonnier des vigoureux coups de langue de Pelage Pâle.
— Tch tch. Ce n’est pas bien de se disputer comme ça ! Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Duvet de Foudre ?
— Rien ! Il veut juste jouer avec sa stupide balle en mousse !
— C’est une merveilleuse idée ! s’exclama la reine, rien n’est mieux qu’un jeu sain et sécurisant pour éveiller ses sens en douceur !
— Mais Pelage Pâle ! J’ai pas envie moi ! Je veux aller voir les autres apprentis !
— Et te battre avec ces brutes de Nuage de Renarde et Nuage de Ronce ? Non non non mon bébé ! Tu vas rester ici et jouer avec Duvet de Foudre pendant que j’irai te chercher ton petit déjeuner !
— Mais-
— Il n’y a pas de mais qui tienne ! le coupa la femelle en le poussant du museau vers son camarade de tanière qui ne savait trop où se mettre, et ne faites pas trop de bruit ! Plume de Rouge-Gorge dort encore !
Avant que Duvet de Muscardin ne puisse protester de nouveau, sa mère se leva, lui donna un dernier coup de langue affectueux avant de se diriger vers l’entrée de la pouponnière.
— Amusez-vous bien vous deux ! ronronna-t-elle.
Son fils poussa un long soupir exaspéré dès qu’elle fut hors de vue.
— Tu fais aucun commentaire là-dessus, cracha-t-il. Son cadet hocha négativement du chef. Une autre dispute ne l’enchantait pas plus que ça.
— Bon, aller, envoie-la, ta balle.
Le regard du petit mâle roux se posa à ses pattes, où traînait la boule de mousse. A vrai dire, il n’avait plus tellement envie de jouer, d’autant plus avec un tel partenaire. Cependant il y mit de la bonne volonté. Après ce qu’il s’était passé avec sa mère, Duvet de Muscardin aurait sans doute envie de se changer les idées ? Et peut-être même qu’il se détendrait ? Puis après tout, c’était la dernière fois qu’il jouerai avec lui… Les apprentis n’ont pas beaucoup de temps pour les chatons.
Sitôt que Duvet de Foudre eut renvoyé l’amas végétal, Duvet de Muscardin y donna un coup de patte excessivement fort. La mousse vola à l’opposé de la pouponnière, perdant pratiquement sa forme. Le chaton à la queue tordue, pris au dépourvu, tenta vainement de la rattraper d’un bond qui ne lui valut qu’un atterrissage la tête la première dans la poussière. Il se redressa en toussant, lançant un regard courroucé à son adversaire dont la mine était on ne peut plus ravie.
— Oups ! On dirait que j’ai trop de force ! se moqua le futur apprenti sur un ton arrogant.
— C’est pas grave… articula amèrement le félin en se baissant pour saisir la mousse entre ses crocs.
Laissant le bénéfice du doute à son aîné, il reprit le jeu, avec l’espoir que ce dernier veuille bien daigner jouer sérieusement avec lui. Peut-être qu’il n’avait sincèrement pas fait exprès ? -il en doutait- Ou peut-être qu’il voulait seulement fanfaronner un peu ? -il espérait-. Il n’eut jamais l’occasion de rattraper la balle verte. Un coup son adversaire l’envoyait trop loin, une fois pas assez, parfois en plein sur son visage, ou à l’opposé de sa position. Quelquefois encore, elle s’accrochait aux branches basses de la pouponnière et Duvet de Foudre devait aller la chercher en bondissant.
— Tu es censé me l’envoyer ! se plaignit le jeune félin essoufflé.
— Mais je te l’envoie ! Tu n’es juste pas assez doué pour la rattraper ! Tu es en train de dire que même un jeu de chaton c’est trop dur pour toi ?” ronronna Duvet de Muscardin qui, pour sa part, semblait prendre un certain plaisir à le faire courir de partout.
Duvet de Foudre sentait la colère le gagner. Il devait prouver par tous les moyens à cet arrogant cœur de renard qu’il était tout aussi capable que lui. Son attention entière se focalisait sur la boule de mousse qui ne cessait de lui glisser entre les pattes. Pourquoi n’y arrivait-t-il pas ? Pourquoi ce stupide morceau d’humus lui échappait à chaque fois ? Si seulement il pouvait rester tranquille ! QU’IL SE LAISSE ATTRAPER. La rage monta en lui sans prévenir, comme un feu de forêt le brûlant jusque dans ses pattes. La frustration dévastatrice l’aveuglait. Il se sentait mal. Chaque muscles de son corps, brutalement tendu, agissaient de leur propre gré, pareils à une crampe que l’on cherche à apaiser. Sa gorge se serrait tellement qu’il eut peur d’étouffer. Les pensées asphyxiées, il cherchait par le seul moyen qu’il connaissait à vider le flot d’émotions qui le noyait. Battre les pattes, remonter à la surface, détruire cet amas de plantes qui le suffoquait.
— Alors là ! Cette boule de mousse n’avait aucune chance ! Bravo Duvet de Foudre ! Les clans sont sauvés de sa terrible menace !”
Le ronronnement moqueur de Duvet de Muscardin tira le chaton crème de sa lutte pour sa survie. Le poids sur sa poitrine, la pression contre sa gorge, tout disparut d’un battement de cil. Comme s’il s’éveillait d’un rêve particulièrement fuyard, il ne comprenait pas, ni ne se rappelait vraiment de ce qui venait de se passer. Il n’aurait pas même su qu’il lui était arrivé quelque chose si son souffle ne fut pas court, sa mâchoire douloureuse et ses pattes crispées sur quelques débris de végétation, derniers vestiges de la boule de mousse. Il se redressa et s’ébroua, plus pour se débarrasser du sentiment de honte qui lui collait à la peau plutôt que de la poussière dans son poil.
— C’est pas drôle ! Tu fais toujours exprès de m’embêter ! feula Duvet de Foudre, prêt à se battre.
— Mais c’est qu’un jeu ! Tu prends tout trop au sérieux ! Grandis un peu !
Sauketz
— Oh mais de quelle maturité tu fais preuve là mon cher frère ! Insulter un chaton ! Tu iras parfaitement avec ton futur mentor !” fit une voix espiègle derrière eux.
Les deux mâles au bord du conflit se tournèrent immédiatement vers l’entrée de la pouponnière. Se découpait dans la lumière vive du dehors la silhouette fière et robuste de Duvet Tigré. Elle entra dans la pouponnière d’un bond agile, un mulot entre ses dents, et un peu de malice flambant au coin de son œil. Duvet de Foudre sentit sa poitrine s’emplir de joie à la vue de sa meilleure amie, tout au contraire de Duvet de Muscardin qui se renfrogna dans sa méfiance.
— Qu’est ce que tu veux dire ? lança-t-il à la nouvelle venue, tu ne vois pas que j’étais occupé ?
— Par occupé tu veux dire continuer de te plaindre comme un nouveau-né ? Pardonne-moi d’en avoir pas grand chose à faire ! se moqua la chatte mouchetée, déposant son trophée, mais vas-y, continue, je t’en prie ! Ça a l’air tellement plus de ton âge !
Duvet de Muscardin baissa les oreilles de honte. Il lécha son poitrail, gêné.
— C’est bon ! Je suis pas un chaton, dis moi plutôt ce que tu veux dire.
— Oh, pas grand chose, j’ai simplement entendu Etoile du Jour parler de nos futurs mentors…
Aussitôt le mâle brun bondit sur ses pattes. Il se précipita vers sa sœur pour se retrouver museau à museau avec elle, ses oreilles s’agitant d’excitation. Duvet de Foudre sentit une pointe de jalousie. Il les enviait. Ce que cela devait être bien de devenir apprenti, et d’être au côté de sa fratrie…
— Quoi ?! Tu veux dire que tu sais qui va être mon mentor ?!
— Il se pourrait bien que oui ! répliqua-t-elle, feignant le calme en narguant son frère, devine un peu avec qui il va te mettre !
— Euh… à en juger par la mine furieuse du mâle, il n’appréciait guère les jeux de devinette, Justice Rayonnante ? demanda-t-il, plein d’espoir.
— Hmmm… Non !” cria la malicieuse qui aimait le tourmenter un petit peu.
À peine déçu, Duvet de Muscardin enchaîna “Coeur de Blé ?” “Non plus, il a déjà un apprenti” “Pelage sauvage alors !” “Dommage, essaie encore” “Flamme Éternelle ?” “Trop jeune” “Pas Crinière Poilue quand même ? » dit-il avec une pointe de peur. Elle secoua négativement la tête, à son grand soulagement. “Etoile du Jour…?” “T’aimerais bien hein ? sauf que non.”
— Bon allez ça suffit !!! Dis-moi je t’en supplie !!
Le matou brun venait d’énumérer tous les guerriers qu’il avait espéré en temps que mentor et l’impatience se lisait nettement sur les traits courroucés de sa figure. La sadique Duvet Tigré fit mine de réfléchir. Allait-elle lui dire ? Ou non ? Mais finalement, elle sembla se montrer miséricordieuse. Une joie froide se lisait dans son regard, alors qu’elle savoura chacune des syllabes glissées au creux de l’oreille de son frère.
“Pâquerette Enragée !”
Renard
La mine de Duvet de Muscardin se décomposa en un clin d’œil. L’horreur passa dans son corps en un frisson d’effroi, allant de sa queue tombée à terre jusqu’à sa mâchoire décrochée. Ses yeux se mirent à bouger frénétiquement, ne sachant visiblement pas où se mettre alors que le pauvre futur apprenti semblait commencer à paniquer.
— C’est pas possible ! Tu dois te tromper !!!
— Ah non non hein, je ne suis pas Poil de Hérisson j’entend parfaitement bien. fit Duvet Tigré, ses moustaches frémissant d’amusement, et puis c’est une commandante ! Ça devrait te faire plaisir non ?
Vu la tête que tirait Duvet de Muscardin, non. Même la promesse d’un mentor bien gradé dans la hiérarchie du Clan du Tonnerre ne suffisait pas à calmer l’horreur d’avoir à se faire entraîner par la douce sus-nommée “Pâquerette Enragée”, de son vrai nom Baie de Houx. Prenant en pitié son frère, Duvet Tigré ajouta;
— Mais tu sais, notre baptême n’a pas encore eu lieu. Tu peux encore aller voir Etoile du Jour pour le convaincre de changer de mentor…
Ni une, ni deux, Duvet de Muscardin fila à toute vitesse, disparaissant de la pouponnière en criant le nom du meneur totalement terrorisé.
Duvet de Foudre regarda filer le pauvre matou, ne pouvant s’empêcher de ronronner d’amusement. Son amie reprit son mulot et vint s’asseoir aux côtés du jeune chat à la queue brisée. Elle pressa sa tête contre la sienne en un geste de salut camarade.
— Excuse mon frère, c’est vraiment une cervelle de souris. Déjà qu’à la base il est pas bien futé, savoir qu’il va devenir un apprenti ça ne fait qu’empirer la situation. Enfin, on est tranquille pour un moment ! Ah, et désolée de t’avoir traité de chaton, tu sais que je le penses pas. Mis à part ça, tu vas bien ?
— Maintenant que tu es là, mieux ! répondit son cadet, toute sa colère envolée.
— Regardes ce que je nous ramène !
Toute fière, elle lui mit sous le nez le rongeur avec lequel elle était entrée. Duvet de Foudre le renifla. La proie n’avait pas été préparée. Sa fourrure collait à sa chair, ses organes n’avaient pas été vidés, elle était encore entière et intacte. De quoi faire enrager Pelage Sauvage, aussi attaché au respect de la nourriture qu’un guérisseur au Clan des Etoiles ! Il lança un regard complice, bien qu’un peu réprobateur à sa camarade.
— Tu l’as volé, pas vrai ?
— Oh ça va dis… J’avais faim et je suis assez grande pour me servir. Surtout s’il n’y a personne d’assez malin pour surveiller…”
Le matou leva les yeux au ciel, amusé quoi qu’un poil concerné par le comportement de la chatte tigrée. Il lui donna un coup d’épaule, auquel elle répondit par un ronronnement amusé.
— C’est quand même pas très bien…
— C’est comme ça que tu me remercie ? Alors que je t’apporte le petit repas du matin ? fit-elle, adoptant une mine faussement choquée, rassures-moi, tu sais qu’on a pas besoin d’un deuxième Cœur de Blé ?
— Parles pour toi ! Anthère d’Ivraie numéro 2 !
Les deux chatons ronronnèrent de bon cœur. Soudain un gargouilli bruyant rompit le calme retrouvé de la pouponnière. Duvet de Foudre tourna la tête vers son estomac, ses joues le piquotant de honte. L’alléchant fumet de la proie venait de réveiller l’intégralité de son système digestif semblait-il.
— Wow ! On dirait Poil de Hérisson quand il dort ! ne put s’empêcher de se moquer Duvet Tigré, poussant le petit animal vers lui, aller ! On se le partage ce mulot ?
Au moment où Duvet de Foudre s’apprêtait à croquer le rongeur, il se rappela qu’ils n’étaient pas seuls dans la pouponnière. Paralysé à l’idée de faire une bêtise, il tourna la tête vers sa mère, qu’il espérait encore endormie. Cependant elle ne l’était pas. Elle les écoutait d’une oreille depuis un certain temps déjà. La vétérane n’eut pas besoin que son fils parle pour savoir qu’il demandait son autorisation, bien élevé qu’il était.
— Allez y… Je ne dirais rien…
— Merci Plume de Rouge-Gorge ! s’exclama la jeune chatte, enjouée.
— A la condition que tu ne mentes plus comme ça à ton frère, ni à qui que ce soit d’autre… Tu vas finir par blesser des chats auxquels tu tiens.
Duvet Tigré eut un mouvement d’épaules.
— Ouais, promis, je le ferais plus.
Mentir en promettant de ne plus mentir. Duvet Tigré tout craché.
Les deux amis attaquèrent à belle dents la proie, se chamaillant les meilleurs morceaux. Mais alors que Duvet de Foudre s’apprêtait à prendre une délicieuse bouchée, le mulot lui passa sous le nez. Vive comme un éclair et habile comme une martre, Duvet Tigré cacha le rongeur entamé sous ses pattes, au moment même où une large tête couleur du soleil émergea de l’entrée. C’était Etoile du Jour, le chef du Clan du Tonnerre en personne ! Son immense masse de muscles et de fourrure dorée bloquait la lumière blanche du petit matin, comme s’il eût été assez grand pour cacher l’astre solaire tout entier. Sa mâchoire disproportionnée et ses larges pattes lui semblaient à l’image des lions des légendes et sa force n’avait d’égale que sa grandeur d’âme disait-t-on. Il était tout ce qu’un chaton coincé dans la pouponnière rêvait d’un jour devenir. Mais pour l’heure la première pensée de Duvet de Foudre alla à son amie. Il devait être ici pour la réprimander d’avoir menti à son frère et volé la proie ! Cependant le meneur, dont l’expression était douce et inquiète plutôt qu’en colère, regardait la mère du jeune matou.
— Plume de Rouge-Gorge ? Peux-tu venir avec moi ? Il faut que l’on parle de ce dont tu sais… fit le grand mâle, concerné par l’état de sa guerrière.
La vétérane se leva en silence après un bref hochement de tête, confirmant sans mots qu’elle le pouvait. Alors qu’Etoile du Jour attendait la rouquine, son regard glissa vers les deux chatons qui le fixaient avec des yeux ronds. Il eut un petit ronronnement gêné.
— Bonjour vous deux ! Pas de bêtises d’accord ? fit-il en constatant qu’ils seraient seuls, Plume de Rouge Gorge revient vite.
— Oui Etoile du Jour ! miaula trop sagement Duvet Tigré.
Duvet de Foudre tenta d’imiter l’expression d’innocence qu’abordait la petite chatte, avant de se rendre compte que son museau était taché de sang. La bourde ! Il fit semblant de nettoyer son poitrail, dans l’espoir de cacher la preuve de sa culpabilité. Cependant, si le meneur avait remarqué son manège, il ne le commenta pas.
Lorsque la reine l’eut finalement rejoint, il pressa sa tête contre la sienne, donnant un petit coup de langue sur son front. Dans ses yeux se lisait toute la compassion que l’on pouvait éprouver pour un ami précieux. Ils disparurent dans la lumière éblouissante de l’extérieur l’instant d’après.
Duvet de Foudre se perdit dans la contemplation de ce lien fort qui existait entre sa mère et le chef. Il y a longtemps, elle avait été son apprentie… Ce qu’il aurait aimé que Plume de Rouge-Gorge ait le même regard pour son fils… Son silence méditatif fut vite rompu par les bruits de mastication de Duvet Tigré, qui n’avait pas attendu longtemps pour continuer son repas. Pour sa part, ses sombres pensées lui avaient coupé l’appétit.
— Ça doit être vraiment fatiguant pour Plume de Rouge-Gorge d’alterner entre ses devoirs de lieutenante et la pouponnière, commenta-t-elle la bouche pleine.
— Ouais… Mais ça doit être super d’avoir des responsabilités ! répondit le chaton, feignant l’enthousiasme. En tout cas ça à l’air de lui plaire plus que de s’occuper de son stupide chaton, pensa-t-il amer. J’ai vraiment hâte d’être apprenti !
— Eh bien pas moi ! avoua-t-elle en essayant de déloger un peu de fourrure coincée entre ses dents.
Duvet de Foudre la regarda avec des yeux si ronds qu’on l’eut confondu avec un poisson hors de l’eau. Elle ronronna.
— Je dis pas que c’est nul de devenir apprenti, mais bon, tout le monde passe par là, ça n’a rien de spécial… La seule différence avec maintenant c’est que j’aurais constamment quelqu’un sur mon dos à me dire ce que je dois ou dois pas faire. La barbe !
— Tu n’as même pas hâte de sortir du camp ? demanda Duvet de Foudre, surpris, lui qui mourait d’impatience de découvrir le territoire de fond en comble !
—Le truc c’est que je sors déjà en cachette donc je connais un peu ! Oh ! D’ailleurs !!! Cette nuit j’ai presque réussi à attraper une souris ! J’ai entendu du mouvement dans un buisson, alors je me suis approché en silence et j’ai glissé mes pattes sous les branches ! J’ai senti son poil pour te dire à quel point j’étais proche de l’avoir ! Si seulement j’avais été plus rapide… Mais personne ne va me croire…
— Moi le premier ! répliqua le mâle crème en lui donnant un coup de patte à l’épaule. Il ne faut pas sortir en plus ! Ça gâche toute la surprise !
—Trop tard ! ronronna la femelle tigrée, le bousculant un peu avant de mordiller son oreille, joueuse.
