Chapitre 2
Un instant suspendu
« Pousse toi Duvet de Foudre ! Tu bloques le passage !
— Tu es maligne toi ! Je sais pas où aller !
— Mais là-bas, regarde, le bout de rocher qui dépasse !
— Cette corniche rikiki ? Tu veux me faire tomber dans les ronces c’est ça ?
— Arrête de faire ton chaton mouillé, c’est moi qui vais me casser la figure à la fin !
— Quelle idée de cervelle de souris de sortir par là !
— Tais-toi ! tu vas nous faire repérer ! »
Duvet de Foudre jaugea le saut qu’il avait à faire pour atteindre le petit bout de pierre dépassant de la paroi. Il trépigna, hésitant à sauter cet écart, pourtant proche de son appui actuel. À même pas une longueur de queue de renard en dessous de lui, le toit de la pouponnière le menaçait de ses épines emmêlées, comme des griffes prêtes à le saisir. Il n’avait aucune envie de tomber là-dedans ! Mais Duvet Tigré le pressa du museau. Elle était douloureusement agrippée aux bordures anguleuses qui parsemaient la petite falaise contre laquelle était accolée le buisson de ronces.
« Allez, saute ! C’est toi qui as voulu passer en premier ! »
Le chaton, maladroit, bondit alors et parvint de justesse à se stabiliser sur le petit promontoire. Quelques cailloux dégringolèrent le long de la paroi, pour venir se perdre dans la pouponnière. Le cœur de Duvet de Foudre battait à tout rompre. Un peu plus et c’était lui ! Derrière, son amie, bien plus agile, grimpa sur le plateau qu’il venait de quitter. Elle lécha ses coussinets et ses griffes abîmées par la prise continue.
« Désolée… ! ne put s’empêcher de lancer le jeune mâle, honteux du temps qu’il avait mis.
— Roh, c’est rien, te fais pas de bile ! rétorqua la jeune chatte qui déjà préparait son prochain saut. »
Tous deux essayaient de rejoindre le sentier de pierre au-dessus de la pouponnière, qui passait devant la tanière des apprentis ainsi que l’antre de la guérisseuse. C’était, selon Duvet Tigré, le meilleur moyen de quitter le clan en toute discrétion, dans le dos du vigile. Bien entendu, ce n’était pas dans les projets de Duvet de Foudre de partir en cachette. L’impatience le rongeait, comme tout chaton, mais il était trop bien élevé pour faire une bêtise pareille. À la place, lui et Duvet Tigré s’étaient donné comme mission de grimper sur l’Arbre aux Guerriers. Cela leur avait été formellement interdit par une certaine mère un poil trop stricte, car il s’agissait d’un arbre sacré pour le clan du Tonnerre, mais Poil de Bécasse leur avait dit qu’au sommet on pouvait voir tout le lac, les montagnes, et même l’ancien territoire dans lequel était né Etoile de Feu ! Et les deux jeunes chats mourraient d’envie de voir ça. Ou tout du moins, ils mourraient d’envie de voir à quel point le matou avait exagéré la chose, car même eux n’étaient pas assez poires pour croire les belles paroles de l’auto-proclamé “Flamme Héroïque”.
En quelques bonds habiles, Duvet Tigré dépassa Duvet de Foudre, et atteignit les roches irrégulières terminant le chemin au-dessus de leur tête. Le jeune mâle la regarda faire avec admiration. Aucune chance qu’il ne parvienne à imiter la grâce de son aînée. Mais poussé par cette envie d’être au moins tout aussi brave qu’elle, il s’essaya à l’exercice. Sa précipitation manqua d’avoir une conséquence dramatique, quand la pierre sur laquelle il bondit n’était finalement qu’un petit amas de terre durcie qui sous son poids partit en poussière. Paniqué, il poussa un cri avant de se jeter vers le haut de la muraille. Heureusement que Duvet Tigré fut là pour le hisser tant bien que mal à son niveau, car sinon il aurait fini l’arrière-train dans les ronces… Et il n’avait pas particulièrement envie d’être la risée des chatons pour les générations à venir, quand les reines voudront les dissuader de grimper partout.
Oh, il voyait déjà la scène ! “Attention, tu vas finir comme Duvet de Foudre !” et les chatons répondront: “Qui c’est Duvet de Foudre ?”, et alors les mères leur diront sur un ton menaçant, ou amusé -il ne savait ce qui était le pire- “Aucune idée, mais il est tombé dans ce buisson qui nous entoure, et on a mis une semaine à l’en sortir ! Après, il n’a plus pu s’asseoir de toute sa vie à cause des aiguillons dans ses fesses. Il n’a jamais pu devenir guerrier … Et puis il est mort. Seul, misérable et inintéressant.” Il grimaça de répugnance à la seule pensée de ce destin tragique qui aurait pu être le sien si son amie ne l’avait pas aidé. Alors qu’il allait la remercier d’exister, la jeune chatte lui fit signe de la queue de se taire, et se plaqua contre le sol.
En bas, un félin à la toison brune constellée de taches rondes s’avança vers la pouponnière d’un pas hésitant. C’était Museau de Nielle, le guerrier qui tenait la vigile cette nuit-là. Duvet de Foudre murmura avec inquiétude:
« Il a dû m’entendre, on va se faire attraper !