Mais son ami n’eut peu de réaction. Ses yeux tombèrent à ses pattes.
— Toi tu as quelque chose sur le cœur.
— Non, je t’assure…!
— C’est ça, et moi j’ai rien derrière la tête ! Aller, je te connais, qu’est-ce qui te travaille
— J’ai hâte d’être apprenti c’est juste que… il baissa la voix, jetant un coup d’œil rapide vers l’entrée de la pouponnière, il chercha ses mots. C’est à cause de Plume de Rouge-Gorge…
— Qu’est-ce-que tu veux dire ? s’étonna Duvet Tigré.
— Fais pas comme si t’avais rien remarqué ! Elle réagit presque jamais quand je lui parle, elle est toujours trop fatiguée pour jouer avec moi, elle s’absente tout le temps pour ses…trucs de lieutenante alors que Pelage Sauvage est censé la remplacer… Elle s’occupe du clan tout entier, sauf de moi ! Je crois qu’elle ne m’aime pas… il malaxait la terre nerveusement de ses griffes.
— Tu plaisantes j’espère ? s’offusqua la jeune chatte. Ça se voit depuis le territoire du Clan de la Rivière que ta mère t’adore ! Ok elle est pas là à te chouchouter comme si t’étais l’envoyé du Clan des Etoiles, et c’est vrai qu’elle est souvent… ailleurs. Mais elle te laissera toujours une place dans son nid ! Elle sera toujours là pour toi ! Et c’est le plus important !”
Duvet de Foudre médita longuement les mots de son amie, les oreilles baissées. Avait-il tort de se sentir seul et malheureux ? Il sentit la langue de Duvet Tigré contre sa joue.
— Et puis… À quoi bon être trop aimé par sa mère ? T’as vu ce que ça a fait à Duvet de Muscardin ? Rassures-moi, tu veux pas être comme Duvet de Muscardin ? le chaton crème ne put s’empêcher de ronronner, la femelle continua de faire la pitre. Duvet de Muscardin par ici ! Duvet de Muscardin par là ! Oh mon mignon souriceau d’amour à moi ! C’est qui le plus beau de tout le monde entier ? Mais c’est mon petit tout petit Duvet de Muscardindon ! A croire qu’elle n’a eu qu’un seul chaton !
Duvet de Foudre sentit une pierre lui tomber dans l’estomac. Duvet Tigré… Elle dormait toujours à l’écart de sa mère et de son frère. Comment avait-il pu passer à côté de la souffrance de son amie ? Comment avait-il osé se plaindre devant elle, alors que Plume de Rouge-Gorge lui offrait ce que la chatte tigrée n’avait pas…
— Je suis désolé…
— De quoi ? mais l’intelligente petite chatte n’eut aucun mal à rattraper son fil de pensée. Eh, p’tite tête ! T’en fais pas pour moi ! C’est Pelage Pâle qui le regrettera un jour ! Pas moi ! fit-elle avec désinvolture. Donc t’avise pas de souffrir à ma place, cœur de moineau ! Et puis de toute façon j’ai un père qui vaut toutes les mères du monde !”
A cela Duvet de Foudre ne put qu’acquiescer, venant malgré tout se frotter contre son amie, pour lui dire qu’il était là lui aussi, pour elle.
— C’est vrai ! Patte d’Andrène est incroyable ! Et puis tu as raison… Le problème ce n’est pas Plume de Rouge-Gorge… C’est plutôt qu’on ne pourra plus beaucoup jouer tous les deux après aujourd’hui… Le chaton jeta un regard mélancolique à la pouponnière. Ça va vraiment faire vide sans toi, pendant une lune entière…
— Vois le bon côté des choses ! Tu n’auras plus de Duvet de Muscardin à supporter pendant une lune entière ! Je dormirai avec un blaireau pour avoir cette chance !
Elle ne reçut qu’un faible ronron de la part de son cadet en réponse. Lui, au contraire, dormirait avec un blaireau pour que son baptême se déroule le jour même. L’idée d’être seul sans sa meilleure amie l’angoissait. Voyant qu’elle ne parvenait pas à le tirer de ses noires pensées, elle chercha à le rassurer.
— Ce n’est toujours qu’une seule lune… On se retrouvera très vite… Elle-même ne semblait pas convaincue par ce qu’elle disait.
Une lune. Duvet de Foudre en avait déjà attendu cinq, et il ne se souvenait même plus des deux premières ! C’était comme… Attendre toute sa vie ! Son aînée détourna le regard, impuissante, puis ses pupilles se rétractèrent, sa queue s’agita et son museau se plissa. Quiconque la connaissait savait qu’elle se triturait les méninges. Soudain, après quelques minutes d’intense réflexion, elle bondit sur ses pattes, victorieusement.
— J’ai une idée ! s’écria-t-elle.
A peine Duvet de Foudre eut le temps de relever la tête qu’elle avait disparut de la pouponnière. Le chaton crème tenta bien de l’arrêter mais déjà il ne restait d’elle plus que le bruissement des feuilles qu’elle avait frôlé en s’échappant. Il aurait aimé qu’elle reste, il aurait voulu passer leurs derniers moments ensemble… Eh bien… Ensemble. Un silence lourd s’installa dans la vaste tanière, compagnon non-désiré qui étouffait Duvet de Foudre de sa présence. Le jeune mâle resta un instant perdu, à contempler ce vide auquel il devait tôt ou tard s’habituer. Demain, même Pelage Pâle, la mère de Duvet Tigré et Duvet de Muscardin, s’en irait rejoindre la tanière des guerriers. Sa présence lui était si familière qu’il n’avait même pas songé à son départ. Qui le rassurera pendant les orages ? Qui le grondera lorsqu’il fera une bêtise ?
Un frisson parcourut l’échine du jeune félin tandis que son regard glissait d’un nid vide à un autre. Au dehors, tout était bruyant et vivant. Mais ici ? Il n’y avait rien pour lui que de la mousse séchée, de la terre et le silence. Le nid de sa naissance ne lui inspirait plus que de l’inquiétude. Il avait besoin de sortir d’ici. Et s’il allait saluer les anciens ? Le petit chat tourna les talons et fit un bond hors de la pouponnière.
Il plongea dans l’effervescence tournoyante du camp du Tonnerre. D’un côté comme d’un autre les félins s’agitaient, pareils à une fourmilière parfaitement ordonnée. Ici l’on entendait la cavalcade des retardataires qui s’extirpaient de leur nids, là on voyait les éclats du soleil sur les fourrures chatoyantes et colorées qui se mêlaient les unes aux autres à mesure que les patrouilles se formaient. Le chaton se glissa entre les têtes familières du Clan du Tonnerre; Crinière Poilue rouspétait après Anthère de Volubilis, Coeur de Blé, Museau de Nielle et Feuille d’Ipomée rentraient d’une promenade matinale avec de belles proies entre les dents, Baie de Houx scrutait d’un oeil mauvais les guerriers, à la recherche d’une nouvelle victime sur laquelle passer son éternelle colère…
Les odeurs rassurantes du camp l’enveloppèrent à mesure qu’il se frayait un chemin vers la tanière des anciens: celles alléchantes des proies, les effluves piquantes et végétales de la tanière de la guérisseuse, mais surtout, la fragrance si familière des guerriers, dont les subtiles fumets individuels n’échappaient pas au nez habitué du chaton.
Alors qu’il s’apprêtait à saluer les anciens, un miaulement formidable retint sa curiosité. Ses yeux se posèrent instinctivement sur l’épaisse toison rougeoyante de Nuage de Renarde, géante parmi les géants. Elle racontait sans doute une anecdote de chasse croustillante à ses deux frères, Nuage de Ronce et Nuage du Matin, qui l’écoutaient attentivement. La féline battait l’air de ses grosses pattes, sans doute pour mimer une action qu’elle échouait à retranscrire par les mots -elle n’était pas réputée pour sa grande éloquence, ni sa délicatesse par ailleurs- et le chaton jurait sentir le sol trembler sous ses lourdes gambades.
Ce soir, ce serait avec eux que Duvet Tigrée dormirait. L’imaginer fréquenter tous les jours une chatte aussi grande lui donnait le tournis. Il se recroquevilla un peu. Comment allait-elle se sentir, toute seule face à la lionne ? Et dans une lune, est-ce que lui-même serait à la hauteur ? Sans doute pas.
— Bonjour Duvet de Foudre ! Tu es bien matinal ! fit une voix derrière lui. Le chaton, tiré de sa réflexion, se tourna pour s’engouffrer dans la tanière fraîche, légèrement renfoncée dans le sol. Il lui fallut quelques secondes pour s’habituer à l’obscurité qui y régnait et apercevoir les trois anciens du Clan du Tonnerre.
Une masse d’un blanc sale s’étalait de toute sa longueur devant lui, comme une espèce de champignon duveteux parasitant les grands et nobles chênes. C’était Eclat Nivéen, le doyen du clan, il était si vieux que personne ne se souvenait de sa naissance ! Tout le monde disait que le Clan des Etoiles l’avait oublié. Ses yeux, constamment clos, avait été crevé d’une façon qu’ignorait le jeune chat, car l’acariâtre mâle inventait une histoire différente à chaque fois qu’on lui posait la question, toutes plus horribles les unes que les autres. Elles allaient du simple “J’ai fais une Longue Plume” à “Je me les suis arrachés moi-même pour plus voir la sale face des chats du Clan de l’Ombre”. Malgré son mauvais caractère, Duvet de Foudre le trouvait amusant.
A sa gauche, en train de faire mine de s’étirer, une vénérable épave. Loin d’être mourant, Poil de Hérisson, un matou grassouillet à l’épaisse fourrure en bataille, agissait pourtant comme s’il était aux portes de la mort. Lent, parlant toujours du même sujet, faisant comme s’il était complètement sourd alors qu’il ne l’était pas… Il ne prenait même plus la peine de laver son épais poil brun plein de poussière ! Il disait que c’était parce qu’il n’aimait pas avoir du sable dans la bouche, mais après il n’arrêtait pas de se plaindre que sa peau le démangeait ! Ennuyeux au mieux, casse-patte pour la plupart, il était le fléau des apprentis qui se retrouvaient à devoir lui faire sa toilette.
Enfin, rayonnante au milieu de l’abominable Éclat Nivéen et du Poil de Hérisson tout froissé, Patte Raide regardait le chaton avec une mine sage et bienveillante. A côté de ses camarades de tanière, l’âge ne semblait que la bonifier. Pas bien grande pour un chat du Tonnerre, elle avait une bonne figure ronde et sympathique, ainsi qu’un beau poil lustré couleur du sable.
Duvet de Foudre se souvenait qu’au début les anciens lui faisaient très peur, avec leurs grands yeux globuleux. Aujourd’hui, il allait si souvent les voir qu’il avait du mal à réaliser que leurs tanières étaient séparées. Le chaton aimait la fraîcheur perpétuelle du lieu, les blagues d’Éclat Nivéen et les loufoqueries du vieux Poil de Hérisson, mais surtout, il adorait écouter les merveilleux récits de Patte Raide. Avec ses histoires, il s’évadait du camp, comme Duvet Tigré, et partait affronter les grands ennemis des contes, aux côtés du valeureux Etoile de Feu, ou de l’intrépide Coeur Blanc. Son rêve lui revint alors en tête, il devait absolument en parler avec Patte Raide ! Elle qui connaissait tout du passé ! Le petit matou vint s’installer près des trois chats, les moustaches frétillantes d’impatience.
— Oh toi, je sens que tu as une aventure à nous raconter ! ronronna Patte Raide.
— Oui ! J’ai rêvé d’un chat du Clan des Etoiles ! Il s’appelait Poursuite de Musaraigne !
— Ben voyons ! Éclat Nivéen fut le premier à réagir, et moi je suis capable de mettre un peu de bon sens dans le crâne de cette cervelle de volatile de Poil de Bécasse !
— Éclat Nivéen ! gronda Patte Raide. Laisse le parler !
— Oh comme tu l’as… Bécassé ! s’exclama inopinément Poil de Hérisson. C’est bien ainsi que l’on s’exprime chez les “jeunes” ? Je t’ai cassé ! Huhu ! Et toi, mon cher ami, tu as Bécassé Poil de Bécasse !
— … Par pitié Poil de Hérisson, n’essaye plus jamais de faire de l’humour”, cracha le vieux mâle aveugle.
Patte Raide roula des yeux.
— N’écoute pas les vilains mots de ces deux-là. Poursuite de Musaraigne tu dis ?
— Oui, il était un ancien apprenti du Clan du Tonnerre ! Avant même que les clans ne rejoignent le lac !
— Hmh… l’ancienne se mit à réfléchir. Ce nom-là ne me dit rien…
— C’est normal ! Il est mort avant de recevoir son nom de guerrier. Il a connu Etoile de Feu tu sais ? fit-il, extrêmement fier d’en savoir plus que la conteuse du Clan du Tonnerre.
— Et de quoi avait-il l’air, dis moi mon souriceau ?
— Il était grand, tout brun, et on voyait à travers lui ! Et puis il brillait, comme les étoiles dans le ciel ! Il m’a dit que son père c’était Pelage de Poussière ! Et il avait deux frères ! Patte d’Araignée et eu…. eum…
— Bois de Frêne, répondit l’ancienne, après avoir également pris le temps de la réflexion.
— Tu les connais ? s’exclama le chaton, tout ahuri.
— Non, pas vraiment. Je connais un peu sur leur père, car il fut l’un des amis et rival d’Etoile de Feu, et je sais qu’il a eu de nombreux enfants, avec sa compagne dont il était très amoureux. Le nom Bois de Frêne m’est resté car il a fait partie des chats s’étant entraînés dans la Forêt Sombre, avant la grande bataille…
— C’est vrai ?! Il ne m’a rien dit de tout ça !
— C’est sûrement parce que son frère a réalisé son erreur avant qu’il ne soit trop tard. Sinon nous l’aurions oublié…
— Mais tu ne connaissais pas Poursuite de Musaraigne ! Pourtant je l’ai vu au Clan des Etoiles !
— Tous les chats qu’on oublie ne vont pas dans la Forêt Sombre ! Leur histoire a simplement cessé d’être racontée, et leur nom se sont perdus. En tout cas, si tu fais d’autres rêves de ce genre, viens m’en parler d’accord ?
— D’accord… Mais je trouve ça triste… Moi je raconterai votre histoire à tout le monde ! Vos noms seront jamais perdus !
— Eh ! On est pas encore crevé ! râla Éclat Nivéen. Patte Raide, tu ne devrais pas le pousser dans son délire ! On en a pas besoin d’un deuxième qui s’y croit trop dans le Clan ! Poil de Bécasse suffit !
— … Tu l’as poil DEUX bécassé ! Deux ! Parce que, voyez-vous, tu l’as fait deux fois… Non ? Toujours pas ? Arh ! C’est pas grave, je pardonne votre simplicité ! Bien, bien, cette histoire me rappelle ma soeur ! Orage de l’Aube ! Vous-ai-je déjà parlé de ma vénérable sœur ? Elle aussi rêvait du Clan des Etoiles !
— Oui, elle était guérisseuse. C’est un peu la base, grogna Éclat Nivéen en se réinstallant.
— C’est vrai ?! Tu m’en a jamais parlé à moi !
— Ah vraiment ? Curieux… Eh bien…”
Prenant l’exclamation du jeune félin pour une invitation à parler plus amplement de l’ancienne guérisseuse du Clan du Tonnerre, la masse croulante aux dents manquantes prit une longue inspiration préparatoire. Si lente en réalité qu’Eclat Nivéen parvint à commenter l’action.
— Il fallait que tu le lance sur sa soeur. Il adore en parler. Presque autant que sa compagne. Et il est terriblement casse-patte. La prochaine fois que tu lui donnes une occasion, je te tord le cou sale garnement.
Patte Raide donna un coup agressif au vieux champignon, qui feula en réponse. Mais Duvet de Foudre était trop émerveillé par la perspective d’entendre une nouvelle histoire sur le passé de son clan pour s’effrayer des paroles du doyen.
— Ce fut bien avant le long coucher de soleil…” finit enfin par sortir le chat escargot.
Bien avant le Long Coucher de Soleil… Duvet de Foudre entendait cette même rengaine à presque chacune des anecdotes de Poil de Hérisson. Cela lui avait toujours semblé naturel de commencer une histoire d’ancien par ce Long Coucher de Soleil, et pendant toute sa vie il l’avait accepté comme une formule peu recherchée réservée aux vétérans du clan. Mais aujourd’hui, du haut de ses cinq lunes, le chaton réalisait enfin la véritable nature de ce marqueur temporel. Le Long Coucher de Soleil devait être quelque chose de réel. Mais quoi ? Personne ne posait la question. Avait-il le droit de demander ? Ce mystère le taraudait tellement qu’il réalisa ne rien écouter des paroles du vieux matou.
— Dites… C’est quoi le Long Coucher de Soleil ?”
Le vieux chat brun, en pleine inspiration rouillée, s’arrêta nette. Il souleva ses moustaches, surpris de la question totalement hors-sujet. Mais avant que le vénérable eut pu se rendre compte que ce mal élevé qui lui avait demandé plus de détails sur son incroyable sœur ne l’écoutait absolument pas, Eclat Nivéen feula sur le jeune chat.
— C’est un truc pour faire parler les curieux !”
Duvet de Foudre, confus, essaya de s’excuser presque aussi vite qu’il avait posé sa dérangeante question. Mais Patte Raide le devança de peu, posant sa queue contre celle battant furieusement le sol du mâle blanchâtre.
— Je pense que, s’il pose la question, c’est qu’il est prêt à entendre la réponse” murmura l’ancienne avec la force d’un ordre.
Eclat Nivéen fronça du nez, gardant ses méchancetés pour lui.
En les observant, Duvet de Foudre se fit la réflexion qu’il aurait dû fermer sa grande bouche, avec sa question à l’intérieur. Il se fit tout petit.
— Je dis ça pour vous hein. C’est vous qui vous mordez la queue pour faire attention avec le marmot, pas moi !
— Je suis vraiment désolé, je voulais pas… Poil de Hérisson tu peux continuer ton histoire..? Je t’interomperai plus, promis..!” miaula le jeune chat.
Il préférait largement entendre le récit du vieux mâle brun, plutôt que de voir Patte Raide et Éclat Nivéen en découdre par sa faute. Poil de Hérisson ouvrit la bouche pour reprendre son passionnant récit, mais cette fois ce fut la vieille femelle crème qui lui coupa l’herbe sous les pattes.
— Ne t’excuses pas Duvet de Foudre. Tu as le droit de poser cette question. rassura l’ancienne, néanmoins le chaton voyait l’inquiétude briller dans ses yeux vert terne. Le Long Couché de Soleil fut une période très sombre pour les clans. La saison des neiges la plus longue que nous n’ayons jamais vécu”, commença-t-elle, choisissant avec prudence ses mots. Son regard vitreux s’égara dans le givre, frissonnant alors que la neige envahissait ses souvenirs.
— Long ? Comme deux lunes de plus ? questionna Duvet de foudre avec tout autant d’attention.
— Long comme une douzaine de lunes de plus à vue d’œil, répliqua sèchement le matou blanc.
— Tu plaisantes !! Ça a duré plus de 50 lunes au moins !! cria soudainement Poil de Hérisson.
— Tu es bête à manger de l’herbe ma parole ou bien tu ne sais pas compter ! Je serais mort depuis le temps ! insista Eclat Nivéen, 12 lunes de plus c’est déjà assez !
— Mais… qu’est-ce qui s’est passé pendant ces douze lunes ?” les interrompit Duvet de Foudre.
La tension lourde dans l’air le rendait très mal à l’aise. Même les anciens, qui pourtant étaient toujours si calmes, semblaient parler de ce diable de temps avec effroi.
— Énormément de choses, Duvet de Foudre, reprit la conteuse. Les clans se sont unis en un seul pour la première fois de leur histoire, luttant tous ensemble contre le froid et la faim qui ravageait le lac. Nous avons fait de notre mieux pour qu’aucun chat ne soit laissé derrière.
— Alors là ma vieille tu as la mémoire qui t’arrange ! cracha Éclat Nivéen. J’en connais un pour qui je ne devais pas être un chat vu qu’on en laissait “aucun derrière”.
— Il faudra bien que tu reconnaisse un jour mon cher, qu’il est chose ardue de te considérer comme un chat, grommela Poil de Hérisson entre ses moustaches.
Son camarade de tanière s’empressa de rappeler au mâle poussiéreux qu’il était aveugle, non pas sourd. Les deux matous semblaient bien partis pour s’engager dans une énième croisade l’un contre l’autre. Le chaton, lui, s’était muré dans le silence, attendant d’avoir de nouveau l’attention de Patte Raide, pour lui demander, d’un miaulement incertain;
— Qu’est-ce-que ça veut dire ?
Les épaules de l’ancienne tombèrent avec ses oreilles. Elle ronronna, lui confiant.
— Ce qu’Eclat Nivéen a voulu dire, c’est que si l’adversité peut révéler ce qu’il y a de mieux en nous, elle peut aussi révéler ce qu’il y a de pire…
Les pattes du chaton se crispèrent dans la terre, l’excitation se confondant avec la curiosité. Les pupilles dilatées, il s’apprêtait à encourager Patte Raide à lui en dire plus, quand il entendit des bruits de pas. C’était Duvet de Muscardin qui s’installait sans un mot à côté de lui, alors que l’attention de Patte Raide était à nouveau demandée par ses deux camarades de tanière, en grand besoin d’arbitre. L’animal tenait sa tête basse, ses babines froncées, sa queue battant l’air.
Duvet de Foudre comprit immédiatement que le mâle taupe avait découvert à ses dépends que sa sœur s’était moqué de lui.
— De nombreux guerriers ont bafoué le code, durant le Long Coucher de Soleil, repris l’ancienne, une fois la rix entre ses amis calmée. Ils étaient comme possédés par l’esprit d’Etoile du Tigre. Le Clan des étoiles les a punis.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? demanda le félin dont la fourrure crème se soulevait au rythme de ses frissons.
— Des choses qu’un jeune chaton ne peut pas encore entendre… fit Patte Raide en agitant doucement ses moustaches, un ronronnement discret s’élevant de sa gorge.
— Je vois pas en quoi on devrait cacher à Duvet de Foudre des histoires de “guerrière” qui ont des bébés avec des chats errants, surtout si ça le concerne, siffla Duvet de Muscardin, d’un air faussement niais.
Duvet de Foudre sursauta. Un froid glacial le prit au cœur, jusque dans ses os. Il devait avoir mal entendu. Sa gorge se noua. Il n’osa pas regarder son camarade.
— Duvet de Muscardin ! gronda sèchement la vieille chatte.
— Quoi ? J’ai rien dit de mal ! Il le sait que son père est pas des clans !”
Oui. Duvet de Foudre savait que son père était un chat errant. Chaque jour il essayait de ne pas y penser. Il voulait juste disparaître, s’enterrer comme le font les rongeurs à la saison des neiges, et ne ressortir que dans vingt lunes entières. Il ne voulait pas que les anciens s’en souviennent. Il voulait que tout le monde oublie ça, que ce n’était pas son père, et que ce n’était pas important. Il voulait que Duvet de Muscardin se taise. Mais ce dernier le railla plus encore.
— Il serait p’t’être temps qu’il en apprenne les conséquences !
— Tais-toi ! Ça suffit maintenant ! cracha Patte Raide en se redressant.
Qu’il se taise. Qu’il se taise. Qu’il se taise. Ça tournait dans la tête de Duvet de Foudre. Les conséquences ? Quelles conséquences ? Est-ce que… Le clan des Etoiles allaient les punir lui et sa mère ?!
— Mais il est assez grand pour se défendre tout seul ! C’est même lui qui l’as dit ! Hein ? Pas vrai ? Ou alors tu vas aller voir ta maman ? Même si entre nous je crois pas qu’elle me grondera vraiment, elle a pas l’air d’en avoir grand chose à faire de toi, comme ton père !
La rage le prit à la tête comme s’abat la foudre au sol.
“ARRÊTEZ !!!”
Duvet de Foudre sursauta au cris perçant d’une guerrière. Il prit une longue inspiration. Ses poumons s’emplirent de l’air frais matinal qui s’écoula, telle une rivière, au travers de son corps. Il vivifia ses muscles douloureusement engourdis et chassa le brouillard épais de ses pensées. Le monde autour de lui se révéla par une affluence de bruits sourds ; des vociférations, des feulements, des tornades de poussière… La voix éraillée d’Éclat Nivéen sifflant des encouragements mesquins trop près de son oreille, les caquètements insupportables de Duvet de Muscardin, le souffle lourd de sa propre gorge en feu… Au-delà, des chamailles bruyantes, des ronronnements amusés, la rumeur trop proche des guerriers.
“ BASTON BASTON BASTON !!!”
S’exalta Nuage de Renarde avant d’être frappée sur la tête par son mentor. Duvet de Foudre regarda, confus, le cercle de curieux dont il était visiblement le centre d’attention.Il s’étonna de la terre qu’il avait dans la bouche, et de la douleur engourdissant ses pattes. Il était au sol, douloureusement écrasé par un Duvet de Muscardin à l’air satisfait, lui-même retenu à l’échine par une Patte Raide furibonde, qui avait doublé de volume tant son poil se hérissait. L’ancienne, tout comme le chaton, avait de petites coupures au visage.
“ MAIS VOUS AVEZ PERDU LA RAISON ?!” s’estomaqua Pelage Pâle, se précipitant vers son fils.
Le mâle brun fut contraint de lâcher sa prise sur son cadet, qui se redressa en toussant, complètement perdu. Que venait-il de se passer ? Tous les regards étaient braqués sur lui. C’est vrai, il avait attaqué Duvet de Muscardin, mais après ? Il avait perdu visiblement.
— Qu’est-ce qui vous a pris ?! Duvet de Muscardin, tu saignes ! Blessé le jour de ton baptême ! Quelle honte ! J’espère que tu es fier de toi sale garnement !
Cracha la reine, se tournant brusquement vers Duvet de Foudre. Le chaton se fit tout petit.
— Mère, c’est vraiment rien ! On ne faisait que jouer !
Jouer ? Duvet de Foudre sentit sa gorge se nouer affreusement. Il plongea ses griffes dans le sol. Lui ne jouait pas. Est-ce que Duvet de Muscardin disait cela pour l’humilier encore plus ?
— Si je peux me permettre de dire deux mots sur le comportement de ton fils- commença Patte Raide, qui était encore à bout de souffle, et dangereusement frêle sur ses jambes. Mais Pelage Pâle n’avait d’attention que pour son précieux chaton.
— Je t’ai déjà dit que je ne veux pas que tu joues à ces jeux de brutes mon muscardin. Tu aurais pu te faire très mal, te tordre une patte, ou te crever un œil !
— Mère, c’est Duvet de Foudre ! Il ne pouvait rien me faire !
— JE NE VEUX RIEN SAVOIR. Tu n’es pas un guerrier, Duvet de Muscardin ! Et je ne sais même pas si tu es prêt à devenir un apprenti !
Derrière la femelle hurlante et inconsolable, qui affrontait les deux chatons écervelés avec une passion toute maternelle, le regard de Duvet de Foudre trouva la pouponnière. Juste devant, Etoile du Jour, qui raccompagnait Plume de Rouge Gorge, remarqua enfin le conflit. Il s’approcha, peu concerné. Que Pelage Pâle hurle à côté de Duvet de Muscardin n’avait rien d’inhabituel. La reine, elle, sembla faire la sourde d’oreille, laissant son chaton aux réprimandes de l’écaille de tortue.
— LAISSES MOI PARLER PELAGE PÂLE.
Duvet de Foudre se recula, sûrement par instinct de survie. Quand Patte Raide se mettait à crier au point où son miaulement craquait, ce n’était pas bon signe, et il se sentit paniqué à l’idée d’être au centre d’une telle dispute. L’ancienne affrontait le regard de la jeune reine, la remontrance dégénérant définitivement.
— Ce n’est pas ton chaton ! rétorqua Pelage Pâle.
— Raison de plus ! siffla l’ancienne, Franchement, tu l’as vu ton chaton ! Tu ne sais même pas pourquoi ils se battaient !!!
— J’ai pas besoin de savoir la raison, Duvet de Foudre a attaqué Duvet de Muscardin ! Je l’ai vu.
C’est à peu près à ce moment-là que le jeune chat décida de filer, tant que les deux chattes réglaient leur compte. Etoile du Jour trottinait vers elles et était déjà en train d’intervenir quand il disparut comme un voleur, rasant le sol.
Plutôt se cacher dans la pouponnière que d’entendre à nouveau Duvet de Muscardin tout justifier par le jeu. C’était ça les jeux d’apprentis ? Ça n’avait rien de drôle, ça ne faisait que faire crier tout le monde, et pas les bonnes personnes. Il n’adressa pas le moindre regard à Plume de Rouge-Gorge alors qu’il plongeait dans la pouponnière. Elle aurait mieux fait d’en faire de même.
— Duvet de Fou…
— Pourquoi tu n’as rien dit ?! T’as tout vu non ?!
Ça n’était pas juste. Rien de tout ça n’était juste ! Duvet de Muscardin aurait dû se taire, personne n’avait besoin de parler de ça. Patte Raide et Pelage Pâle ne devraient pas se disputer sur quelque chose qui ne les regardaient pas, et Plume de Rouge-gorge aurait dû intervenir ! Pourquoi Pelage Pâle se précipitait au moindre bobo de son précieux bébé alors que sa mère à lui, restait là à rien faire comme d’habitude ? Et dire qu’il devait encore la supporter une lune entière !
— J’ai fait une erreur… les mots de Plume de Rouge-Gorge s’échappèrent avec la même faiblesse qu’un écho triste.
Cette phrase, qu’elle répétait sans arrêt, il l’avait entendue une fois de trop. Une erreur ? Seulement une ? Ou une nouvelle qui s’accumulait à toutes les autres, s’ajoutant à chaque fois qu’elle prononçait cette phrase ? Est-ce que ça la rassurait de le dire ?
Duvet de Foudre, lui, ça ne le rassurait pas. A vrai dire, toutes ces questions il ne se les posait plus. La réponse, s’échouait comme une évidence dans sa colère. L’amertume remonta, sortant de sa bouche sans qu’il ne puisse la retenir.
— Des erreurs ! Des erreurs ! Je sais que tu parles de moi ! Je sais que je suis une erreur ! Arrête de le répéter !
Un éclat se réveilla au fond des yeux de Plume de Rouge-Gorge, et Duvet de Foudre regretta immédiatement ses mots. Son poil retomba, de même que son propre regard. Il alla, le cœur lourd, se réfugier dans son nid. Il aurait mieux fait d’y rester endormi ce matin.
Il avait blessé sa mère.
Alors qu’il enfouissait son museau sous ses pattes pour ne plus rien voir du monde, la tête lourde de la grande chatte se posa doucement contre son dos. Son souffle apaisant guida Duvet de Foudre hors de la tempête qui prenait ses poumons et son ronronnement chassa lentement l’orage voilant ses yeux. Blottit contre elle, il pu laisser aller sa peine, aussi longtemps qu’il fallait pour qu’elle s’écoulât complètement.
— Dit… à quoi ressemblait mon père ?
Les deux félins se regardèrent. Plume de Rouge-Gorge pris le temps de la réflexion.
— A toi en fait…
Duvet de Foudre fronça le museau. Ce n’était pas une réponse ça ! La grande femelle fut contrainte d’en dire plus.
— Il avait une queue en plumeau comme la tienne.. Et puis, il était aussi insaisissable que la brume…
Le chaton fauve se rapprocha de Plume de Rouge-Gorge, passant ses pattes sous les siennes. Elle devait espérer qu’il arrêterait de la fixer, qu’il se désintéresserait, mais Duvet de Foudre voulait en savoir plus. Ça ne lui suffisait pas, de la brume comme père.
— Vous avez le même regard… Qui se ferme quand tu as peur, mais ouvert sur le monde… Observateur, attentif malgré lui…
Son miaulement faible se mourait déjà dans sa gorge. Son regard se voilait, et les mots, elle les expulsait de sa bouche dans un grincement difficile. Elle faisait de son mieux, vraiment de son mieux pour lui en dire plus.
— Et… Il me donnait des surnoms… J’ai fait une erreur.
Les souvenirs achevèrent de la faire taire. Duvet de Foudre comprit qu’elle s’était de nouveau perdue dans ce monde invisible duquel il était absent. Il vint passer un coup de langue sur son crâne, pour qu’elle se souvienne que son fils l’aimait. Il ne brisa plus son silence. Pourtant, une question le brûlait. Question épineuse auquel le jeune matou craignait ne jamais avoir de réponse: Pourquoi tu l’as choisi, lui ?
Laurish
C’est alors qu’un bruissement fit dresser ses oreilles sur sa tête. guillerette et sautillante, une petite chatte au nez de souris s’introduisit dans la pouponnière, la bouche débordante de mousse. Oeil Rubis, aux moustaches frétillantes d’écureuil, adressa l’un de ses regards pétillants au jeune chaton. La guerrière déposa son étouffant fardeau au sol, tandis que Duvet de Foudre quitta sa mère pour s’approcher d’elle.
— Bonjour Oeil Rubis…! Tu chasses la mousse ce matin ?
— Salut souriceau ! ronronna-t-elle joyeusement. Eh oui ! J’en ai attrapé plus mais elle s’est enfuie de ma bouche sur le chemin, la vilaine ! Ce genre de chose n’arrive pas avec les écureuils, crois-moi !
Duvet de Foudre aimait Oeil Rubis. Elle était une incroyable chasseresse, une chatte savante qui ne tarissait pas sur son art, mais en plus de tout celà elle était drôle. Parfois Duvet de Foudre avait l’impression qu’ils étaient tous les deux apprentis tant ils pouvaient s’amuser ensemble.
— Bon, sinon, comment tu te sens ce matin ? Tu t’es fait embêter par Duvet de Muscardin ? Duvet de Foudre grimaça, les nouvelles allaient vite, comme toujours.
— C’était rien…
Le Clan des Etoiles seul savait ce que ses propres mots lui coûtaient. Néanmoins, Duvet de Foudre préférait enterrer l’incident le plus rapidement possible.
— Il est vraiment mal élevé ce chaton, une vraie brute, miaula sévèrement la guerrière, tandis qu’elle donnait des coups de patte dans la mousse qu’elle venait de rapporter. Un mentor ça lui fera du bien. Ça va le calmer un peu.
Duvet de Foudre n’avait définitivement pas envie de s’étendre sur ce sujet là. Il s’empressa de commenter les actions de la chatte brune.
— Tu installes ton nid ?
— Oui ! piailla Oeil Rubis, reprenant son ton enjoué ordinaire. nuée Ardente m’a dit qu’il serait bientôt temps pour moi d’arrêter de chasser… Alors je préfère que mon nid soit prêt !
Duvet de Foudre ronronna. Prévoyante et studieuse, Oeil Rubis tenait à toujours avoir un coup d’avance. Pourtant son ventre ne semblait pas si rond, et sans nuée Ardente pour confirmer la bonne nouvelle, on aurait eu plus tendance à la penser bien nourrit que gestante. Mais au-delà de la prévoyance, la future mère s’inquiétait sûrement beaucoup. Duvet de Foudre avait déjà surpris les anciens parler plusieurs fois du sang de pie que Pelage Pâle s’était fait lors de sa propre grossesse… Beaucoup de reines rejoignaient le Clan des Etoiles au moment de donner naissance. C’est ainsi qu’était partie Tornade de Poussière, la compagne d’Étoile du Jour, il y a quelques lunes de cela.
— Tu t’en charges toute seule ? fit le chaton, cherchant à sortir de sa tête l’image de la jolie chatte brune quittant le clan pour se mettre à grimper haut dans le ciel, là où l’on ne verrait que ses yeux briller dans la nuit.
— Les autres ont d’autres choses à faire ! répondit-elle avec l’énergie de l’évidence, continuant de malaxer la mousse entre ses griffes.
— Je peux t’aider moi !
Sans attendre, il posa une patte dans la végétation. Oeil Rubis l’arrêta dans son élan.
— Mais non ne t’inquiète pas !! Je suis une chatte forte ! Profites de ce beau temps pour dormir au soleil avec ta mère !
— Je préférais me changer les idées et m’occuper… Plume de Rouge-Gorge s’en fiche de moi de toute façon.
Oeil Rubis sursauta. Ses yeux allèrent rapidement du jeune chat à sa mère. Elle n’eut pas besoin de longtemps pour comprendre ce que voulait dire le chaton. Duvet de Foudre avait toujours trouvé drôle la façon dont chacune de ses pensées passait dans ses yeux et ses moustaches.
— D’accord alors, merci souriceau, t’es un vraiment un bon petit !