— Mais non ! le rassura Duvet Tigré, dont les moustaches frétillaient d’impatience, tout en observant les allés et venus confus du veilleur, avec des yeux ronds comme deux grandes lunes, son ronronnement se percevant à peine dans le silence du matin. Museau de Nielle est beaucoup trop idiot pour comprendre ce qu’il s’est passé ! »
Duvet de Foudre risqua un regard par-dessus la corniche qui les dissimulait. Le matou faisait les cent pas, hésitant à entrer et possiblement déranger les reines et les chatons, présumablement endormis. Museau de Nielle ? Idiot ? C’était sans doute l’affirmation la plus sotte qu’il ait entendue de la part de son amie ! Le guerrier lui avait toujours semblé au contraire très vif d’esprit, voire assez méchant quand il s’y mettait, car c’était un observateur avisé, qui décelait chez ses camarades la plus petite insécurité ! Même si pour tout avoué, le chaton ressentait chez le guerrier une certaine proportion à n’avoir pas grand-chose à faire de quoi que ce soit. Donc idiot, certainement pas, mais endormi -et peut être désintéressé-, pour le coup, bien plus probable. Des heures et des heures assit parfaitement seul, à surveiller les grillons assommerait n’importe qui. Il doutait même que le matou soit capable de voir un renard approcher avant que le monstre ne lui morde la tête, vu sa façon de dodeliner d’une patte sur l’autre ! Duvet de Foudre ressentait presque de la pitié pour le pauvre Museau de Nielle. Ce fastidieux devoir était le supplice des chats les moins importants du clan. Ce n’était pas à Frêne Valeureux ou Justice Rayonnante que l’on donnerait cette tâche ingrate ! Mais quelque part, c’était tant mieux. Quelqu’un de plus méticuleux que le chat brun aurait remarqué leur escapade immédiatement et puis vu comme il somnolait, le veilleur ne risquait pas de les entendre grimper sur l’Arbre aux Guerriers, même si ce dernier est enraciné en plein milieu du camp !
Ce vénérable chêne était le perchoir des guerriers de jadis, lors des cérémonies et baptêmes. Le cercle des admirateurs d’Etoile de Feu ne manquait pas une occasion pour évoquer la légende selon laquelle il aurait poussé à l’endroit même ou le grand chef rendit son dernier souffle. Une version un brin morbide racontait que c’est le sang s’échappant de sa bouche qui fit germer le gland. Puis, son corps, qui miraculeusement prit feu, se changea en ce terreau fertile des incendies, propice à la pousse de la graine. Depuis ce temps-là, les chats du Tonnerre en prirent soin, car il était le souvenir des félins du passé. Il avait vu naître et grandir des légendes, comme l’attestait son vieux tronc griffé par des générations de guerriers, cérémonies après cérémonies. Patte Raide avait un jour conté que l’arbre emmenait les marques un peu plus haut chaque saison, pour finalement les perdre dans le ciel. Cet effacement, disait-elle, marquait la seconde mort, la mort de la mémoire.
En tout cas, les éloges adressés au fier feuillu, ainsi que la proscription faite aux chatons de ne jamais y grimper avait arrosé un tout autre gland dans la tête de la malicieuse Duvet Tigré. Elle raffolait de ce genre d’infraction, ce qui ne manquait pas d’inquiéter son camarade plus réservé. Aussi murmura-t-il:
« Moi, je pense qu’il aurait vraiment pu nous voir !! Peut-être que c’est un signe ? On devrait rentrer avant qu’Etoile du Jour nous surprenne et nous punisse encore une lune entière !
— Etoile du Jour ? la femelle ronronna. C’est une vraie souche quand il dort ! Quand il est réveillé aussi d’ailleurs !
— Duvet Tigré ! s’offusqua le mâle crème, blessé dans son respect pour leur chef.
— Oh, pardon, j’avais oublié que tu étais un grand admirateur des chats roux bien musclés. T’en fais pas, il sait que tu l’aimes trop pour te punir !
La tête adorablement courroucée de son camarade la fit se mordre la langue, pour ne pas exploser en ronronnements hilares. Duvet de Foudre, vexé, se renfrogna.
— Je disais ça pour toi !
— Eh bien, moi, je n’ai pas peur ! Alors on peut y aller ! répondit-t-elle en pointant de la truffe Museau de Nielle qui s’éloignait vers la tanière des guerriers, sans doute avec l’espoir d’y trouver la compagnie de son frère Coeur de Blé, ou de Feuille d’Ipomée, leur meilleure amie, pour l’assister dans sa tâche ingrate.
— Moi non plus ! s’exclama doucement Duvet de Foudre, dans une vaine tentative de ne pas perdre face devant l’assurance de sa camarade.»
Leur action n’était sans doute pas sans risque, mais il faisait confiance au talent en filouterie de son aîné. Les deux félins quittèrent discrètement leur abri et rasèrent les murs de pierre. Puis, après avoir passé avec précaution la tanière des apprentis, où l’on entendait les souffles pesant de Nuage de Renarde et ses frères, ainsi que celui de Nuage de Muscardin, ils galopèrent à toute allure jusqu’aux branches basses de l’arbre, qui effleurait la corniche devant la tanière de la guérisseuse.
« Jure ! Si le Clan des Etoiles y voulait pas qu’on y monte, pourquoi avoir fait pousser un chemin à la portée des chatons !
— Tais-toi donc au lieu de jurer ! répondit dans un souffle Duvet de Foudre aux forfanteries de son amie.
Il sentait son cœur frapper ses côtes avec la force d’un pivert martelant la fine écorce d’un bouleau. Il bondit sur la première branche et planta ses griffes dans l’écorce amollie par la saison humide. Ses yeux restaient rivés sur Museau de Nielle, qu’il entendait discuter d’ici.
« Duvet de Foudre. Reste pas planté là ! Viens te cacher ! »
Le jeune mâle leva la tête. Son amie, en véritable écureuil, le narguait depuis la hauteur qu’elle avait déjà gagnée. Il mit toute sa force dans ses pattes arrières, se hissant sur la première ramification à sa portée. Il ne fallut pas beaucoup plus d’efforts pour que les deux polissons atteignent l’épais feuillage du chêne qui les dissimulerait tout à fait. En bas, Museau de Nielle plaisantait avec ses amis, à présent sortis de leur tanière.
« J’espère qu’on a pas abîmé les marques des guerriers de jadis, commença Duvet de Foudre dans un murmure, alors qu’il regardait à ses pattes les empreintes sur l’écorce.