Tous deux commencèrent à arranger le nid ensemble, continuant leur conversation à loisir, quand ça leur venait. C’était Oeil Rubis qui parlait principalement. Voire exclusivement. Elle adorait parler. Elle lui raconta à quel point chasser allait lui manquer, et comme elle aimait le chant des oiseaux dans la forêt. Elle espérait un jour emmener ses petits voler avec elle dans les branches des vieux arbres de leur territoire. Et puis elle enchaîna sur ses récits de chasse, véritables sources d’inspiration pour la petite guerrière. Duvet de Foudre avait parfois du mal à la suivre, mais cela ne le dérangeait pas de la laisser parler. Il aimait l’entendre, et il aimait l’aider. C’était bien la moindre des choses ! Oeil Rubis s’occupait énormément de lui et sa mère. Il pouvait citer une bonne dizaine de fois où elle leur avait montré une petite attention, apporté une proie, ou un peu de mousse en plus…
— … Mais en réalité, si j’avais sauté maintenant, j’aurais loupé la branche ! Le plus difficile c’est de prévoir le nombre de longueur de queue de renard que tu parcours par saut, et combien l’oiseau en parcours par battement d’aile. Selon la taille et selon l’oiseau, ça peut énormément changer ! Même selon l’âge de l’arbre ! Donc en fait, j’étais sur un bouleau un peu vieux, et je devais sauter quand..
SALE GARNEMENT !!! GRAINE DE COUCOU !!!
Une vocifération enragée interrompit la longue divagation d’Oeil Rubis. La pauvre souris bondit de surprise si haut qu’elle se heurta au toit épineux de la pouponnière lorsque, sortit de nul part, Duvet Tigré déboula dans un fracas formidable. Elle était extatique, et couverte de toiles d’araignées, de fleurs et de feuilles aux odeurs variées allant de âcre à infecte. Elle fuyait une masse sombre au miaulement cacophonique; nuée Ardente, guérisseuse du Clan du Tonnerre. Cette dernière tentait d’attraper l’évasive renarde avec des coups de pattes terrifiants de force, pour une vieille chatte aux réflexes entamés par des années en tête à tête avec des plantes. La jeune et l’ancêtre, dans leur chambardement, détruisirent le travail des deux autres félins qui coururent se réfugier derrière Plume de Rouge-Gorge.
— PAR LE CLAN DES ÉTOILES, TU N’AS PAS VOLÉ LE TIGRE DE TON NOM ! feula nuée Ardente, parmi d’autres insultes imagées et nom injurieux. Elle finit par attraper la vile créature par la peau du cou, la traînant dehors avec une force prodigieuse. Duvet de Foudre bondit à leur suite, Oeil Rubis furetant timidement derrière lui. Qu’est-ce qu’avait encore fait Duvet Tigré ?!
Le pauvre Etoile du Jour, alors aux prises avec deux femelles aux avis et âges opposés, dû leur demander une trêve pour aller immédiatement en découdre avec un conflit similaire. En un majestueux bond il était face à nuée Ardente qui battait l’air de sa queue, et Duvet Tigré qui essayait de se débarrasser des feuilles d’ortie coller à son oreilles.
— nuée Ardente, que se passe-t-il ? demanda un Étoile du Jour surmenée.
— Il se passe que cette pie fouineuse est allée mettre son nez dans ma tanière ! gronda sèchement la guérisseuse, sa patte plaquant la queue de Duvet Tigrée au sol pour s’assurer qu’elle ne se fasse pas la belle.
Clairevue Plume
La bouche de Duvet de Foudre lui tomba, tandis qu’il dirigea ses yeux écarquillés vers la tanière de la guérisseuse. Un autre genre de fouine y mettait le bout de son nez. Feuille d’Ipomée, guerrière écaille de tortue aux oreilles absentes, inspectait la scène de crime.
— C’EST HONTEUX !!! se mit à crier cette dernière, interrompant nuée Ardente. ELLE A TOUT CASSER !!! CA SE FAIT PAS !!
— Toi ôte tes grosses pattes de là !!! feula une nouvelle fois la vieille femelle, agacée par cette jeunesse irrespectueuse.
Feuille d’Ipomée fit marche arrière, marmonnant un misérable “bah quoi c’est vrai”, qui fut surpassé par le miaulement fort d’Étoile du Jour.
— Est-ce bien là la vérité Duvet Tigrée ?
— Tu ne vas pas lui donner le bénéfice du doute alors qu’elle a délibérément mis le bazard dans des lunes entières de tri minutieux SOUS MA TRUFFE ? trancha sèchement la guérisseuse. Et je ne trouve plus la trace des graines de pavot, je suis presque sur qu’elle les a mangées. Remarque, ça nous fera du calme pour une fois.
— Hé c’est pas vrai, j’les ai pas mangé !
Duvet Tigrée cherchait-elle à s’enfoncer ? Duvet de Foudre secoua la tête, inquiet pour son amie.
— Si j’étais toi je me ferais toute petite Duvet Tigré ! siffla Etoile du Jour, surplombant la jeune chatte de toute sa hauteur.
— Ce comportement montre bien son immaturité. Je me tue à te le dire depuis des jours. Elle doit être punie en conséquence, cracha la chatte grise.
Personne ne la contredit. Et certainement pas Etoile du Jour qui grondait, sa queue se balançant de droite à gauche.
— Elle le sera. Duvet Tigrée, si tu n’arrives toujours pas à comprendre l’importance des réserves de notre guérisseuse, c’est que tu es encore un chaton. Alors tu resteras un chaton. Pelage Pâle ?
La femelle interpellée leva la tête, abasourdie. Elle n’avait pas l’air de comprendre ce qu’il se passait. Peut-être qu’elle avait encore l’esprit occupé par son conflit précédent avec Patte Raide, ou bien était-elle confuse et humiliée par le comportement de sa progéniture ?
— Oui ?
— Est-ce que tu vois un inconvénient à rester une lune de plus dans la pouponnière ?
— Non je… Ce n’est pas un problème…
Elle ouvrit la bouche pour continuer, mais Etoile du Jour ne s’attarda pas. Le museau plissé, soulevant des nuages de poussière à chaque coup de queue sur le sol, il annonça sa sentence. Duvet de Foudre se recroquevilla, les oreilles plaquées sur sa nuque, comme si ce fut lui face au chef du Clan du Tonnerre.
— Duvet Tigré, tu ne seras baptisé apprentie que dans une lune.
La jeune femelle avait perdu son air malin. Elle fixait ses pattes encore toute collante de toile d’araignée, ses moustaches tombant avec une lenteur pitoyable. Elle accepta sa punition, sans un mot de plus.
— Retourne à la pouponnière.
La chatte se releva, gardant la tête basse. Une lune d’attente supplémentaire ? Duvet de Foudre n’osait imaginer la honte que son amie devait ressentir. Tous les clans allaient le savoir lors de sa première assemblée ! Apprentie à sept lunes pour une bêtises de chaton ! Cette histoire la suivrait jusque dans le Clan des Etoiles ! D’un côté, Duvet de Foudre ne put s’empêcher de penser que cette bêtise fut de trop. Les réserves étaient très importantes, on le leur avait très souvent répété ! Et puis même sans rien connaitre du code du guerrier, on pouvait aisément deviner en quoi elles étaient précieuses ! En plus, ce n’était pas la première fois que Duvet Tigré faisait une grosse bêtise de ce genre. Elle n’arrêtait jamais ! De toute évidence, tôt ou tard ça devait lui retomber sur la truffe.
Elle avançait à pas lourd jusqu’à son ami, la tête bien basse…
Pourtant ses yeux brillaient de fierté. En fait, plus elle s’approchait de lui, plus ses moustaches frétillaient, et un ronronnement se formait dans sa gorge. Elle avait trop mal à le retenir.
— Mais qu’est ce qui t’a pris ?! C’était pas drôle du tout comme blague ! s’enquit Duvet de Foudre, inquiet et surpris de sa réaction, alors qu’elle arriva à son niveau. Tu vas attendre une lune ! Une lune en plus, Duvet Tigré ! Tu as perdu la tête !
Mais une fois dans la pouponnière, la jeune femelle sauta sur lui, son ronronnement recouvrant sa tonne de reproches protecteur. Sa tête se frotta contre la sienne, passant sa langue au coin de son œil avec une malice toute propre à Duvet Tigré.
— J’ai fait exprès, cervelle de souris ! Comme ça, on sera ensemble pour notre baptême d’apprenti !
Duvet de Foudre sentit son cœur sauter un battement alors que la réalisation lui monta enfin au cerveau. Un ronronnement de bonheur explosa dans sa gorge. Il poussa son amie pour passer sa tête contre son cou.
— Non… T’as pas fait ça ?! T’es trop bête !
— Au contraire !! Je suis un génie ! se targua la femelle tigrée, fière de l’efficacité de son plan.
Duvet de Muscardin pouvait bien être méchant autant qu’il voulait avec ses stupides jeux, Plume de Rouge-Gorge garderait toute ses erreurs bien aux chaud, le clan continuera de crier d’indignation pour tout et rien, mais Duvet de Foudre lui, aura Duvet Tigrée. La vie ne sera jamais trop difficile avec elle à ses côtés.
Rayure
Duvet de Foudre prit une longue inspiration. Ses poumons s’emplirent de l’air frais matinal. Comme une rivière serpentant entre les montagnes, il s’écoula au travers de son corps, vivifia ses muscles, éveilla ses pensées engourdies. Le monde autour de lui se révéla par une affluence de bruits sourds; des mouvements, des craquements, des bruissements d’humus. Le bourdonnement vif d’un insecte qui volait près de son oreille. Les chuchotements de la pouponnière aux vieilles branches enchevêtrées. Le souffle lourd des reines endormies, blotties dans leur nid de mousse sèche. Au-delà, des miaulements nonchalants, des chamailles discrètes, des ronronnements amusés, la rumeur lointaine des guerriers. Le tunnel de ronce bruit; une patrouille devait être en train de s’en aller. Les grillons, et autre menu chanteur aux pattes articulées, se turent sur leur passage. Leur absence laissa un vide dans la rengaine familière de la forêt. La forêt… Cela n’avait jamais été rien de plus que la cime lointaine des arbres et des curiosités bruyantes. Comme les oiseaux qui se faisaient la conversation, piaillant on ne sait trop quoi en ce début de journée estivale.
TheAmazingPlush
Parmi ces échanges fugaces, le chant d’un coucou attira son attention. Le jeune chat agita ses oreilles. Son cri était si clair et si fort qu’il résonnait dans son crâne tout comme si l’animal fut à quelques longueurs de queue de souris… Peut-être était-il juste là dans la pouponnière…? Ses pattes malaxèrent la mousse crépitante, prêtes à plonger dans le plumage du volatile. Encore trop endormi pour bien distinguer son rêve de la réalité, il ouvrit les yeux, cherchant à juger de la distance entre lui et sa proie. Ses paupières se décollèrent lentement. Ses pupilles encore dilatées attrapèrent toute la lumière éblouissante du soleil qui se faufilait entre les branches. La pauvre bête fronça le regard, papillonnant un peu. Pas de coucou… Il eut un soupir de déception alors qu’il se remettait en boule, contrarié.
Tandis qu’il sombrait à nouveau dans ses rêves, une tête lourde et épaisse tomba sur son dos. Il sursauta et poussa un trille indigné. Pour toute réponse, le grand fauve à ses côtés le fit vrombir de son ronronnement, couvrant le reste du monde alentour. Du plus loin qu’il se souvenait, ce son rassurant avait bercé ses nuits, mais cette fois ci, sa mère avait plutôt tendance à l‘empêcher de dormir.
Il joua des épaules en bougonnant, à la recherche d’une position plus confortable. Il finit par poser à nouveau son museau entre ses pattes, satisfait et cette fois-ci bien décidé à se rendormir.
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Au moment même où son esprit dérivait à nouveau, il fut brutalement bousculé. Une longue langue baveuse rebroussa vigoureusement le poil de sa tête. Ses oreilles se plaquèrent d’irritation. Maintenant, aucune chance qu’il ne se rendorme. Ennuyé au plus haut point, il se débattit pour s’extirper du soin déplaisant.
— Je peux le faire tout seul ! s’agaça le jeune chat tandis qu’il se levait d’un bon, défiant du regard Plume de Rouge-Gorge.
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La guerrière cligna lentement pour toute réponse. Sur ses larges épaules ruisselaient ses long poils rougeâtres, éteins et sales. Les cascades de sa fourrure s’emmêlaient dans les éparses écueils de gratterons récalcitrants que l’imposante femelle négligeait depuis plusieurs jours. Une odeur désagréable de terre sèche résultait de cette absence de toilette convenable. Néanmoins, elle constituait une composante importante du parfum maternelle, auquel Duvet de Foudre était familier. La reine fit un mouvement pour s’asseoir en face de son fils; sa silhouette poussiéreuse se découpait péniblement dans les ombres de la pouponnière. Bien qu’ayant la carrure d’une puissante vétérane accomplie, la chatte peinait à lever sa tête courbée, affichant une figure terne, découragée.
Clairevue Plume
Les oreilles de Duvet de Foudre tombèrent contre sa nuque, alors qu’il détaillait l’expression blessée de la reine. Il s’empressa de revenir auprès d’elle pour blottir son museau contre son cou. C’était un mouvement rituel, presque instinctif, qu’ils exécutaient chaque matin, lors de leur toilette commune. Il sentit la mâchoire solide de sa mère se frotter contre son crâne, alors qu’elle poussait un faible ronronnement affectueux.
— T’as vu ? J’ai encore grandis cette nuit… Je serai bientôt plus grand que toi ! ajouta Duvet de Foudre avec l’assurance d’avoir énoncé un argument implacable.
— Oui, c’est bien.. répondit la guerrière gentiment, comme si le chaton était responsable de sa croissance.
— Si ça continue, c’est moi qui vais te réveiller pour faire ta toilette !
Little Cuillère
Fier de lui, Duvet de Foudre commença à passer consciencieusement ses pattes derrière ses oreilles. Il mettait du cœur à l’ouvrage, soucieux de montrer à sa mère qu’il saurait s’occuper de lui quand le moment viendra de quitter le nid. De son côté, Plume de Rouge-Gorge passait mollement sa langue sur son poitrail, les yeux clos, son esprit ailleurs.
— Oh, il faut que je te raconte ! scanda soudainement le chaton, interrompant son ménage.
— Qui y a-t-il ? sursauta la mère, brusquée par la fulgurante énergie dont faisait preuve son fils.
— J’ai rêvé cette nuit !! C’était trop bien !
Ça lui avait presque échappé ! Pourtant, le souvenir encore frais de ce songe si particulier lui avait semblé inoubliable. Trépignant, il fixait Plume de Rouge-Gorge avec insistance, la suppliant du regard de lui demander de tout lui raconter. Ce qu’elle fit, bien évidemment. C’est alors que débuta l’exaltant récit.
Noctarex
— J’étais dans le camp, mais tout était vide. Personne dans la tanière des anciens, ni dans celle des guerriers, ni dans la pouponnière. C’était trop bizarre ! Et puis j’ai vu un chat rentrer dans le tunnel de ronce avec une proie. Je me suis tout de suite gonflé pour l’effrayer parce que je ne l’avais jamais vu. J’ai cru que c’était un intrus. Il était presque aussi grand que toi, et puis tout brun, avec un museau tout fin ! Mais j’avais pas peur, j’aurais défendu le clan au péril de ma vie ! Heureusement c’était pas un intru ! À vrai dire il était tout aussi surpris de me voir que moi. Il m’a dit qu’il s’appelait Poursuite de Musaraigne et qu’il faisait partie du Clan du Tonnerre lui aussi ! Alors on a mangé sa souris ensemble, et on a discuté. Je lui ai dit que j’allais devenir apprenti dans une lune, donc j’ai pu lui poser plein de questions ! Duvet de Foudre marqua une pause, sans doute pour se souvenir de chaque détail, peut-être aussi pour reprendre un peu de son souffle.
Noctarex
— Il m’a parlé des entraînements à la chasse, au combat, des patrouilles, de la découverte du territoire, des assemblées…. ! Mais il m’a aussi dit qu’il fallait quand même faire des tâches un peu pénibles… Le matou semblait se perdre dans ses pensées, Plume de Rouge-Gorge le relança :
— Comme quoi..?
— Comme aider les constructeurs ! s’enthousiasma à nouveau le chaton. Il m’a parlé de la fois où lui et son frère Patte d’Araignée ont eu à réparer la tanière des apprentis ! Ils ont été obligés d’aller chercher des branches toute la matinée ! Il me disait qu’il avait trouvé ça pénible au début, mais qu’ils avaient pu se promener sur tout le territoire avec Poil de Châtaigne, alors que ce n’était même pas leur mentor ! Et tu sais pourquoi ils avaient besoin de toutes ces branches ? Parce qu’ils ont vécu dans la forêt, pas autour du lac ! Et dans la forêt, la tanière des apprentis n’était pas dans la roche ! Elle avait besoin d’être réparée avec des branches, comme la pouponnière… Tu imagines si on devait faire ça nous ? On passerait la matinée à ramener genre… des cailloux !
Ce détail anodin qui devait déjà être connu d’une vétérane telle que Plume de Rouge-Gorge, retenait toute l’attention du jeune chat. Bien plus que de rencontrer un guerrier des étoiles apparemment. Sans doute que l’idée de réparer sa propre tanière sans l’aide de guerrier était très impressionnante pour un futur apprenti.
Séquoia
Quoi qu’il en soit, il continua son récit onirique, l’entrecoupant d’interminables digressions. Il commença même à mimer les échanges de questions et de réponses entre lui et l’ancien guerrier, pour être certain que sa mère comprenne correctement leur discussion. Polie, cette dernière ne l’interrompit pas, se léchant l’échine, distraite. Mais le chaton se sentait de plus en plus frustré du manque d’enthousiasme de la reine. Il avait constamment la sensation qu’elle l’écoutait sans l’entendre, qu’elle le regardait sans le voir. Cela avait toujours été ainsi, et une part de lui s’y était habitué. Sauf que cette fois-ci il voulait lui raconter son incroyable rêve, quitte à attirer son attention de la plus grotesque des façons
— Et c’est à ce moment-là qu’Étoile de Feu est apparu pour me dire que les souris allaient s’allier aux blaireaux pour gouverner les clans et changer tout le monde en proies. Avec un peu de chance tu seras un lapin avec des oreilles assez grandes pour pouvoir m’entendre.
La reine, qui en réalité l’écoutait toujours passivement, ne put retenir son ronronnement amusé. D’une patte, elle le rapprocha pour le blottir contre le duvet de son cou.
— Quelle autorité ! Toi je suis certaine que tu te serais transformé en lion, mon étoile !
Duvet de Foudre passa sa tête contre celle de sa mère, son propre vrombissement enthousiaste couvrant par son volume celui de la chatte rousse. La réplique lui rappela soudainement une partie de son rêve qu’il n’avait pas encore raconté.
Loa
— Tu sais, Poursuite de Musaraigne il m’a dit qu’il était du Clan des Etoiles !
— J’ai deviné… l’encouragea gentiment la femelle, habituée aux rêves étranges de son petit.
— Eh bien je lui ai demandé si on continuait de grandir là-bas ! Parce que, tu sais… Pour Duvet de Givre…
Depuis qu’Eclat Nivéen lui avait raconté l’horrible mort d’un chaton sourd emporté par un faucon, cette question le terrifiait. Il avait bien interrogé Patte Raide à ce sujet, mais elle n’avait pas plus de réponses que lui. Depuis, il oscillait entre doute et angoisse quant à l’absence de réponse claire. Cette rencontre lui a paru une belle occasion pour résoudre ce mystère !
— Il m’a dit qu’on devenait ce qu’on voulait ! On pouvait choisir de rester petit ou de grandir ! Il a raconté qu’un monstre l’avait percuté quand il était apprenti, mais arrivé au Clan des Etoiles, il n’avait plus ses blessures et il a pu devenir un guerrier aussi grand que son père ! Il a eu une cérémonie, un nouveau nom, tout ça ! C’est même la sage Etoile Bleue qui l’a baptisé !
A la mention de la “sage” Etoile Bleue, Plume de Rouge-Gorge eut un de ses rares mouvements de moustaches amusés qui témoignaient de son esprit vif et sarcastique d’antan. Pas que Duvet de Foudre ne le remarqua, trop occupé qu’il était à s’inspecter minutieusement. Il réfléchissait à tous les changements qu’il allait opérer sur sa silhouette dès qu’il aurait rejoint les étoiles. Son museau se fronça à la vue de la teinte crème qu’arborait sa fourrure, ne virant au roux vif qu’au bout de ses pattes, sa queue et sa figure.
— Tu crois que je pourrais être complètement roux ?! Comme toi ? Il hésita un moment. Sa couleur n’était pas si importante que ça finalement. Le chaton n’écouta que d’une oreille la réponse attendrie de la reine. Il reprit sans attendre.
— J’aurais de grosses pattes, les mêmes qu’Étoile du Jour !! déclara-t-il, sautillant sur les brindilles qui supportaient son corps comme pour en tester la solidité. Mais je continuerais d’être le plus rapide !
Voilà un talent que le jeune chat souhaitait conserver par delà la mort ! Être le plus vif de la pouponnière procurait en lui une fierté immense. Quand bien même il n’avait que peu de concurrence. Le jeune chat se projetait déjà comme un grand guerrier à la rapidité fulgurante ! Pour l’heure, il continuait de tourner sur lui-même dans l’espoir de se voir en entier sans faire usage de reflet. Il nota qu’en tête de toutes les caractéristiques de son apparence qu’il avait hâte de changer se trouvait sa queue. Fine, ébouriffée et d’un beau roux ardent… mais impossible à bouger ! Le pauvre félin avait été doté d’un panache écarlate cassé en deux endroits, très douloureux à manoeuvrer. A quoi cela servait-il d’avoir une queue s’il ne pouvait rien en faire ?
— Et puis surtout j’aurais une queue normale, fit-il, insistant sur son dernier mot comme pour insulter son imperfection biscornue. Ce devait être là tout ce que Duvet de Foudre souhaitait changer car il se redressa, la tête haute, irradiant de fierté à l’idée de sa nouvelle apparence. Il se visualisait déjà comme un guerrier lumineux aussi glorieux que le serait Etoile du Tonnerre. A le voir, il paraissait presque impatient que le jour de sa mort arrive !
— Allons… Tu es parfait tel que tu es, mon étoile. Puis… Tu as déjà bien trop changé… répondit la guerrière sur un ton bienveillant, fermant les yeux.
Duvet de Foudre semblait peu convaincu. Peut-être sa mère disait simplement cela pour être gentille ? Et puis qu’est ce qu’elle entendait par “bien trop changé” ? Il ne comptait pas rester un chaton toute sa vie quand même ! Que ça lui plaise ou non ! Il allait sans dire qu’il se sentait un peu contrarié qu’elle ne l’accompagne pas dans ses fantasmes de guerrier des étoiles.
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— Mais… commença le chaton, douteux, tu crois que je pourrais devenir un héros sans y ressembler ?
— Bien sûr… Penses-tu que Poil de Hérisson ressemble à un héros ? ronronna-t-elle, laissant son fils se figurer l’ancien aussi beau et fort que les grandes figures de ses légendes préférées. Peu importe ce à quoi tu ressembles, tant que tu travailles dur…
Cela fit tinter les oreilles du chaton qui bondit sur ses pattes.
— Je veux commencer à m’entraîner maintenant !! ordonna-t-il en s’accroupissant par terre, prêt à bondir. Entraînes-moi !
Mais Plume de Rouge-Gorge lui lança un regard fatigué. Elle laissa sa tête choir lourdement entre ses pattes, soulevant de leur nid un petit nuage de poussière.
— J’ai besoin de me reposer Duvet de Foudre… Va jouer avec tes amis.
L’expression de défi du chaton crème se décomposa lentement. Il se remit debout, regardant impuissant sa mère fermer les yeux, déçu à nouveau.
Tu viens tout juste de te réveiller pourtant… pensa-t-il, amer.
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N’insistant pas davantage, il s’éloigna de Plume de Rouge-Gorge pour s’aventurer au centre de la pouponnière, observant autour de lui. Pelage Pâle, l’unique autre reine, dormait encore, enserrant entre ses pattes un chaton presque aussi gros qu’elle. Duvet de Foudre se mit à creuser la terre sèche avec ses griffes: Duvet Tigré n’était pas là. Le nid dans lequel elle dormait habituellement, non loin de la chatte écaille, semblait vide depuis longtemps. Il se demanda un instant où elle avait bien pu aller, triste de ne pas la voir aux côtés de son frère, Duvet de Muscardin.
Sans autre partenaire de jeu et résigné, Duvet de Foudre attrapa une boule de mousse avant de trottiner vers le chaton brun tigré. Ce dernier passait sa langue dégoulinante de salive sur son dos, émergeant à peine d’un long sommeil réparateur. Duvet de Foudre marqua une hésitation avant d’envoyer son jouet d’un coup de patte appréhensif vers son aîné. Les moustaches du chaton brun eurent un soubresaut, tandis qu’il glissait un regard méprisant vers la pelote de mousse. La langue encore collée sur son échine, il releva des yeux peu impressionnés vers le jeune mâle à la queue brisée.
Clairvue Plume
— Bonjour Duvet de Muscardin! le salua le matou bien élevé, se dandinant d’une patte à l’autre pour cacher son malaise. On peut jouer ensemble ?
Les babines du félin marbré se retroussèrent d’un dédain non-dissimulé. Il ne chercha pas à cacher son expression supérieure tandis qu’il prenait tout le temps dont il eut besoin pour s’asseoir, sans lui donner la moindre réponse. Il s’arrêta même pour se gratter une oreille en chemin, laissant Duvet de Foudre dans son silence gêné. Ce dernier commençait à perdre patience. Il retournait nerveusement la terre volatile de ses pattes.
— A un jeu pour chatons ? J’ai passé l’âge de courir après une balle en mousse.
— Tu parles comme un ancien, répliqua Duvet de Foudre piqué au vif.
— Je parle comme un apprenti ! rectifia Duvet de Muscardin en se redressant fièrement.
— Tu n’en es pas encore un.
— Au cas où tu l’aurais oublié, mon petit Duvet de Foudre, mon baptême est aujourd’hui, alors c’est tout comme si j’en était un.
La fourrure du chaton crème se gonfla d’irritation. Le sang lui monta aux joues lorsque son aîné le traita de “petit”. Maintenant qu’il avait six lunes, Duvet de Muscardin se prenait pour le chef du clan. Voire le chef de tous les clans. Pourtant il n’y avait rien d’impressionnant à devenir apprenti, tout le monde passait par là un jour ou l’autre -à moins de mourir avant bien entendu- !
— Je n’ai qu’une lune de moins que toi ! Et je suis pas petit ! D’abord c’est moi qui deviendrait le plus grand guerrier de tout le Clan du Tonnerre ! En tout cas bien plus que toi !
Duvet de Muscardin jugea son adversaire de la tête aux pattes. Il semblait tout à coup profondément amusé par le comportement de son cadet. Duvet de Foudre avait de tordant qu’il était facile à énerver, une proie parfaite pour tout apprenti en devenir un peu teigneux.
— Un grand guerrier hein ?
Duvet de Foudre hocha la tête en signe d’approbation. L’autre chaton fut agité d’un ronronnement moqueur.
— Alors dans ce cas, tu ne devrais pas avoir envie de jouer à ce jeu pour bébés ! le railla-t-il en lui renvoyant la balle dans la figure.
— Ne vous disputez pas de si bon matin, mes adorables petits souriceaux… fit Pelage Pâle, baillant à s’en décrocher la mâchoire. Son fils parut immédiatement moins fier. Ses oreilles tombèrent de gêne.
— Arrête de m’appeler comme ça ! Je suis un apprenti maintenant !
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— Presque un apprenti, corrigea la reine en ronronnant, coiffant de sa langue les poils déjà propres sur la tête de sa progéniture. Puis tu resteras toujours ma petite souris d’amour, même lorsque tu auras une compagne !
— Beurk ! J’en veux pas ! Lâche moi je l’ai déjà fait ! se plaignit le “presque apprenti”. Duvet de Foudre ne put réprimer son ronronnement amusé. Finalement, pour une mère, on reste toujours une petite chose fragile, se dit-il.
— Te moque pas de moi ! enragea son aîné, prisonnier des vigoureux coups de langue de Pelage Pâle.
— Tch tch. Ce n’est pas bien de se disputer comme ça ! Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Duvet de Foudre ?
— Rien ! Il veut juste jouer avec sa stupide balle en mousse !
— C’est une merveilleuse idée ! s’exclama la reine, rien n’est mieux qu’un jeu sain et sécurisant pour éveiller ses sens en douceur !
— Mais Pelage Pâle ! J’ai pas envie moi ! Je veux aller voir les autres apprentis !
— Et te battre avec ces brutes de Nuage de Renarde et Nuage de Ronce ? Non non non mon bébé ! Tu vas rester ici et jouer avec Duvet de Foudre pendant que j’irai te chercher ton petit déjeuner !
— Mais-
— Il n’y a pas de mais qui tienne ! le coupa la femelle en le poussant du museau vers son camarade de tanière qui ne savait trop où se mettre, et ne faites pas trop de bruit ! Plume de Rouge-Gorge dort encore !
Avant que Duvet de Muscardin ne puisse protester de nouveau, sa mère se leva, lui donna un dernier coup de langue affectueux avant de se diriger vers l’entrée de la pouponnière.
— Amusez-vous bien vous deux ! ronronna-t-elle.
Son fils poussa un long soupir exaspéré dès qu’elle fut hors de vue.
— Tu fais aucun commentaire là-dessus, cracha-t-il. Son cadet hocha négativement du chef. Une autre dispute ne l’enchantait pas plus que ça.
— Bon, aller, envoie-la, ta balle.
Le regard du petit mâle roux se posa à ses pattes, où traînait la boule de mousse. A vrai dire, il n’avait plus tellement envie de jouer, d’autant plus avec un tel partenaire. Cependant il y mit de la bonne volonté. Après ce qu’il s’était passé avec sa mère, Duvet de Muscardin aurait sans doute envie de se changer les idées ? Et peut-être même qu’il se détendrait ? Puis après tout, c’était la dernière fois qu’il jouerai avec lui… Les apprentis n’ont pas beaucoup de temps pour les chatons.
Sitôt que Duvet de Foudre eut renvoyé l’amas végétal, Duvet de Muscardin y donna un coup de patte excessivement fort. La mousse vola à l’opposé de la pouponnière, perdant pratiquement sa forme. Le chaton à la queue tordue, pris au dépourvu, tenta vainement de la rattraper d’un bond qui ne lui valut qu’un atterrissage la tête la première dans la poussière. Il se redressa en toussant, lançant un regard courroucé à son adversaire dont la mine était on ne peut plus ravie.
— Oups ! On dirait que j’ai trop de force ! se moqua le futur apprenti sur un ton arrogant.
— C’est pas grave… articula amèrement le félin en se baissant pour saisir la mousse entre ses crocs.
Laissant le bénéfice du doute à son aîné, il reprit le jeu, avec l’espoir que ce dernier veuille bien daigner jouer sérieusement avec lui. Peut-être qu’il n’avait sincèrement pas fait exprès ? -il en doutait- Ou peut-être qu’il voulait seulement fanfaronner un peu ? -il espérait-. Il n’eut jamais l’occasion de rattraper la balle verte. Un coup son adversaire l’envoyait trop loin, une fois pas assez, parfois en plein sur son visage, ou à l’opposé de sa position. Quelquefois encore, elle s’accrochait aux branches basses de la pouponnière et Duvet de Foudre devait aller la chercher en bondissant.
— Tu es censé me l’envoyer ! se plaignit le jeune félin essoufflé.
— Mais je te l’envoie ! Tu n’es juste pas assez doué pour la rattraper ! Tu es en train de dire que même un jeu de chaton c’est trop dur pour toi ?” ronronna Duvet de Muscardin qui, pour sa part, semblait prendre un certain plaisir à le faire courir de partout.
Duvet de Foudre sentait la colère le gagner. Il devait prouver par tous les moyens à cet arrogant cœur de renard qu’il était tout aussi capable que lui. Son attention entière se focalisait sur la boule de mousse qui ne cessait de lui glisser entre les pattes. Pourquoi n’y arrivait-t-il pas ? Pourquoi ce stupide morceau d’humus lui échappait à chaque fois ? Si seulement il pouvait rester tranquille ! QU’IL SE LAISSE ATTRAPER. La rage monta en lui sans prévenir, comme un feu de forêt le brûlant jusque dans ses pattes. La frustration dévastatrice l’aveuglait. Il se sentait mal. Chaque muscles de son corps, brutalement tendu, agissaient de leur propre gré, pareils à une crampe que l’on cherche à apaiser. Sa gorge se serrait tellement qu’il eut peur d’étouffer. Les pensées asphyxiées, il cherchait par le seul moyen qu’il connaissait à vider le flot d’émotions qui le noyait. Battre les pattes, remonter à la surface, détruire cet amas de plantes qui le suffoquait.
— Alors là ! Cette boule de mousse n’avait aucune chance ! Bravo Duvet de Foudre ! Les clans sont sauvés de sa terrible menace !”
Le ronronnement moqueur de Duvet de Muscardin tira le chaton crème de sa lutte pour sa survie. Le poids sur sa poitrine, la pression contre sa gorge, tout disparut d’un battement de cil. Comme s’il s’éveillait d’un rêve particulièrement fuyard, il ne comprenait pas, ni ne se rappelait vraiment de ce qui venait de se passer. Il n’aurait pas même su qu’il lui était arrivé quelque chose si son souffle ne fut pas court, sa mâchoire douloureuse et ses pattes crispées sur quelques débris de végétation, derniers vestiges de la boule de mousse. Il se redressa et s’ébroua, plus pour se débarrasser du sentiment de honte qui lui collait à la peau plutôt que de la poussière dans son poil.
— C’est pas drôle ! Tu fais toujours exprès de m’embêter ! feula Duvet de Foudre, prêt à se battre.
— Mais c’est qu’un jeu ! Tu prends tout trop au sérieux ! Grandis un peu !
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— Oh mais de quelle maturité tu fais preuve là mon cher frère ! Insulter un chaton ! Tu iras parfaitement avec ton futur mentor !” fit une voix espiègle derrière eux.
Les deux mâles au bord du conflit se tournèrent immédiatement vers l’entrée de la pouponnière. Se découpait dans la lumière vive du dehors la silhouette fière et robuste de Duvet Tigré. Elle entra dans la pouponnière d’un bond agile, un mulot entre ses dents, et un peu de malice flambant au coin de son œil. Duvet de Foudre sentit sa poitrine s’emplir de joie à la vue de sa meilleure amie, tout au contraire de Duvet de Muscardin qui se renfrogna dans sa méfiance.
— Qu’est ce que tu veux dire ? lança-t-il à la nouvelle venue, tu ne vois pas que j’étais occupé ?
— Par occupé tu veux dire continuer de te plaindre comme un nouveau-né ? Pardonne-moi d’en avoir pas grand chose à faire ! se moqua la chatte mouchetée, déposant son trophée, mais vas-y, continue, je t’en prie ! Ça a l’air tellement plus de ton âge !
Duvet de Muscardin baissa les oreilles de honte. Il lécha son poitrail, gêné.
— C’est bon ! Je suis pas un chaton, dis moi plutôt ce que tu veux dire.
— Oh, pas grand chose, j’ai simplement entendu Etoile du Jour parler de nos futurs mentors…
Aussitôt le mâle brun bondit sur ses pattes. Il se précipita vers sa sœur pour se retrouver museau à museau avec elle, ses oreilles s’agitant d’excitation. Duvet de Foudre sentit une pointe de jalousie. Il les enviait. Ce que cela devait être bien de devenir apprenti, et d’être au côté de sa fratrie…
— Quoi ?! Tu veux dire que tu sais qui va être mon mentor ?!
— Il se pourrait bien que oui ! répliqua-t-elle, feignant le calme en narguant son frère, devine un peu avec qui il va te mettre !
— Euh… à en juger par la mine furieuse du mâle, il n’appréciait guère les jeux de devinette, Justice Rayonnante ? demanda-t-il, plein d’espoir.
— Hmmm… Non !” cria la malicieuse qui aimait le tourmenter un petit peu.
À peine déçu, Duvet de Muscardin enchaîna “Coeur de Blé ?” “Non plus, il a déjà un apprenti” “Pelage sauvage alors !” “Dommage, essaie encore” “Flamme Éternelle ?” “Trop jeune” “Pas Crinière Poilue quand même ? » dit-il avec une pointe de peur. Elle secoua négativement la tête, à son grand soulagement. “Etoile du Jour…?” “T’aimerais bien hein ? sauf que non.”
— Bon allez ça suffit !!! Dis-moi je t’en supplie !!
Le matou brun venait d’énumérer tous les guerriers qu’il avait espéré en temps que mentor et l’impatience se lisait nettement sur les traits courroucés de sa figure. La sadique Duvet Tigré fit mine de réfléchir. Allait-elle lui dire ? Ou non ? Mais finalement, elle sembla se montrer miséricordieuse. Une joie froide se lisait dans son regard, alors qu’elle savoura chacune des syllabes glissées au creux de l’oreille de son frère.