— Oh, qu’est-ce qu’on s’en fiche, ils sont morts de toute façon ! Regarde plutôt ! On voit le lac ! »
Les poils de son échine picotèrent son dos en entendant son acolyte, mais la curiosité l’emporta sur le respect du passé et il la rejoignit en quelques bonds au sommet de la branche -quoi qu’il fit attention aux marques, quand même-. Les feuilles sous leurs pattes et le ciel piqueté d’étoiles pâlissantes au-dessus de leur tête, s’étendait devant leurs yeux admiratifs, le fantastique paysage lacustre, avec en son centre un grand miroir d’eau reflétant la douce lumière de l’aurore. Comme c’était la première fois que Duvet de Foudre le contemplait, il fut surpris de le voir si petit depuis ces hauteurs, pourtant si grand, si loin et si proche à la fois. Parfois, les mères emmenaient les chatons jouer sur ses rivages, durant la belle saison, mais Plume de Rouge-Gorge ne lui avait jamais accordé cette chance-là. Elle lui refusa même qu’il y aille avec Duvet Tigré et Duvet de Muscardin. La vétérane lui avait raconté que c’était une bouche gigantesque qui engloutissait les chats pour ne jamais les recracher, et que ceux qui y disparaissaient ne laissaient pas même un corps pour être enterré. “Les chats que mange le lac, on leur dit adieu pour toujours”, l’avait mis en garde la reine. Et toujours, c’est très long.
Même si Duvet Tigré lui avait bien dit que la lieutenante racontait des bêtises pour lui passer l’envie de s’échapper, que le lac était très beau et pas dangereux pour une souris, il avait toujours gardé en tête l’image monstrueuse de cette “bouche” géante. Mais maintenant qu’il la voyait, il trouvait que la tranquille nappe d’eau ressemblait plutôt à un grand œil, dont la pupille rougeoyante brûlait les grandes étendues par-delà ses berges… Ces étendues… Les autres clans ! Les pins du Clan de l’Ombre, la rivière des chats piscivores, la lande mise à nu pour les félins coursiers. Au loin, même la silhouette dentée de ce qui devait être les légendaires montagnes. Son regard s’emplit de ce paysage fantastique. Il cherchait à voir tout ce dont il avait entendu parlé: les patrouilles des autres clans, peut-être, l’endroit où le soleil couchant se noie, l’ancien territoire où naquit Etoile de Feu, quoique celui-là, définitivement, il ne le voyait pas. L’île des assemblées aussi, qui devait se trouver quelque part sur le lac ! Mais alors qu’il examinait la surface limpide pour y distinguer ce haut lieu de la politique des clans, il y vit une chose à laquelle il ne s’attendait pas. Le vent ébouriffa son poil alors qu’il se penchait pour mieux apercevoir ce qu’il croyait être… La silhouette étincelante d’un chat marchant à la surface de l’eau et dont la posture courbée indiquait qu’il en sondait les profondeurs, peut-être à la recherche de quelque chose perdu.
« Duvet Tigré !!! Qu’est-ce que c’est là-bas, regaaaaaa… !
La jeune chatte rattrapa par la peau du cou un Duvet de Foudre qui partait un peu trop en avant. Elle s’esclaffa.
— Bah alors mon p’tit Foudre ! Tu te prends pour un oiseau ? Ça fait deux fois que je te sauve la peau aujourd’hui !
— Mais non, mais tu vois pas…
Il laissa sa phrase en suspens. Alors qu’il ramenait son regard sur le grand œil d’eau, il fut surpris de le trouver vide de toute étrange apparition féline.
— Voir quoi ? fit la polissonne, redressant la tête pour être à son niveau.
Pas qu’elle devait y voir grand-chose avec son poil aussi sauvagement maltraité par les bourrasques du vent qui faisaient chanter les arbres et leurs pluies de feuilles.
— …J’ai cru voir… Un chat sur le lac…Il marchait sur l’eau ! Et on aurait dit qu’il…cherchait quelque chose.
— Est-ce que c’était Sueur de Copeau de Bois à la recherche de ta virilité ?! s’exclama -t-elle avec beaucoup trop d’enthousiasme.
— Ma virili-Quoi ?! Oh non, tu te rappelles de Sueur de Copeau de Bois ?! geignit le pauvre Duvet de Foudre, à présent totalement mortifié.
— Évidemment que je m’en rappelle !!! Comment oublier ses aventures épiques et la prophétie de la viande sucrée ? C’était hilarant !
— C’est pas hilarant ! J’ai vraiment cru que c’était une prophétie… Merci de me rappeler le moment le plus gênant de mon existence. Tu sais quoi, oublie ce que j’ai dit, j’ai rien vu.
— Oh aller ! Moi, j’ai trouvé ton discours passionné à Etoile du Jour très inspirant ! S’il te plaît, raconte-moi la suite ! Qu’est-ce qui arrive après que Sueur de Copeau de Bois se soit perdu dans les rêves des chats des clans à cause du culte des pommes ?
— La suite ?! Qu’est-ce que j’en sais moi de la suite ! C’était pas une histoire !
— Mais maintenant s’en est une ! Alors invente ! D’ailleurs, c’est quoi ce nom nul “Sueur de Copeau de Bois” ?
— Qu’est-ce que j’en sais ?
— Tu sais plein de choses !
— Mais pas ça ! »
Duvet de Foudre finit par ronronner d’amusement. C’est vrai qu’à y repenser, il rêvait toujours de choses bizarres et qu’elles étaient franchement drôles. Sueur de Copeau de Bois… Maintenant un chat qui marche sur l’eau… Et dire qu’il en avait parlé au chef du clan. Il se pencha pour enterrer sa tête dans ses pattes, puis après avoir laissé passer la gêne, il marmonna.
« Promis, quand je trouverai la suite, je te la raconterai… À toi seule cette fois.
— Mais là t’as pas d’idées ?
— Mais là j’ai pas d’idées, confirma le chaton en se redressant. Je savais pas que tu avais aimé cette histoire.
— Poil de Bécasse en invente pas des aussi stupides. » murmura-t-elle en se pressant contre lui.