“Pâquerette Enragée !”
Renard
La mine de Duvet de Muscardin se décomposa en un clin d’œil. L’horreur passa dans son corps en un frisson d’effroi, allant de sa queue tombée à terre jusqu’à sa mâchoire décrochée. Ses yeux se mirent à bouger frénétiquement, ne sachant visiblement pas où se mettre alors que le pauvre futur apprenti semblait commencer à paniquer.
— C’est pas possible ! Tu dois te tromper !!!
— Ah non non hein, je ne suis pas Poil de Hérisson j’entend parfaitement bien. fit Duvet Tigré, ses moustaches frémissant d’amusement, et puis c’est une commandante ! Ça devrait te faire plaisir non ?
Vu la tête que tirait Duvet de Muscardin, non. Même la promesse d’un mentor bien gradé dans la hiérarchie du Clan du Tonnerre ne suffisait pas à calmer l’horreur d’avoir à se faire entraîner par la douce sus-nommée “Pâquerette Enragée”, de son vrai nom Baie de Houx. Prenant en pitié son frère, Duvet Tigré ajouta;
— Mais tu sais, notre baptême n’a pas encore eu lieu. Tu peux encore aller voir Etoile du Jour pour le convaincre de changer de mentor…
Ni une, ni deux, Duvet de Muscardin fila à toute vitesse, disparaissant de la pouponnière en criant le nom du meneur totalement terrorisé.
Duvet de Foudre regarda filer le pauvre matou, ne pouvant s’empêcher de ronronner d’amusement. Son amie reprit son mulot et vint s’asseoir aux côtés du jeune chat à la queue brisée. Elle pressa sa tête contre la sienne en un geste de salut camarade.
— Excuse mon frère, c’est vraiment une cervelle de souris. Déjà qu’à la base il est pas bien futé, savoir qu’il va devenir un apprenti ça ne fait qu’empirer la situation. Enfin, on est tranquille pour un moment ! Ah, et désolée de t’avoir traité de chaton, tu sais que je le penses pas. Mis à part ça, tu vas bien ?
— Maintenant que tu es là, mieux ! répondit son cadet, toute sa colère envolée.
— Regardes ce que je nous ramène !
Toute fière, elle lui mit sous le nez le rongeur avec lequel elle était entrée. Duvet de Foudre le renifla. La proie n’avait pas été préparée. Sa fourrure collait à sa chair, ses organes n’avaient pas été vidés, elle était encore entière et intacte. De quoi faire enrager Pelage Sauvage, aussi attaché au respect de la nourriture qu’un guérisseur au Clan des Etoiles ! Il lança un regard complice, bien qu’un peu réprobateur à sa camarade.
— Tu l’as volé, pas vrai ?
— Oh ça va dis… J’avais faim et je suis assez grande pour me servir. Surtout s’il n’y a personne d’assez malin pour surveiller…”
Le matou leva les yeux au ciel, amusé quoi qu’un poil concerné par le comportement de la chatte tigrée. Il lui donna un coup d’épaule, auquel elle répondit par un ronronnement amusé.
— C’est quand même pas très bien…
— C’est comme ça que tu me remercie ? Alors que je t’apporte le petit repas du matin ? fit-elle, adoptant une mine faussement choquée, rassures-moi, tu sais qu’on a pas besoin d’un deuxième Cœur de Blé ?
— Parles pour toi ! Anthère d’Ivraie numéro 2 !
Les deux chatons ronronnèrent de bon cœur. Soudain un gargouilli bruyant rompit le calme retrouvé de la pouponnière. Duvet de Foudre tourna la tête vers son estomac, ses joues le piquotant de honte. L’alléchant fumet de la proie venait de réveiller l’intégralité de son système digestif semblait-il.
— Wow ! On dirait Poil de Hérisson quand il dort ! ne put s’empêcher de se moquer Duvet Tigré, poussant le petit animal vers lui, aller ! On se le partage ce mulot ?
Au moment où Duvet de Foudre s’apprêtait à croquer le rongeur, il se rappela qu’ils n’étaient pas seuls dans la pouponnière. Paralysé à l’idée de faire une bêtise, il tourna la tête vers sa mère, qu’il espérait encore endormie. Cependant elle ne l’était pas. Elle les écoutait d’une oreille depuis un certain temps déjà. La vétérane n’eut pas besoin que son fils parle pour savoir qu’il demandait son autorisation, bien élevé qu’il était.
— Allez y… Je ne dirais rien…
— Merci Plume de Rouge-Gorge ! s’exclama la jeune chatte, enjouée.
— A la condition que tu ne mentes plus comme ça à ton frère, ni à qui que ce soit d’autre… Tu vas finir par blesser des chats auxquels tu tiens.
Duvet Tigré eut un mouvement d’épaules.
— Ouais, promis, je le ferais plus.
Mentir en promettant de ne plus mentir. Duvet Tigré tout craché.
Les deux amis attaquèrent à belle dents la proie, se chamaillant les meilleurs morceaux. Mais alors que Duvet de Foudre s’apprêtait à prendre une délicieuse bouchée, le mulot lui passa sous le nez. Vive comme un éclair et habile comme une martre, Duvet Tigré cacha le rongeur entamé sous ses pattes, au moment même où une large tête couleur du soleil émergea de l’entrée. C’était Etoile du Jour, le chef du Clan du Tonnerre en personne ! Son immense masse de muscles et de fourrure dorée bloquait la lumière blanche du petit matin, comme s’il eût été assez grand pour cacher l’astre solaire tout entier. Sa mâchoire disproportionnée et ses larges pattes lui semblaient à l’image des lions des légendes et sa force n’avait d’égale que sa grandeur d’âme disait-t-on. Il était tout ce qu’un chaton coincé dans la pouponnière rêvait d’un jour devenir. Mais pour l’heure la première pensée de Duvet de Foudre alla à son amie. Il devait être ici pour la réprimander d’avoir menti à son frère et volé la proie ! Cependant le meneur, dont l’expression était douce et inquiète plutôt qu’en colère, regardait la mère du jeune matou.
— Plume de Rouge-Gorge ? Peux-tu venir avec moi ? Il faut que l’on parle de ce dont tu sais… fit le grand mâle, concerné par l’état de sa guerrière.
La vétérane se leva en silence après un bref hochement de tête, confirmant sans mots qu’elle le pouvait. Alors qu’Etoile du Jour attendait la rouquine, son regard glissa vers les deux chatons qui le fixaient avec des yeux ronds. Il eut un petit ronronnement gêné.
— Bonjour vous deux ! Pas de bêtises d’accord ? fit-il en constatant qu’ils seraient seuls, Plume de Rouge Gorge revient vite.
— Oui Etoile du Jour ! miaula trop sagement Duvet Tigré.
Duvet de Foudre tenta d’imiter l’expression d’innocence qu’abordait la petite chatte, avant de se rendre compte que son museau était taché de sang. La bourde ! Il fit semblant de nettoyer son poitrail, dans l’espoir de cacher la preuve de sa culpabilité. Cependant, si le meneur avait remarqué son manège, il ne le commenta pas.
Lorsque la reine l’eut finalement rejoint, il pressa sa tête contre la sienne, donnant un petit coup de langue sur son front. Dans ses yeux se lisait toute la compassion que l’on pouvait éprouver pour un ami précieux. Ils disparurent dans la lumière éblouissante de l’extérieur l’instant d’après.
Duvet de Foudre se perdit dans la contemplation de ce lien fort qui existait entre sa mère et le chef. Il y a longtemps, elle avait été son apprentie… Ce qu’il aurait aimé que Plume de Rouge-Gorge ait le même regard pour son fils… Son silence méditatif fut vite rompu par les bruits de mastication de Duvet Tigré, qui n’avait pas attendu longtemps pour continuer son repas. Pour sa part, ses sombres pensées lui avaient coupé l’appétit.
— Ça doit être vraiment fatiguant pour Plume de Rouge-Gorge d’alterner entre ses devoirs de lieutenante et la pouponnière, commenta-t-elle la bouche pleine.
— Ouais… Mais ça doit être super d’avoir des responsabilités ! répondit le chaton, feignant l’enthousiasme. En tout cas ça à l’air de lui plaire plus que de s’occuper de son stupide chaton, pensa-t-il amer. J’ai vraiment hâte d’être apprenti !
— Eh bien pas moi ! avoua-t-elle en essayant de déloger un peu de fourrure coincée entre ses dents.
Duvet de Foudre la regarda avec des yeux si ronds qu’on l’eut confondu avec un poisson hors de l’eau. Elle ronronna.
— Je dis pas que c’est nul de devenir apprenti, mais bon, tout le monde passe par là, ça n’a rien de spécial… La seule différence avec maintenant c’est que j’aurais constamment quelqu’un sur mon dos à me dire ce que je dois ou dois pas faire. La barbe !
— Tu n’as même pas hâte de sortir du camp ? demanda Duvet de Foudre, surpris, lui qui mourait d’impatience de découvrir le territoire de fond en comble !
—Le truc c’est que je sors déjà en cachette donc je connais un peu ! Oh ! D’ailleurs !!! Cette nuit j’ai presque réussi à attraper une souris ! J’ai entendu du mouvement dans un buisson, alors je me suis approché en silence et j’ai glissé mes pattes sous les branches ! J’ai senti son poil pour te dire à quel point j’étais proche de l’avoir ! Si seulement j’avais été plus rapide… Mais personne ne va me croire…
— Moi le premier ! répliqua le mâle crème en lui donnant un coup de patte à l’épaule. Il ne faut pas sortir en plus ! Ça gâche toute la surprise !
—Trop tard ! ronronna la femelle tigrée, le bousculant un peu avant de mordiller son oreille, joueuse.
Mais son ami n’eut peu de réaction. Ses yeux tombèrent à ses pattes.
— Toi tu as quelque chose sur le cœur.
— Non, je t’assure…!
— C’est ça, et moi j’ai rien derrière la tête ! Aller, je te connais, qu’est-ce qui te travaille
— J’ai hâte d’être apprenti c’est juste que… il baissa la voix, jetant un coup d’œil rapide vers l’entrée de la pouponnière, il chercha ses mots. C’est à cause de Plume de Rouge-Gorge…
— Qu’est-ce-que tu veux dire ? s’étonna Duvet Tigré.
— Fais pas comme si t’avais rien remarqué ! Elle réagit presque jamais quand je lui parle, elle est toujours trop fatiguée pour jouer avec moi, elle s’absente tout le temps pour ses…trucs de lieutenante alors que Pelage Sauvage est censé la remplacer… Elle s’occupe du clan tout entier, sauf de moi ! Je crois qu’elle ne m’aime pas… il malaxait la terre nerveusement de ses griffes.
— Tu plaisantes j’espère ? s’offusqua la jeune chatte. Ça se voit depuis le territoire du Clan de la Rivière que ta mère t’adore ! Ok elle est pas là à te chouchouter comme si t’étais l’envoyé du Clan des Etoiles, et c’est vrai qu’elle est souvent… ailleurs. Mais elle te laissera toujours une place dans son nid ! Elle sera toujours là pour toi ! Et c’est le plus important !”
Duvet de Foudre médita longuement les mots de son amie, les oreilles baissées. Avait-il tort de se sentir seul et malheureux ? Il sentit la langue de Duvet Tigré contre sa joue.
— Et puis… À quoi bon être trop aimé par sa mère ? T’as vu ce que ça a fait à Duvet de Muscardin ? Rassures-moi, tu veux pas être comme Duvet de Muscardin ? le chaton crème ne put s’empêcher de ronronner, la femelle continua de faire la pitre. Duvet de Muscardin par ici ! Duvet de Muscardin par là ! Oh mon mignon souriceau d’amour à moi ! C’est qui le plus beau de tout le monde entier ? Mais c’est mon petit tout petit Duvet de Muscardindon ! A croire qu’elle n’a eu qu’un seul chaton !
Duvet de Foudre sentit une pierre lui tomber dans l’estomac. Duvet Tigré… Elle dormait toujours à l’écart de sa mère et de son frère. Comment avait-il pu passer à côté de la souffrance de son amie ? Comment avait-il osé se plaindre devant elle, alors que Plume de Rouge-Gorge lui offrait ce que la chatte tigrée n’avait pas…
— Je suis désolé…
— De quoi ? mais l’intelligente petite chatte n’eut aucun mal à rattraper son fil de pensée. Eh, p’tite tête ! T’en fais pas pour moi ! C’est Pelage Pâle qui le regrettera un jour ! Pas moi ! fit-elle avec désinvolture. Donc t’avise pas de souffrir à ma place, cœur de moineau ! Et puis de toute façon j’ai un père qui vaut toutes les mères du monde !”
A cela Duvet de Foudre ne put qu’acquiescer, venant malgré tout se frotter contre son amie, pour lui dire qu’il était là lui aussi, pour elle.
— C’est vrai ! Patte d’Andrène est incroyable ! Et puis tu as raison… Le problème ce n’est pas Plume de Rouge-Gorge… C’est plutôt qu’on ne pourra plus beaucoup jouer tous les deux après aujourd’hui… Le chaton jeta un regard mélancolique à la pouponnière. Ça va vraiment faire vide sans toi, pendant une lune entière…
— Vois le bon côté des choses ! Tu n’auras plus de Duvet de Muscardin à supporter pendant une lune entière ! Je dormirai avec un blaireau pour avoir cette chance !
Elle ne reçut qu’un faible ronron de la part de son cadet en réponse. Lui, au contraire, dormirait avec un blaireau pour que son baptême se déroule le jour même. L’idée d’être seul sans sa meilleure amie l’angoissait. Voyant qu’elle ne parvenait pas à le tirer de ses noires pensées, elle chercha à le rassurer.
— Ce n’est toujours qu’une seule lune… On se retrouvera très vite… Elle-même ne semblait pas convaincue par ce qu’elle disait.
Une lune. Duvet de Foudre en avait déjà attendu cinq, et il ne se souvenait même plus des deux premières ! C’était comme… Attendre toute sa vie ! Son aînée détourna le regard, impuissante, puis ses pupilles se rétractèrent, sa queue s’agita et son museau se plissa. Quiconque la connaissait savait qu’elle se triturait les méninges. Soudain, après quelques minutes d’intense réflexion, elle bondit sur ses pattes, victorieusement.
— J’ai une idée ! s’écria-t-elle.
A peine Duvet de Foudre eut le temps de relever la tête qu’elle avait disparut de la pouponnière. Le chaton crème tenta bien de l’arrêter mais déjà il ne restait d’elle plus que le bruissement des feuilles qu’elle avait frôlé en s’échappant. Il aurait aimé qu’elle reste, il aurait voulu passer leurs derniers moments ensemble… Eh bien… Ensemble. Un silence lourd s’installa dans la vaste tanière, compagnon non-désiré qui étouffait Duvet de Foudre de sa présence. Le jeune mâle resta un instant perdu, à contempler ce vide auquel il devait tôt ou tard s’habituer. Demain, même Pelage Pâle, la mère de Duvet Tigré et Duvet de Muscardin, s’en irait rejoindre la tanière des guerriers. Sa présence lui était si familière qu’il n’avait même pas songé à son départ. Qui le rassurera pendant les orages ? Qui le grondera lorsqu’il fera une bêtise ?
Un frisson parcourut l’échine du jeune félin tandis que son regard glissait d’un nid vide à un autre. Au dehors, tout était bruyant et vivant. Mais ici ? Il n’y avait rien pour lui que de la mousse séchée, de la terre et le silence. Le nid de sa naissance ne lui inspirait plus que de l’inquiétude. Il avait besoin de sortir d’ici. Et s’il allait saluer les anciens ? Le petit chat tourna les talons et fit un bond hors de la pouponnière.
Il plongea dans l’effervescence tournoyante du camp du Tonnerre. D’un côté comme d’un autre les félins s’agitaient, pareils à une fourmilière parfaitement ordonnée. Ici l’on entendait la cavalcade des retardataires qui s’extirpaient de leur nids, là on voyait les éclats du soleil sur les fourrures chatoyantes et colorées qui se mêlaient les unes aux autres à mesure que les patrouilles se formaient. Le chaton se glissa entre les têtes familières du Clan du Tonnerre; Crinière Poilue rouspétait après Anthère de Volubilis, Coeur de Blé, Museau de Nielle et Feuille d’Ipomée rentraient d’une promenade matinale avec de belles proies entre les dents, Baie de Houx scrutait d’un oeil mauvais les guerriers, à la recherche d’une nouvelle victime sur laquelle passer son éternelle colère…
Les odeurs rassurantes du camp l’enveloppèrent à mesure qu’il se frayait un chemin vers la tanière des anciens: celles alléchantes des proies, les effluves piquantes et végétales de la tanière de la guérisseuse, mais surtout, la fragrance si familière des guerriers, dont les subtiles fumets individuels n’échappaient pas au nez habitué du chaton.
Alors qu’il s’apprêtait à saluer les anciens, un miaulement formidable retint sa curiosité. Ses yeux se posèrent instinctivement sur l’épaisse toison rougeoyante de Nuage de Renarde, géante parmi les géants. Elle racontait sans doute une anecdote de chasse croustillante à ses deux frères, Nuage de Ronce et Nuage du Matin, qui l’écoutaient attentivement. La féline battait l’air de ses grosses pattes, sans doute pour mimer une action qu’elle échouait à retranscrire par les mots -elle n’était pas réputée pour sa grande éloquence, ni sa délicatesse par ailleurs- et le chaton jurait sentir le sol trembler sous ses lourdes gambades.
Ce soir, ce serait avec eux que Duvet Tigrée dormirait. L’imaginer fréquenter tous les jours une chatte aussi grande lui donnait le tournis. Il se recroquevilla un peu. Comment allait-elle se sentir, toute seule face à la lionne ? Et dans une lune, est-ce que lui-même serait à la hauteur ? Sans doute pas.
— Bonjour Duvet de Foudre ! Tu es bien matinal ! fit une voix derrière lui. Le chaton, tiré de sa réflexion, se tourna pour s’engouffrer dans la tanière fraîche, légèrement renfoncée dans le sol. Il lui fallut quelques secondes pour s’habituer à l’obscurité qui y régnait et apercevoir les trois anciens du Clan du Tonnerre.
Une masse d’un blanc sale s’étalait de toute sa longueur devant lui, comme une espèce de champignon duveteux parasitant les grands et nobles chênes. C’était Eclat Nivéen, le doyen du clan, il était si vieux que personne ne se souvenait de sa naissance ! Tout le monde disait que le Clan des Etoiles l’avait oublié. Ses yeux, constamment clos, avait été crevé d’une façon qu’ignorait le jeune chat, car l’acariâtre mâle inventait une histoire différente à chaque fois qu’on lui posait la question, toutes plus horribles les unes que les autres. Elles allaient du simple “J’ai fais une Longue Plume” à “Je me les suis arrachés moi-même pour plus voir la sale face des chats du Clan de l’Ombre”. Malgré son mauvais caractère, Duvet de Foudre le trouvait amusant.
A sa gauche, en train de faire mine de s’étirer, une vénérable épave. Loin d’être mourant, Poil de Hérisson, un matou grassouillet à l’épaisse fourrure en bataille, agissait pourtant comme s’il était aux portes de la mort. Lent, parlant toujours du même sujet, faisant comme s’il était complètement sourd alors qu’il ne l’était pas… Il ne prenait même plus la peine de laver son épais poil brun plein de poussière ! Il disait que c’était parce qu’il n’aimait pas avoir du sable dans la bouche, mais après il n’arrêtait pas de se plaindre que sa peau le démangeait ! Ennuyeux au mieux, casse-patte pour la plupart, il était le fléau des apprentis qui se retrouvaient à devoir lui faire sa toilette.
Enfin, rayonnante au milieu de l’abominable Éclat Nivéen et du Poil de Hérisson tout froissé, Patte Raide regardait le chaton avec une mine sage et bienveillante. A côté de ses camarades de tanière, l’âge ne semblait que la bonifier. Pas bien grande pour un chat du Tonnerre, elle avait une bonne figure ronde et sympathique, ainsi qu’un beau poil lustré couleur du sable.
Duvet de Foudre se souvenait qu’au début les anciens lui faisaient très peur, avec leurs grands yeux globuleux. Aujourd’hui, il allait si souvent les voir qu’il avait du mal à réaliser que leurs tanières étaient séparées. Le chaton aimait la fraîcheur perpétuelle du lieu, les blagues d’Éclat Nivéen et les loufoqueries du vieux Poil de Hérisson, mais surtout, il adorait écouter les merveilleux récits de Patte Raide. Avec ses histoires, il s’évadait du camp, comme Duvet Tigré, et partait affronter les grands ennemis des contes, aux côtés du valeureux Etoile de Feu, ou de l’intrépide Coeur Blanc. Son rêve lui revint alors en tête, il devait absolument en parler avec Patte Raide ! Elle qui connaissait tout du passé ! Le petit matou vint s’installer près des trois chats, les moustaches frétillantes d’impatience.
— Oh toi, je sens que tu as une aventure à nous raconter ! ronronna Patte Raide.
— Oui ! J’ai rêvé d’un chat du Clan des Etoiles ! Il s’appelait Poursuite de Musaraigne !
— Ben voyons ! Éclat Nivéen fut le premier à réagir, et moi je suis capable de mettre un peu de bon sens dans le crâne de cette cervelle de volatile de Poil de Bécasse !
— Éclat Nivéen ! gronda Patte Raide. Laisse le parler !
— Oh comme tu l’as… Bécassé ! s’exclama inopinément Poil de Hérisson. C’est bien ainsi que l’on s’exprime chez les “jeunes” ? Je t’ai cassé ! Huhu ! Et toi, mon cher ami, tu as Bécassé Poil de Bécasse !
— … Par pitié Poil de Hérisson, n’essaye plus jamais de faire de l’humour”, cracha le vieux mâle aveugle.
Patte Raide roula des yeux.
— N’écoute pas les vilains mots de ces deux-là. Poursuite de Musaraigne tu dis ?
— Oui, il était un ancien apprenti du Clan du Tonnerre ! Avant même que les clans ne rejoignent le lac !
— Hmh… l’ancienne se mit à réfléchir. Ce nom-là ne me dit rien…
— C’est normal ! Il est mort avant de recevoir son nom de guerrier. Il a connu Etoile de Feu tu sais ? fit-il, extrêmement fier d’en savoir plus que la conteuse du Clan du Tonnerre.
— Et de quoi avait-il l’air, dis moi mon souriceau ?
— Il était grand, tout brun, et on voyait à travers lui ! Et puis il brillait, comme les étoiles dans le ciel ! Il m’a dit que son père c’était Pelage de Poussière ! Et il avait deux frères ! Patte d’Araignée et eu…. eum…
— Bois de Frêne, répondit l’ancienne, après avoir également pris le temps de la réflexion.
— Tu les connais ? s’exclama le chaton, tout ahuri.
— Non, pas vraiment. Je connais un peu sur leur père, car il fut l’un des amis et rival d’Etoile de Feu, et je sais qu’il a eu de nombreux enfants, avec sa compagne dont il était très amoureux. Le nom Bois de Frêne m’est resté car il a fait partie des chats s’étant entraînés dans la Forêt Sombre, avant la grande bataille…
— C’est vrai ?! Il ne m’a rien dit de tout ça !
— C’est sûrement parce que son frère a réalisé son erreur avant qu’il ne soit trop tard. Sinon nous l’aurions oublié…
— Mais tu ne connaissais pas Poursuite de Musaraigne ! Pourtant je l’ai vu au Clan des Etoiles !
— Tous les chats qu’on oublie ne vont pas dans la Forêt Sombre ! Leur histoire a simplement cessé d’être racontée, et leur nom se sont perdus. En tout cas, si tu fais d’autres rêves de ce genre, viens m’en parler d’accord ?
— D’accord… Mais je trouve ça triste… Moi je raconterai votre histoire à tout le monde ! Vos noms seront jamais perdus !
— Eh ! On est pas encore crevé ! râla Éclat Nivéen. Patte Raide, tu ne devrais pas le pousser dans son délire ! On en a pas besoin d’un deuxième qui s’y croit trop dans le Clan ! Poil de Bécasse suffit !
— … Tu l’as poil DEUX bécassé ! Deux ! Parce que, voyez-vous, tu l’as fait deux fois… Non ? Toujours pas ? Arh ! C’est pas grave, je pardonne votre simplicité ! Bien, bien, cette histoire me rappelle ma soeur ! Orage de l’Aube ! Vous-ai-je déjà parlé de ma vénérable sœur ? Elle aussi rêvait du Clan des Etoiles !
— Oui, elle était guérisseuse. C’est un peu la base, grogna Éclat Nivéen en se réinstallant.
— C’est vrai ?! Tu m’en a jamais parlé à moi !
— Ah vraiment ? Curieux… Eh bien…”
Prenant l’exclamation du jeune félin pour une invitation à parler plus amplement de l’ancienne guérisseuse du Clan du Tonnerre, la masse croulante aux dents manquantes prit une longue inspiration préparatoire. Si lente en réalité qu’Eclat Nivéen parvint à commenter l’action.
— Il fallait que tu le lance sur sa soeur. Il adore en parler. Presque autant que sa compagne. Et il est terriblement casse-patte. La prochaine fois que tu lui donnes une occasion, je te tord le cou sale garnement.
Patte Raide donna un coup agressif au vieux champignon, qui feula en réponse. Mais Duvet de Foudre était trop émerveillé par la perspective d’entendre une nouvelle histoire sur le passé de son clan pour s’effrayer des paroles du doyen.
— Ce fut bien avant le long coucher de soleil…” finit enfin par sortir le chat escargot.
Bien avant le Long Coucher de Soleil… Duvet de Foudre entendait cette même rengaine à presque chacune des anecdotes de Poil de Hérisson. Cela lui avait toujours semblé naturel de commencer une histoire d’ancien par ce Long Coucher de Soleil, et pendant toute sa vie il l’avait accepté comme une formule peu recherchée réservée aux vétérans du clan. Mais aujourd’hui, du haut de ses cinq lunes, le chaton réalisait enfin la véritable nature de ce marqueur temporel. Le Long Coucher de Soleil devait être quelque chose de réel. Mais quoi ? Personne ne posait la question. Avait-il le droit de demander ? Ce mystère le taraudait tellement qu’il réalisa ne rien écouter des paroles du vieux matou.
— Dites… C’est quoi le Long Coucher de Soleil ?”
Le vieux chat brun, en pleine inspiration rouillée, s’arrêta nette. Il souleva ses moustaches, surpris de la question totalement hors-sujet. Mais avant que le vénérable eut pu se rendre compte que ce mal élevé qui lui avait demandé plus de détails sur son incroyable sœur ne l’écoutait absolument pas, Eclat Nivéen feula sur le jeune chat.
— C’est un truc pour faire parler les curieux !”
Duvet de Foudre, confus, essaya de s’excuser presque aussi vite qu’il avait posé sa dérangeante question. Mais Patte Raide le devança de peu, posant sa queue contre celle battant furieusement le sol du mâle blanchâtre.
— Je pense que, s’il pose la question, c’est qu’il est prêt à entendre la réponse” murmura l’ancienne avec la force d’un ordre.
Eclat Nivéen fronça du nez, gardant ses méchancetés pour lui.
En les observant, Duvet de Foudre se fit la réflexion qu’il aurait dû fermer sa grande bouche, avec sa question à l’intérieur. Il se fit tout petit.
— Je dis ça pour vous hein. C’est vous qui vous mordez la queue pour faire attention avec le marmot, pas moi !
— Je suis vraiment désolé, je voulais pas… Poil de Hérisson tu peux continuer ton histoire..? Je t’interomperai plus, promis..!” miaula le jeune chat.
Il préférait largement entendre le récit du vieux mâle brun, plutôt que de voir Patte Raide et Éclat Nivéen en découdre par sa faute. Poil de Hérisson ouvrit la bouche pour reprendre son passionnant récit, mais cette fois ce fut la vieille femelle crème qui lui coupa l’herbe sous les pattes.
— Ne t’excuses pas Duvet de Foudre. Tu as le droit de poser cette question. rassura l’ancienne, néanmoins le chaton voyait l’inquiétude briller dans ses yeux vert terne. Le Long Couché de Soleil fut une période très sombre pour les clans. La saison des neiges la plus longue que nous n’ayons jamais vécu”, commença-t-elle, choisissant avec prudence ses mots. Son regard vitreux s’égara dans le givre, frissonnant alors que la neige envahissait ses souvenirs.
— Long ? Comme deux lunes de plus ? questionna Duvet de foudre avec tout autant d’attention.
— Long comme une douzaine de lunes de plus à vue d’œil, répliqua sèchement le matou blanc.
— Tu plaisantes !! Ça a duré plus de 50 lunes au moins !! cria soudainement Poil de Hérisson.
— Tu es bête à manger de l’herbe ma parole ou bien tu ne sais pas compter ! Je serais mort depuis le temps ! insista Eclat Nivéen, 12 lunes de plus c’est déjà assez !
— Mais… qu’est-ce qui s’est passé pendant ces douze lunes ?” les interrompit Duvet de Foudre.
La tension lourde dans l’air le rendait très mal à l’aise. Même les anciens, qui pourtant étaient toujours si calmes, semblaient parler de ce diable de temps avec effroi.
— Énormément de choses, Duvet de Foudre, reprit la conteuse. Les clans se sont unis en un seul pour la première fois de leur histoire, luttant tous ensemble contre le froid et la faim qui ravageait le lac. Nous avons fait de notre mieux pour qu’aucun chat ne soit laissé derrière.
— Alors là ma vieille tu as la mémoire qui t’arrange ! cracha Éclat Nivéen. J’en connais un pour qui je ne devais pas être un chat vu qu’on en laissait “aucun derrière”.
— Il faudra bien que tu reconnaisse un jour mon cher, qu’il est chose ardue de te considérer comme un chat, grommela Poil de Hérisson entre ses moustaches.
Son camarade de tanière s’empressa de rappeler au mâle poussiéreux qu’il était aveugle, non pas sourd. Les deux matous semblaient bien partis pour s’engager dans une énième croisade l’un contre l’autre. Le chaton, lui, s’était muré dans le silence, attendant d’avoir de nouveau l’attention de Patte Raide, pour lui demander, d’un miaulement incertain;
— Qu’est-ce-que ça veut dire ?
Les épaules de l’ancienne tombèrent avec ses oreilles. Elle ronronna, lui confiant.
— Ce qu’Eclat Nivéen a voulu dire, c’est que si l’adversité peut révéler ce qu’il y a de mieux en nous, elle peut aussi révéler ce qu’il y a de pire…
Les pattes du chaton se crispèrent dans la terre, l’excitation se confondant avec la curiosité. Les pupilles dilatées, il s’apprêtait à encourager Patte Raide à lui en dire plus, quand il entendit des bruits de pas. C’était Duvet de Muscardin qui s’installait sans un mot à côté de lui, alors que l’attention de Patte Raide était à nouveau demandée par ses deux camarades de tanière, en grand besoin d’arbitre. L’animal tenait sa tête basse, ses babines froncées, sa queue battant l’air.
Duvet de Foudre comprit immédiatement que le mâle taupe avait découvert à ses dépends que sa sœur s’était moqué de lui.
— De nombreux guerriers ont bafoué le code, durant le Long Coucher de Soleil, repris l’ancienne, une fois la rix entre ses amis calmée. Ils étaient comme possédés par l’esprit d’Etoile du Tigre. Le Clan des étoiles les a punis.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? demanda le félin dont la fourrure crème se soulevait au rythme de ses frissons.
— Des choses qu’un jeune chaton ne peut pas encore entendre… fit Patte Raide en agitant doucement ses moustaches, un ronronnement discret s’élevant de sa gorge.
— Je vois pas en quoi on devrait cacher à Duvet de Foudre des histoires de “guerrière” qui ont des bébés avec des chats errants, surtout si ça le concerne, siffla Duvet de Muscardin, d’un air faussement niais.
Duvet de Foudre sursauta. Un froid glacial le prit au cœur, jusque dans ses os. Il devait avoir mal entendu. Sa gorge se noua. Il n’osa pas regarder son camarade.
— Duvet de Muscardin ! gronda sèchement la vieille chatte.
— Quoi ? J’ai rien dit de mal ! Il le sait que son père est pas des clans !”
Oui. Duvet de Foudre savait que son père était un chat errant. Chaque jour il essayait de ne pas y penser. Il voulait juste disparaître, s’enterrer comme le font les rongeurs à la saison des neiges, et ne ressortir que dans vingt lunes entières. Il ne voulait pas que les anciens s’en souviennent. Il voulait que tout le monde oublie ça, que ce n’était pas son père, et que ce n’était pas important. Il voulait que Duvet de Muscardin se taise. Mais ce dernier le railla plus encore.
— Il serait p’t’être temps qu’il en apprenne les conséquences !
— Tais-toi ! Ça suffit maintenant ! cracha Patte Raide en se redressant.
Qu’il se taise. Qu’il se taise. Qu’il se taise. Ça tournait dans la tête de Duvet de Foudre. Les conséquences ? Quelles conséquences ? Est-ce que… Le clan des Etoiles allaient les punir lui et sa mère ?!
— Mais il est assez grand pour se défendre tout seul ! C’est même lui qui l’as dit ! Hein ? Pas vrai ? Ou alors tu vas aller voir ta maman ? Même si entre nous je crois pas qu’elle me grondera vraiment, elle a pas l’air d’en avoir grand chose à faire de toi, comme ton père !
La rage le prit à la tête comme s’abat la foudre au sol.
“ARRÊTEZ !!!”
Duvet de Foudre sursauta au cris perçant d’une guerrière. Il prit une longue inspiration. Ses poumons s’emplirent de l’air frais matinal qui s’écoula, telle une rivière, au travers de son corps. Il vivifia ses muscles douloureusement engourdis et chassa le brouillard épais de ses pensées. Le monde autour de lui se révéla par une affluence de bruits sourds ; des vociférations, des feulements, des tornades de poussière… La voix éraillée d’Éclat Nivéen sifflant des encouragements mesquins trop près de son oreille, les caquètements insupportables de Duvet de Muscardin, le souffle lourd de sa propre gorge en feu… Au-delà, des chamailles bruyantes, des ronronnements amusés, la rumeur trop proche des guerriers.
“ BASTON BASTON BASTON !!!”
S’exalta Nuage de Renarde avant d’être frappée sur la tête par son mentor. Duvet de Foudre regarda, confus, le cercle de curieux dont il était visiblement le centre d’attention.Il s’étonna de la terre qu’il avait dans la bouche, et de la douleur engourdissant ses pattes. Il était au sol, douloureusement écrasé par un Duvet de Muscardin à l’air satisfait, lui-même retenu à l’échine par une Patte Raide furibonde, qui avait doublé de volume tant son poil se hérissait. L’ancienne, tout comme le chaton, avait de petites coupures au visage.
“ MAIS VOUS AVEZ PERDU LA RAISON ?!” s’estomaqua Pelage Pâle, se précipitant vers son fils.
Le mâle brun fut contraint de lâcher sa prise sur son cadet, qui se redressa en toussant, complètement perdu. Que venait-il de se passer ? Tous les regards étaient braqués sur lui. C’est vrai, il avait attaqué Duvet de Muscardin, mais après ? Il avait perdu visiblement.
— Qu’est-ce qui vous a pris ?! Duvet de Muscardin, tu saignes ! Blessé le jour de ton baptême ! Quelle honte ! J’espère que tu es fier de toi sale garnement !
Cracha la reine, se tournant brusquement vers Duvet de Foudre. Le chaton se fit tout petit.
— Mère, c’est vraiment rien ! On ne faisait que jouer !
Jouer ? Duvet de Foudre sentit sa gorge se nouer affreusement. Il plongea ses griffes dans le sol. Lui ne jouait pas. Est-ce que Duvet de Muscardin disait cela pour l’humilier encore plus ?
— Si je peux me permettre de dire deux mots sur le comportement de ton fils- commença Patte Raide, qui était encore à bout de souffle, et dangereusement frêle sur ses jambes. Mais Pelage Pâle n’avait d’attention que pour son précieux chaton.
— Je t’ai déjà dit que je ne veux pas que tu joues à ces jeux de brutes mon muscardin. Tu aurais pu te faire très mal, te tordre une patte, ou te crever un œil !
— Mère, c’est Duvet de Foudre ! Il ne pouvait rien me faire !
— JE NE VEUX RIEN SAVOIR. Tu n’es pas un guerrier, Duvet de Muscardin ! Et je ne sais même pas si tu es prêt à devenir un apprenti !
Derrière la femelle hurlante et inconsolable, qui affrontait les deux chatons écervelés avec une passion toute maternelle, le regard de Duvet de Foudre trouva la pouponnière. Juste devant, Etoile du Jour, qui raccompagnait Plume de Rouge Gorge, remarqua enfin le conflit. Il s’approcha, peu concerné. Que Pelage Pâle hurle à côté de Duvet de Muscardin n’avait rien d’inhabituel. La reine, elle, sembla faire la sourde d’oreille, laissant son chaton aux réprimandes de l’écaille de tortue.