Tous deux admirèrent le paysage en silence, laissant vagabonder leur imagination. Celle de Duvet Tigré devait sans doute se perdre au milieu d’une prophétie de pommes et de viandes, quant à celle de Duvet de Foudre, elle arpenta chacun des territoires au-delà du sien, se demandant ce que cela fait de sentir les épines des pins, les galets de la rivière ou l’herbe grasse de la lande sous ses coussinets.
« Dis, tu crois qu’il ressemble à quoi les autres ?
— Quels autres ?
— Les guerriers des autres clans ! J’ai entendu Éclat Nivéen dire que les chats du Clan de l’Ombre naissent tous trop près des rochers et que leur museau est plat.
La minette tigré agita ses moustaches ses yeux pétillant d’excitation
— Il parait que les chats du Clan du Vent, c’est l’inverse ! Qu’ils ont un long museau de renard ! Qu’ils ressemblent à des squelettes avec à peine de poil pour les cacher et que les apprentis doivent s’empiler pour toucher le nez de leur mentor, c’est pour ça que ça porte malheur chez eux de naître tout seul !
Elle leva les pattes en avant, ouvrant grand la bouche, imitant la vision qu’elle devait avoir d’un guerrier aux pattes fines. Cela fit éclater un ronronnement dans la gorge de Duvet de Foudre.
— Arrête de dire n’importe quoi !
— C’est Nuage de Renarde qui me l’a dit !! insista Duvet Tigré.
— Depuis quand tu crois Nuage de Renarde toi ? Si elle te disait que le Clan de la Rivière était peuplé de blaireaux, tu la croirais ? s’amusa Duvet de Foudre.
— Oh, j’espère qu’il est peuplé de blaireaux ! Tu imagines ? Ce serait tellement cool de les combattre !!
— Mais Patte Raide a dit que les chats du Clan de la Rivière sont les plus beaux chats du lac ! »
C’était plus fort que lui. Il se sentait obligé de corriger ce qu’il voyait comme une pensée erronée, même si sa connaissance sur le sujet se limitait à répéter les paroles de la chatte la plus sage du Clan du Tonnerre. Ce qui, en toute honnêteté, était déjà mieux que Nuage de Renarde.
« Ils font leur toilette plus que n’importe quel clan et ont un pelage toujours soyeux !
— Pff, si tu veux monsieur-je-sais-tout. Des blaireaux propres, ça reste des blaireaux ! répondit Duvet Tigré en s’ébrouant.
— Oui, mais tu ne trouves pas ça intéressant toi ?
— Des chats maniaques qui passent leur journée à se lécher le trou des f- ?
— Mais je parle pas de ça ! la coupa Duvet de Foudre. Patte Raide raconte tout un tas de choses incroyables sur les autres clans, elle dit qu’ils ne vivent pas comme nous ! Par exemple, le Clan de l’Ombre lit l’avenir dans les ossements, et le Clan du Vent creuse des galeries comme des lapins ! Ça te rend pas curieuse ?
— Oh si ! Je veux percer tous leurs secrets pour pouvoir les battre à plate couture ! Un contre un, ou un contre cent ! Moi contre les trois clans en même temps ! fanfaronna la petite chatte.
— Tu penses qu’aux ennuis !
— Mais dis-moi, mon p’tit Foudre, pourquoi je m’intéresserais aux autres clans alors que le clan du Tonnerre est le meilleur des quatre ? demanda une Duvet Tigré malicieuse, les moustaches frétillantes d’amusement.
— C’est pas faux ! » ronronna le cadet pour toute réponse.
Pourtant, il se mura dans un silence pensif. Oui, le Clan du Tonnerre était le meilleur de tous les clans, ça, c’était évident. Mais qu’est-ce qui le rendait plus génial que les autres ? Après tout, son père n’y était pas resté, lui…
« Tu crois qu’il y aura de la place sur cet arbre pour nos marques ? » s’enquit soudainement Duvet Tigré qui n’aimait pas voir le front de son ami plissé de réflexion.
Elle avait jeté un coup d’œil au tronc, cherchant un sujet de conversation -en même temps qu’une place pour ses griffes sans doute- tandis que lui perdait son regard dans les étoiles mourantes, avalées par les teintes pastelles de l’aube. La question fit frémir Duvet de Foudre jusqu’au bout de ses oreilles. L’absurde pensée de ne pas avoir la place de poser sa marque de guerrier, ou pire de héros, lui traversa l’esprit. Mais avant que l’idée ne se transforme en angoisse d’être banni du clan à cause de ça, il secoua la tête. Bien sûr que oui il y aura toujours de la place sur ce grand arbre ! Il n’arrêtera jamais de pousser, tout comme le Clan du Tonnerre n’arrêtera jamais de grandir !
— Evidemment, quelle question bête !
— Mais nos marques vont se perdre… songea-t-elle.
— Pas si nous devenons des héros ! Comme Flamme Éternelle et Justice Rayonnante ! Et de ces marques-là je compte bien en laisser plein, alors t’entends vieux chêne ? T’as intérêt à pousser grand et fort pour nous faire de la place ! Parce que nous on va pas t’attendre ! Tout le monde se souviendra de nous, pour des générations !
— Ah ouais, tu vas devenir un héros toi ? Et comment tu comptes t’y prendre ?
— En devenant chef ! Comme ça, je prouverais à tout le monde que peu importe ses origines, on peut réussir et plus personne ne se moquera de moi ! »
Les yeux de Duvet de Foudre brillaient alors qu’il admirait l’arbre, se voyant déjà sur le grand promontoire.
— Pffff !! Tu te transformes de plus en plus en chat roux et séduisant, mais c’est pas celui que t’espère, Foudre de Bécasse ! En plus, t’es né dans le Clan du Tonnerre toi, tes origines elles sont ici ! Le Étoile de Feu né dans le Clan du Tonnerre il s’appelle Etoile de Ronce. Et t’as vraiment envie d’être Etoile de Ronce ? Duvet de Foudre fit une moue dégoûtée.
— Oh non pas lui ! C’est juste Etoile de Feu en moins bien ! Et en plus, en tant que chef il craignait ! Et il a abandonné son rôle ! Non, je veux ressembler à Etoile de Feu. Être aussi noble que lui ! Aussi courageux ! Mener les quatre clans contre celui du sang ! Sauver l’âme de mon chef, guider mes chats au cœur même des tempêtes, vers de nouveaux territoires !
— Attends, tu me fais peur avec ton obsession là. Tu vas quand même pas devenir un membre des adorateurs d’Etoile de Feu ? Tu me ferais pas ça !
— C’est les admirateurs d’Etoile de Feu ! Et quoi ? Tu ne le trouves pas génial toi…?
— Si, enfin, c’est pas ça… C’est que ça remonte à tellement longtemps et que c’est pas trop mon truc, tu vois, les choses… mortes. En plus, à ce stade, on sait même pas si c’est vrai, si Etoile de Feu était aussi héroïque que ça ! Moi je suis sûr qu’il avait des défauts ! Puis… Tu crois pas que vivre ta propre histoire serait mieux qu’essayer de répéter celle des autres ? Je veux dire… Sueur de Copeau de Bois, aussi bête que ça paraisse, c’est ça que j’adore chez toi ! Pas la fantaisie du chat persécuté qui se fait respecter à la fin en se prouvant à tout le monde ! On vaut mieux qu’être la simple répétition de quelqu’un d’autre. On est nous, et là maintenant, on est vivant et notre histoire elle s’écrit encore. Alors moi… Je préfère imaginer notre avenir ! Et comment en faire une aventure aussi passionnante que celle de Sueur de Copeaux de Bois !
— Eh bien alors ! Dis-moi ! Quelle aventure tu imagines pour ta propre histoire ? demanda le matou en la bousculant du museau, ronronnant. Parce que si c’est devenir chef aussi, eh bien tu devras attendre que je meurs parce que tu seras ma lieutenante !
Duvet Tigré se mit à ronronner avec lui, ses moustaches s’agitant.
— Mais non, pitié ! Si je devenais lieutenante, je devrais m’auto-gronder tout le temps ! Tu imagines ! Etoile Tigrée, la cheffe folle qui quitte le clan sans raison pendant la nuit et qui se punit d’avoir volé les réserves de pavot ?
— Mais alors ? Qu’est-ce que tu deviendrais…? Reine ?
— Jamais de la vie ! répugna la jeune femelle. Non, je deviendrais guerrière, je vivrais une vie passionnante, pleine de batailles épiques ! Et un jour, je serais un vieux tronc pourri comme Poil de Hérisson ! Ouais, je veux être une ancienne ! Pouvoir dire à tout le monde que ma génération vaut mieux que la leur, et leur faire des farces sans qu’ils ne puissent rien y faire ! son regard se perdit vers l’horizon.
— En vrai… J’ai pas trop de rêves moi… J’aimerais bien être une héroïne comme toi ! Comme ça, on me trouvera cool ! Ou bien…. Essayer d’être une solitaire un jour… Pour faire ce que je veux, quand je veux, et voir le monde.
Les oreilles de Duvet de Foudre se mirent à bourdonner. Ancienne ? Pire encore, solitaire ?! Son amie avait la tête pleine d’abeilles ou quoi ?! Il se sentit nauséeux à l’imaginer comme Poil de Hérisson, à moitié sourd et sénile… Ou bien solitaire. Loin des clans, de lui. Comme son père.
— Des chats sont déloyaux envers leur clan pour moins que ce que tu viens de dire ! siffla Duvet de Foudre.
Duvet Tigré fit une grimace, à la fois vexée et confuse. Elle plaqua ses oreilles en arrière.
— Je sais ! Mais je parle juste d’essayer un temps ! Après, je reviendrai ! J’ai envie de découvrir d’autres chats que ceux des clans ! C’est mal ça ?! En plus, je disais ça comme ça ! Faut que t’arrêtes de tout prendre au sérieux ! Vous êtes fatigants à la fin avec votre morale et vos manières ! »
Ces paroles n’aidèrent en rien à calmer la peur et la colère qui montaient en Duvet de Foudre. Mais la chatte tigrée se faisait ainsi: elle ne mesurait aucun mot. Son manque de tact, couplé à sa fierté personnelle, créait un mélange peu propice à apaiser les conflits. Duvet de Foudre en particulier, se vexait très vite à ces remarques. Elle était sa meilleure amie ! Comment pouvait-elle parler de l’abandonner et gâcher le respect de ses camarades comme ça ?! Elle n’avait pas à être aussi méchante, sans considération, autant centrée sur elle-même. Fainéante qui préférait pouvoir se lever après le midi, plutôt que de rester avec son seul ami. Elle devait être de ces guerriers qui se blessent pour devenir anciens le plus vite possible ! Est-ce que c’était sa présence qu’elle détestait au point de vouloir partir ? Est-ce qu’elle était comme tous les autres, comme sa mère, à le regarder comme s’il n’était rien qu’un poids, ou pire, une erreur ?
« Hé, regarde ! s’exclama Duvet Tigré, toute excitée. elle pointa sa queue et son museau vers le sol.
Toute la colère s’évapora aussi vite qu’un nuage chassé par le vent. Duvet de Foudre cligna des yeux, secouant sa tête pour remettre chaque pensée bien à sa place. Il regarda Duvet Tigré, surpris, incertain de l’origine d’une aussi vive irritation à l’encontre de son amie. Elle semblait normale. Cependant, la petite chatte remarqua son regard troublé, et soupira d’amusement
— Pas moi ! En bas !»
Au pied de l’arbre, deux silhouettes se détachaient, ciselées par l’orange vif de l’aube. C’était Etoile du Jour et son lieutenant temporaire -Duvet de Foudre insistait sur le temporaire, sa mère était la lieutenante légitime du Clan du Tonnerre après tout !- Pelage Sauvage. Paniqué à l’idée d’être pris en flagrant délit dans un pareil crime, Duvet de Foudre se réfugia un peu plus dans le feuillage, embarquant au passage une Duvet Tigré toujours nonchalante. Ses oreilles se dressèrent malgré lui, incapable de résister à la tentation d’écouter ce qui se disait entre les deux mâles.