— LAISSES MOI PARLER PELAGE PÂLE.
Duvet de Foudre se recula, sûrement par instinct de survie. Quand Patte Raide se mettait à crier au point où son miaulement craquait, ce n’était pas bon signe, et il se sentit paniqué à l’idée d’être au centre d’une telle dispute. L’ancienne affrontait le regard de la jeune reine, la remontrance dégénérant définitivement.
— Ce n’est pas ton chaton ! rétorqua Pelage Pâle.
— Raison de plus ! siffla l’ancienne, Franchement, tu l’as vu ton chaton ! Tu ne sais même pas pourquoi ils se battaient !!!
— J’ai pas besoin de savoir la raison, Duvet de Foudre a attaqué Duvet de Muscardin ! Je l’ai vu.
C’est à peu près à ce moment-là que le jeune chat décida de filer, tant que les deux chattes réglaient leur compte. Etoile du Jour trottinait vers elles et était déjà en train d’intervenir quand il disparut comme un voleur, rasant le sol.
Plutôt se cacher dans la pouponnière que d’entendre à nouveau Duvet de Muscardin tout justifier par le jeu. C’était ça les jeux d’apprentis ? Ça n’avait rien de drôle, ça ne faisait que faire crier tout le monde, et pas les bonnes personnes. Il n’adressa pas le moindre regard à Plume de Rouge-Gorge alors qu’il plongeait dans la pouponnière. Elle aurait mieux fait d’en faire de même.
— Duvet de Fou…
— Pourquoi tu n’as rien dit ?! T’as tout vu non ?!
Ça n’était pas juste. Rien de tout ça n’était juste ! Duvet de Muscardin aurait dû se taire, personne n’avait besoin de parler de ça. Patte Raide et Pelage Pâle ne devraient pas se disputer sur quelque chose qui ne les regardaient pas, et Plume de Rouge-gorge aurait dû intervenir ! Pourquoi Pelage Pâle se précipitait au moindre bobo de son précieux bébé alors que sa mère à lui, restait là à rien faire comme d’habitude ? Et dire qu’il devait encore la supporter une lune entière !
— J’ai fait une erreur… les mots de Plume de Rouge-Gorge s’échappèrent avec la même faiblesse qu’un écho triste.
Cette phrase, qu’elle répétait sans arrêt, il l’avait entendue une fois de trop. Une erreur ? Seulement une ? Ou une nouvelle qui s’accumulait à toutes les autres, s’ajoutant à chaque fois qu’elle prononçait cette phrase ? Est-ce que ça la rassurait de le dire ?
Duvet de Foudre, lui, ça ne le rassurait pas. A vrai dire, toutes ces questions il ne se les posait plus. La réponse, s’échouait comme une évidence dans sa colère. L’amertume remonta, sortant de sa bouche sans qu’il ne puisse la retenir.
— Des erreurs ! Des erreurs ! Je sais que tu parles de moi ! Je sais que je suis une erreur ! Arrête de le répéter !
Un éclat se réveilla au fond des yeux de Plume de Rouge-Gorge, et Duvet de Foudre regretta immédiatement ses mots. Son poil retomba, de même que son propre regard. Il alla, le cœur lourd, se réfugier dans son nid. Il aurait mieux fait d’y rester endormi ce matin.
Il avait blessé sa mère.
Alors qu’il enfouissait son museau sous ses pattes pour ne plus rien voir du monde, la tête lourde de la grande chatte se posa doucement contre son dos. Son souffle apaisant guida Duvet de Foudre hors de la tempête qui prenait ses poumons et son ronronnement chassa lentement l’orage voilant ses yeux. Blottit contre elle, il pu laisser aller sa peine, aussi longtemps qu’il fallait pour qu’elle s’écoulât complètement.
— Dit… à quoi ressemblait mon père ?
Les deux félins se regardèrent. Plume de Rouge-Gorge pris le temps de la réflexion.
— A toi en fait…
Duvet de Foudre fronça le museau. Ce n’était pas une réponse ça ! La grande femelle fut contrainte d’en dire plus.
— Il avait une queue en plumeau comme la tienne.. Et puis, il était aussi insaisissable que la brume…
Le chaton fauve se rapprocha de Plume de Rouge-Gorge, passant ses pattes sous les siennes. Elle devait espérer qu’il arrêterait de la fixer, qu’il se désintéresserait, mais Duvet de Foudre voulait en savoir plus. Ça ne lui suffisait pas, de la brume comme père.
— Vous avez le même regard… Qui se ferme quand tu as peur, mais ouvert sur le monde… Observateur, attentif malgré lui…
Son miaulement faible se mourait déjà dans sa gorge. Son regard se voilait, et les mots, elle les expulsait de sa bouche dans un grincement difficile. Elle faisait de son mieux, vraiment de son mieux pour lui en dire plus.
— Et… Il me donnait des surnoms… J’ai fait une erreur.
Les souvenirs achevèrent de la faire taire. Duvet de Foudre comprit qu’elle s’était de nouveau perdue dans ce monde invisible duquel il était absent. Il vint passer un coup de langue sur son crâne, pour qu’elle se souvienne que son fils l’aimait. Il ne brisa plus son silence. Pourtant, une question le brûlait. Question épineuse auquel le jeune matou craignait ne jamais avoir de réponse: Pourquoi tu l’as choisi, lui ?
Laurish
C’est alors qu’un bruissement fit dresser ses oreilles sur sa tête. guillerette et sautillante, une petite chatte au nez de souris s’introduisit dans la pouponnière, la bouche débordante de mousse. Oeil Rubis, aux moustaches frétillantes d’écureuil, adressa l’un de ses regards pétillants au jeune chaton. La guerrière déposa son étouffant fardeau au sol, tandis que Duvet de Foudre quitta sa mère pour s’approcher d’elle.
— Bonjour Oeil Rubis…! Tu chasses la mousse ce matin ?
— Salut souriceau ! ronronna-t-elle joyeusement. Eh oui ! J’en ai attrapé plus mais elle s’est enfuie de ma bouche sur le chemin, la vilaine ! Ce genre de chose n’arrive pas avec les écureuils, crois-moi !
Duvet de Foudre aimait Oeil Rubis. Elle était une incroyable chasseresse, une chatte savante qui ne tarissait pas sur son art, mais en plus de tout celà elle était drôle. Parfois Duvet de Foudre avait l’impression qu’ils étaient tous les deux apprentis tant ils pouvaient s’amuser ensemble.
— Bon, sinon, comment tu te sens ce matin ? Tu t’es fait embêter par Duvet de Muscardin ? Duvet de Foudre grimaça, les nouvelles allaient vite, comme toujours.
— C’était rien…
Le Clan des Etoiles seul savait ce que ses propres mots lui coûtaient. Néanmoins, Duvet de Foudre préférait enterrer l’incident le plus rapidement possible.
— Il est vraiment mal élevé ce chaton, une vraie brute, miaula sévèrement la guerrière, tandis qu’elle donnait des coups de patte dans la mousse qu’elle venait de rapporter. Un mentor ça lui fera du bien. Ça va le calmer un peu.
Duvet de Foudre n’avait définitivement pas envie de s’étendre sur ce sujet là. Il s’empressa de commenter les actions de la chatte brune.
— Tu installes ton nid ?
— Oui ! piailla Oeil Rubis, reprenant son ton enjoué ordinaire. nuée Ardente m’a dit qu’il serait bientôt temps pour moi d’arrêter de chasser… Alors je préfère que mon nid soit prêt !
Duvet de Foudre ronronna. Prévoyante et studieuse, Oeil Rubis tenait à toujours avoir un coup d’avance. Pourtant son ventre ne semblait pas si rond, et sans nuée Ardente pour confirmer la bonne nouvelle, on aurait eu plus tendance à la penser bien nourrit que gestante. Mais au-delà de la prévoyance, la future mère s’inquiétait sûrement beaucoup. Duvet de Foudre avait déjà surpris les anciens parler plusieurs fois du sang de pie que Pelage Pâle s’était fait lors de sa propre grossesse… Beaucoup de reines rejoignaient le Clan des Etoiles au moment de donner naissance. C’est ainsi qu’était partie Tornade de Poussière, la compagne d’Étoile du Jour, il y a quelques lunes de cela.
— Tu t’en charges toute seule ? fit le chaton, cherchant à sortir de sa tête l’image de la jolie chatte brune quittant le clan pour se mettre à grimper haut dans le ciel, là où l’on ne verrait que ses yeux briller dans la nuit.
— Les autres ont d’autres choses à faire ! répondit-elle avec l’énergie de l’évidence, continuant de malaxer la mousse entre ses griffes.
— Je peux t’aider moi !
Sans attendre, il posa une patte dans la végétation. Oeil Rubis l’arrêta dans son élan.
— Mais non ne t’inquiète pas !! Je suis une chatte forte ! Profites de ce beau temps pour dormir au soleil avec ta mère !
— Je préférais me changer les idées et m’occuper… Plume de Rouge-Gorge s’en fiche de moi de toute façon.
Oeil Rubis sursauta. Ses yeux allèrent rapidement du jeune chat à sa mère. Elle n’eut pas besoin de longtemps pour comprendre ce que voulait dire le chaton. Duvet de Foudre avait toujours trouvé drôle la façon dont chacune de ses pensées passait dans ses yeux et ses moustaches.
— D’accord alors, merci souriceau, t’es un vraiment un bon petit !
Tous deux commencèrent à arranger le nid ensemble, continuant leur conversation à loisir, quand ça leur venait. C’était Oeil Rubis qui parlait principalement. Voire exclusivement. Elle adorait parler. Elle lui raconta à quel point chasser allait lui manquer, et comme elle aimait le chant des oiseaux dans la forêt. Elle espérait un jour emmener ses petits voler avec elle dans les branches des vieux arbres de leur territoire. Et puis elle enchaîna sur ses récits de chasse, véritables sources d’inspiration pour la petite guerrière. Duvet de Foudre avait parfois du mal à la suivre, mais cela ne le dérangeait pas de la laisser parler. Il aimait l’entendre, et il aimait l’aider. C’était bien la moindre des choses ! Oeil Rubis s’occupait énormément de lui et sa mère. Il pouvait citer une bonne dizaine de fois où elle leur avait montré une petite attention, apporté une proie, ou un peu de mousse en plus…
— … Mais en réalité, si j’avais sauté maintenant, j’aurais loupé la branche ! Le plus difficile c’est de prévoir le nombre de longueur de queue de renard que tu parcours par saut, et combien l’oiseau en parcours par battement d’aile. Selon la taille et selon l’oiseau, ça peut énormément changer ! Même selon l’âge de l’arbre ! Donc en fait, j’étais sur un bouleau un peu vieux, et je devais sauter quand..
SALE GARNEMENT !!! GRAINE DE COUCOU !!!
Une vocifération enragée interrompit la longue divagation d’Oeil Rubis. La pauvre souris bondit de surprise si haut qu’elle se heurta au toit épineux de la pouponnière lorsque, sortit de nul part, Duvet Tigré déboula dans un fracas formidable. Elle était extatique, et couverte de toiles d’araignées, de fleurs et de feuilles aux odeurs variées allant de âcre à infecte. Elle fuyait une masse sombre au miaulement cacophonique; nuée Ardente, guérisseuse du Clan du Tonnerre. Cette dernière tentait d’attraper l’évasive renarde avec des coups de pattes terrifiants de force, pour une vieille chatte aux réflexes entamés par des années en tête à tête avec des plantes. La jeune et l’ancêtre, dans leur chambardement, détruisirent le travail des deux autres félins qui coururent se réfugier derrière Plume de Rouge-Gorge.
— PAR LE CLAN DES ÉTOILES, TU N’AS PAS VOLÉ LE TIGRE DE TON NOM ! feula nuée Ardente, parmi d’autres insultes imagées et nom injurieux. Elle finit par attraper la vile créature par la peau du cou, la traînant dehors avec une force prodigieuse. Duvet de Foudre bondit à leur suite, Oeil Rubis furetant timidement derrière lui. Qu’est-ce qu’avait encore fait Duvet Tigré ?!
Le pauvre Etoile du Jour, alors aux prises avec deux femelles aux avis et âges opposés, dû leur demander une trêve pour aller immédiatement en découdre avec un conflit similaire. En un majestueux bond il était face à nuée Ardente qui battait l’air de sa queue, et Duvet Tigré qui essayait de se débarrasser des feuilles d’ortie coller à son oreilles.
— nuée Ardente, que se passe-t-il ? demanda un Étoile du Jour surmenée.
— Il se passe que cette pie fouineuse est allée mettre son nez dans ma tanière ! gronda sèchement la guérisseuse, sa patte plaquant la queue de Duvet Tigrée au sol pour s’assurer qu’elle ne se fasse pas la belle.
Clairevue Plume
La bouche de Duvet de Foudre lui tomba, tandis qu’il dirigea ses yeux écarquillés vers la tanière de la guérisseuse. Un autre genre de fouine y mettait le bout de son nez. Feuille d’Ipomée, guerrière écaille de tortue aux oreilles absentes, inspectait la scène de crime.
— C’EST HONTEUX !!! se mit à crier cette dernière, interrompant nuée Ardente. ELLE A TOUT CASSER !!! CA SE FAIT PAS !!
— Toi ôte tes grosses pattes de là !!! feula une nouvelle fois la vieille femelle, agacée par cette jeunesse irrespectueuse.
Feuille d’Ipomée fit marche arrière, marmonnant un misérable “bah quoi c’est vrai”, qui fut surpassé par le miaulement fort d’Étoile du Jour.
— Est-ce bien là la vérité Duvet Tigrée ?
— Tu ne vas pas lui donner le bénéfice du doute alors qu’elle a délibérément mis le bazard dans des lunes entières de tri minutieux SOUS MA TRUFFE ? trancha sèchement la guérisseuse. Et je ne trouve plus la trace des graines de pavot, je suis presque sur qu’elle les a mangées. Remarque, ça nous fera du calme pour une fois.
— Hé c’est pas vrai, j’les ai pas mangé !
Duvet Tigrée cherchait-elle à s’enfoncer ? Duvet de Foudre secoua la tête, inquiet pour son amie.
— Si j’étais toi je me ferais toute petite Duvet Tigré ! siffla Etoile du Jour, surplombant la jeune chatte de toute sa hauteur.
— Ce comportement montre bien son immaturité. Je me tue à te le dire depuis des jours. Elle doit être punie en conséquence, cracha la chatte grise.
Personne ne la contredit. Et certainement pas Etoile du Jour qui grondait, sa queue se balançant de droite à gauche.
— Elle le sera. Duvet Tigrée, si tu n’arrives toujours pas à comprendre l’importance des réserves de notre guérisseuse, c’est que tu es encore un chaton. Alors tu resteras un chaton. Pelage Pâle ?
La femelle interpellée leva la tête, abasourdie. Elle n’avait pas l’air de comprendre ce qu’il se passait. Peut-être qu’elle avait encore l’esprit occupé par son conflit précédent avec Patte Raide, ou bien était-elle confuse et humiliée par le comportement de sa progéniture ?
— Oui ?
— Est-ce que tu vois un inconvénient à rester une lune de plus dans la pouponnière ?
— Non je… Ce n’est pas un problème…
Elle ouvrit la bouche pour continuer, mais Etoile du Jour ne s’attarda pas. Le museau plissé, soulevant des nuages de poussière à chaque coup de queue sur le sol, il annonça sa sentence. Duvet de Foudre se recroquevilla, les oreilles plaquées sur sa nuque, comme si ce fut lui face au chef du Clan du Tonnerre.
— Duvet Tigré, tu ne seras baptisé apprentie que dans une lune.
La jeune femelle avait perdu son air malin. Elle fixait ses pattes encore toute collante de toile d’araignée, ses moustaches tombant avec une lenteur pitoyable. Elle accepta sa punition, sans un mot de plus.
— Retourne à la pouponnière.
La chatte se releva, gardant la tête basse. Une lune d’attente supplémentaire ? Duvet de Foudre n’osait imaginer la honte que son amie devait ressentir. Tous les clans allaient le savoir lors de sa première assemblée ! Apprentie à sept lunes pour une bêtises de chaton ! Cette histoire la suivrait jusque dans le Clan des Etoiles ! D’un côté, Duvet de Foudre ne put s’empêcher de penser que cette bêtise fut de trop. Les réserves étaient très importantes, on le leur avait très souvent répété ! Et puis même sans rien connaitre du code du guerrier, on pouvait aisément deviner en quoi elles étaient précieuses ! En plus, ce n’était pas la première fois que Duvet Tigré faisait une grosse bêtise de ce genre. Elle n’arrêtait jamais ! De toute évidence, tôt ou tard ça devait lui retomber sur la truffe.
Elle avançait à pas lourd jusqu’à son ami, la tête bien basse…
Pourtant ses yeux brillaient de fierté. En fait, plus elle s’approchait de lui, plus ses moustaches frétillaient, et un ronronnement se formait dans sa gorge. Elle avait trop mal à le retenir.
— Mais qu’est ce qui t’a pris ?! C’était pas drôle du tout comme blague ! s’enquit Duvet de Foudre, inquiet et surpris de sa réaction, alors qu’elle arriva à son niveau. Tu vas attendre une lune ! Une lune en plus, Duvet Tigré ! Tu as perdu la tête !
Mais une fois dans la pouponnière, la jeune femelle sauta sur lui, son ronronnement recouvrant sa tonne de reproches protecteur. Sa tête se frotta contre la sienne, passant sa langue au coin de son œil avec une malice toute propre à Duvet Tigré.
— J’ai fait exprès, cervelle de souris ! Comme ça, on sera ensemble pour notre baptême d’apprenti !
Duvet de Foudre sentit son cœur sauter un battement alors que la réalisation lui monta enfin au cerveau. Un ronronnement de bonheur explosa dans sa gorge. Il poussa son amie pour passer sa tête contre son cou.
— Non… T’as pas fait ça ?! T’es trop bête !
— Au contraire !! Je suis un génie ! se targua la femelle tigrée, fière de l’efficacité de son plan.
Duvet de Muscardin pouvait bien être méchant autant qu’il voulait avec ses stupides jeux, Plume de Rouge-Gorge garderait toute ses erreurs bien aux chaud, le clan continuera de crier d’indignation pour tout et rien, mais Duvet de Foudre lui, aura Duvet Tigrée. La vie ne sera jamais trop difficile avec elle à ses côtés.