« Bonjour Chef ! » Duvet de Foudre roula des yeux.
Pelage Sauvage appelait toujours Etoile du Jour “Chef” ! C’était ridicule. Quoi qu’à y réfléchir, “Bonjour Etoile du Jour” sonnait pire… Qu’est-ce qu’il devrait dire pour saluer son chef ? “Mes sincères salutations Etoile du Jour” ? C’était pas trop formel ? Peut-être “Salut, Etoile du Jour” ? Oh non. Trop familier. Ou alors juste incliner sa tête en signe de respect ? Alors qu’il réfléchissait à cette importante énigme de politesse, il avait loupé une partie de la conversation entre les deux chats. Mais un mot porté par la brise rappela immédiatement son attention ; “baptême”. Il jeta un coup d’œil à sa camarade et à son regard surexcité il sut qu’il ne se trompait pas. Ils parlaient de leur baptême !
« Si tôt…? Penses-tu vraiment qu’il est temps ? demanda un Etoile du Jour préoccupé et solennel.
— Ils ont l’âge et la lune sera pleine demain. Ce serait un chouette cadeau qu’ils puissent participer à leur première assemblée si tôt. Et je crois que cela soulagera leurs mentors de n’avoir à supporter leurs questions que deux jours plutôt que 30 !
Etoile du Jour hocha la tête, après un temps de réflexion qu’il ne partagea pas avec son lieutenant.
— Tu as raison, j’organiserai la cérémonie pour ce midi dans ce cas. Pourrais-je te confier le soin de prévenir les mères et organiser les patrouilles ? Je pense que j’ai besoin d’un peu de temps pour moi aujourd’hui, avant…
— Aucun problème. Mais es-tu certain ? Tu n’as pas vraiment l’air dans ton estomac.
— Non, enfin… Tu sais… Ce ne sera pas une cérémonie simple pour nous. Et… J’aurais aimé qu’elle soit avec moi. C’est une nouvelle ère pour le clan… Une ère que je n’aurais jamais cru avoir à vivre sans elle… Elle me manque Pelage Sauvage.
— … Je suis certain que Tornade de Poussière veille sur vous deux, depuis le Clan des Etoiles, et qu’elle approuve les changements à venir… Tout ira bien. Nous sommes le Clan du Tonnerre ! Il n’y a pas de famille plus soudée que nous. Je suis impatient de voir Duvet de Foudre et Duvet Tigré faire leurs preuves. Ils vont être redoutables ensemble !
— Oui… Par les étoiles, j’espère simplement que Duvet Tigré n’entraînera pas Duvet de Foudre dans des aventures trop dangereuses ! Ils sont bien du genre à vouloir grandir avant leur temps.
— Leurs mentors vont avoir du renard à manger. Enfin, par “leur”, j’entends surtout son mentor à elle.
— En parlant de mentor, Cœur de Blé a-t-il fait des progrès avec mon fils… ? »
Pelage Sauvage resta dans un silence embarrassé. Etoile du Jour en soupira.
— Nuage du Matin me cause vraiment du souci… Il n’est en rien comme sa mère, finalement… Je crains qu’il ne puisse devenir guerrier avec son frère et sa sœur… »
Mais les deux chatons arrêtèrent d’écouter à peu près à ce moment-là. Ils se lancèrent un regard pétillant d’espoir. Devenir apprentis le jour même ! Et participer à la prochaine assemblée demain ?! Ils n’avaient pas vraiment compris en quoi leur baptême était si spécial pour Etoile du Jour, par contre ils avaient bien retenu qu’on les considérait déjà comme une super équipe !
« Foudre !! On va devenir apprentis ! » s’exclama Duvet Tigrée.
Duvet de Foudre senti l’excitation exploser dans son poitrail et tout souvenir de leur conversation s’effaça immédiatement. Apprenti du Clan du Tonnerre. Il entendait déjà son nouveau nom raisonner dans sa tête, mais n’osa le prononcer à voix haute. Il conservait ce moment pour leur baptême.
« Eh ! Mais qu’est-ce que vous faites là vous deux ? »
Un miaulement espiègle les fit sursauter. Duvet de Foudre se tétanisa, un vent de panique le traversa, balayant tous ses espoirs de devenir apprenti avant l’assemblée. Mais Duvet Tigré bondit de sa branche, un grand ronron raisonnant dans son corps tout entier.
« Patte d’Andrène !! »
Elle se précipita à terre, son nez s’éclatant contre le sol avant que le poids de son corps ne l’entraîne dans une roulade, où elle finit les quatre coussinets en l’air, pile devant son père. Patte d’Andrène se précipita sur sa fille, inquiet, l’attrapant entre ses pattes pour lécher énergiquement son crâne. La chatonne ronronna de plus belle, elle-même passant sa langue sur le cou blanc du guerrier.
« Tu t’es toute salie ! Pleine de sable, ma chenille hérissonne ! »
Il essayait en vain de dompter sa fourrure hérissée, qui se relevait immédiatement après chaque passage. Duvet de Foudre, plus timide, finit par sortir de sa cachette en reconnaissant la voix du jeune guerrier. Il descendit pour sa part avec beaucoup de précautions et, une fois à terre, il resta à une distance respectueuse du père et de la fille, qu’il regardait avec mélancolie. Duvet Tigré était vraiment chanceuse… Patte d’Andrène n’était certes pas encore devenu un héros, ni même un guerrier très respecté, mais le chaton n’avait jamais rencontré dans son clan chat plus brave que lui ! Travailleur et dévoué, il mettait une bonne volonté extrême à être là pour sa famille, ce qui n’était pas l’adage de tous les pères. Duvet de Foudre sentit comme une piqûre au cœur.
« On va devenir des apprentis aujourd’hui !! miaula joyeusement Duvet Tigrée en s’écartant, on a entendu Etoile du Jour et Pelage Sauvage le dire ! Ils veulent même qu’on aille à l’Assemblée demain ! le matou agita ses moustaches malgré lui.
— Vous n’auriez pas dû espionner votre chef. Vous auriez pu vous faire punir une lune de plus !
— Mais non, j’suis une experte ! affirma sa fille avec une hardiesse qui fit peur au chaton crème.
— Oh, j’ai aucun doute là-dessus
Patte d’Andrène s’approcha, frottant sa tête contre celle de Duvet Tigré.
— Félicitations à vous deux ! Vous allez être les meilleurs apprentis que le clan ait connus.
Il posa sur les deux chatons des yeux brillants de fierté. Duvet de Foudre releva les oreilles. S’adressait-il à lui aussi..?
— Exagère pas non plus ! ronronna la chenille.
— Duvet de Foudre ! appela Patte d’Andrène, ne reste pas tout là-bas, viens avec nous ! »
Le chaton sentit ses poils le piqueter. Il lui disait de venir comme s’il n’avait rien à faire aussi loin d’eux. Est-ce que c’était de l’espoir qu’il ressentait ? Ou la peur de dépasser une limite ? Il s’approcha, incertain. Difficile de se montrer brave face à l’affection de quelqu’un qu’on aimait beaucoup, plus qu’on ne le devrait sans doute. Et puis Patte d’Andrène passa quelques coups de langue énergiques sur son crâne, de la même façon affectueuse qu’il l’avait fait pour Duvet Tigré. Le chaton à la queue brisée sentit sa gorge se réchauffer. Il posa timidement sa joue contre le poitrail du guerrier brun. Patte d’Andrène l’intégrait toujours, du plus loin qu’il arrivait à se souvenir. Il l’invitait à chacun de leurs jeux, à chaque moment partagé avec ses propres chatons. Si bien qu’avec lui, il se sentait presque avoir une vraie famille…
« Vos mères ne doivent pas savoir. Allez vite leur dire ! les incita Patte d’Andrène.»
Mais Duvet de Foudre resta encore un instant le museau enfoui dans les poils rassurants et comme il n’avait pas l’air décidé à bouger, Duvet Tigré, qui, elle, ne tenait pas en place tant elle était excitée et impatiente, dû lui mordre l’oreille et le tirer pour l’entraîner avec elle.
« C’est vrai ça !! Viens Foudre !!! On doit se pomponner comme les blaireaux du clan de la Rivière !»
Le soleil était presque à son zénith. Les deux chatons peinaient à tenir en place, tandis que leur mère faisait leur toilette, dernière coquetterie avant le grand moment.
« Tu me fais mal Pelage Pâle ! cracha Duvet Tigré à sa mère, sa queue battante.
— Si tu prenais un peu plus soin de toi, on en serait pas là ! La sétaire, c’est une plaie que je peux comprendre ! Mais comment as-tu fait au juste pour t’accrocher des graines de bidens ?! Ça ne pousse même pas autour du camp !»
La jeune chatte se débattait de son mieux, poussant le museau de sa mère avec ses pattes. Celle-ci, agacée, cherchait à arracher les plantes agglutinées dans la fourrure de sa fille, quitte à embarquer une touffe de poils avec. Duvet de Foudre les regardait sans bouger. Plume de Rouge-Gorge passant lentement sa langue sur sa joue. Lentement, toujours plus lentement. La mollesse de ses mouvements enflait à chaque passage. Le matou s’en voulut un peu d’imaginer une limace remonter paresseusement le long de sa fourrure. Si ce n’était pour la distraction amusante de Duvet Tigré, Duvet de Foudre pense qu’il se serait endormi. Il regarda le poil de sa mère, cette fourrure dont on lui avait vanté qu’elle s’embrasait comme la colère passionnée de la lieutenante, du temps des grandes neiges dont elle sortait la seule flamme, du temps, lointain déjà, qui la voyait l’héroïne des histoires des anciens. Cette fourrure aujourd’hui, n’avait rien de commun avec le feu. Ni la plus petite braise, ni même une simple bluette. Elle était grasse, poussiéreuse, et pleine de gratterons. La toison négligée d’une mère qui soutenait le peu de sa force pour préparer son fils. Il vint poser son front contre son cou, comme pour lui rappeler leurs jeux d’enfants.
« Je suis presque plus grand que toi…» murmura-t-il pour lui-même.
Il n’était pas certain que sa mère l’entendait. Elle avait “ce” regard. Il se demandait si la vétérane était fière de lui, ou si elle se préparait à le perdre. Elle n’avait pas montré d’enthousiasme quand ils avaient annoncé la bonne nouvelle. Au contraire, il sembla à Duvet de Foudre qu’elle s’absenta. Peut-être qu’elle avait peur qu’il ne meure durant une bataille, comme dans les histoires de Patte Raide. Ça le rassurait de se dire que sa mère était inquiète pour lui. Ça gardait les pensées… Plus tristes, à l’écart. Il arracha une feuille de son poitrail, mordillant son poil pour en défaire les nœuds. Il la voulait belle, elle aussi, pour son baptême et qu’elle soit heureuse de le voir grandir.
« Hé Duvet de Foudre ! Tu crois que ça va être qui nos mentors ? s’exclama Duvet Tigré en poussant sa mère avec ses pattes arrières, ce qui fit feuler la reine.
— Aucune idée… Mais j’ai hâte de les rencontrer !
— Ce serait tellement cool que ce soit Crinière Poilue mon mentor !
Alors ça ! Ça sortait de nulle part ! Crinière Poilue, parmi tous les guerriers autrement plus valeureux et forts ?
— Quoi ? Mais il est super méchant ! En plus, il fait que te gronder !
Il faut dire que la petite peste éprouvait un malin plaisir à l’embêter une fois qu’elle eut compris qu’il ne supportait pas qu’on vienne “mettre le bazar dans ses constructions”. Et vu la réputation -quoi que non-prouvée- du vieux chat à mettre du poil à gratter dans les nids des guerriers qui osaient lui dire que ramener des branches n’étaient pas une priorité absolue (sacrilège), Duvet Tigré s’engageait pour une vie de démangeaisons.
— Tu veux rire ? Il est super drôle ! » répliqua son amie en continuant de se battre. Sa mère l’écrasa en posant une patte sur sa tête. Ça ne dégonfla pas la canaille.
— Et toi Foudre ? Tu voudrais qui en mentor ?
— Facile ! Flamme Eternelle ! Il est incroyable, même s’il est jeune !
— Naaaaan ! Pas Etoile du Jour ?! »
Duvet de Foudre sentit l’espoir picoter ses joues. Peut-être que c’était ça qui rendait leur baptême unique ? Qu’Etoile du Jour songeait à prendre l’un d’eux comme apprenti ?
— Eh bien… J’aurais aimé, mais la probabilité pour qu’un chef entraîne quelqu’un… Il n’y a aucune chance que ça arrive pas vrai ?
— Et c’est ça qui va te décourager ?! “Ooooh Etoile du Jour ! Sois mon mentor, je jure sur mon honneur de suivre tes ordres, fais de moi un héros !”» se trémoussa l’espiègle en prenant une voix haut perchée ridicule.
Cette fois-ci, c’est une vague de honte qui s’écrasa sur la frimousse du pauvre mâle pudique.
— Arrêtes ! Arrêtes c’est bon j’ai compris ! Tu es gênante !
— Étoile du Jouuur je suis sûr que je peux te convaincre de me prendre comme apprenti, j’ai de très bons arguments ! Je vois des prophéties, ça veut dire que je suis spéciaaaal !
— Rêvez pas trop ! grinça Pelage Pâle, finissant par s’asseoir sur sa fille pour la tenir en place -et calmer ses ardeurs adolescentes- et s’attaquant à un nœud coriace. Vos mentors ont déjà été choisis, soigneusement, pour votre tempérament ! Et rien ne les fera changer ! »
A cette déclaration, Duvet Tigré s’extirpa vivement de la prise de la marâtre, qui tomba sur le dos.
— Elle sait la vipère !! accusa Duvet Tigré en ronronnant. Offusquée, Pelage Pâle se releva le museau plissé.
— Dis-nous !! S’il te plaît, allez !! Le baptême c’est dans pas longtemps, ça te coûte rien de nous le dire !
La guerrière leva les yeux au ciel, rentrant sa tête dans ses épaules, pour quitter en vitesse la pouponnière.
— Aller quoi, soit sympa !! sa fille n’allait pas lâcher le morceau si facilement.
— Tu ne vas rien obtenir de moi ! Va harceler quelqu’un d’autre !! feula Pelage pâle au bout de sa patience. Avoir un mentor va te faire du bien ! Il t’apprendra la vie ! Sept lunes et toujours un chaton ! Elle ne grandira jamais ! » monologua la reine en partant, miaulant à tue-tête pour qui voudrait l’entendre.
Duvet Tigré la regarda fuir, satisfaite. Les deux compères ne purent retenir leurs ronronnements moqueurs. La tête de la pauvre Pelage Pâle, Duvet Tigré lui en faisait voir de toutes les couleurs ! Mais leur joie fut écourtée quand ils remarquèrent que la limace avait cessé complètement sa lente course. Le museau de Plume de Rouge Gorge dodelinait doucement, ses yeux vitreux fixant le vide. Tous deux échangèrent un regard gêné. Elle était un peu effrayante à se balancer ainsi, comme un arbre dans le vent… Sauf qu’il n’y avait pas de vent, et qu’elle n’était pas un arbre.
Duvet Tigré s’approcha du jeune mâle, dont la mine s’attristait de plus en plus. Elle lui donna sans prévenir un coup de patte pour lui baisser le front, puis entreprit, comme si de rien était de rebrousser vigoureusement le poil de sa tête.
« Toi aussi, ça va te faire du bien un mentor ! Tu verras comme on va s’amuser ! Et tu deviendras le meilleur chef de tous les clans !
— Merci Duvet Tigré…! Merci beaucoup, d’être là » fit le jeune chat, en remuant les moustaches.
Il la laissa l’aider à se préparer, mais la tâche s’avéra plus ardue que prévu. La femelle était bien plus petite que son ami, malgré sa lune de plus et au lieu de lui demander de se baisser, comme toute personne normale, elle le prenait pour un challenge, lui grimpant dessus pour atteindre son dos ! Évidemment, Duvet de Foudre, qui se faisait tantôt écraser le museau, tantôt la queue, remuait d’inconfort. Ce à quoi, vive comme la pluie, une Duvet Tigré irritée, venait le corriger d’un bon coup de patte dans la face. Le pauvre matou en sursauta de plus belle et, immanquablement, les deux finirent par perdre l’équilibre.
Ils étaient emmêlés dans une drôle de position quand une petite musaraigne poussa le bout de son nez dans la pouponnière.
« Alors les souriceaux, vous êtes tout beaux ?»
Les deux chatons, semblables à deux racines mal organisées, étaient tout, sauf “tout beaux”. Leur roulade les avait couverts de mousse séchée et de plumes. Duvet Tigré avait toujours autant d’herbe coincée dans ses touffes de chenilles et Duvet de Foudre ressemblait à un hérisson, étant donné que sa camarade n’avait pas compris le principe de “lisser dans le sens du poil”. Ils implorèrent du regard Oeil Rubis, qui venait d’entrer avec ses oreilles toute droite, de leur venir en aide pour qu’ils ne ressemblent pas à des chats errants quand le clan scanderait leur nouveau nom. Celle-ci, qui ne s’attendait pas à cette scène de carnage, ne put réprimer un grand ronron roucoulant.
« Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Bah, j’essayais d’aider Foudre à se préparer ! rayonna fièrement Duvet Tigré, puis en voyant l’expression amusée de la chasseresse et après avoir regardé Foudre, elle arriva à la fatale conclusion. J’ai empiré les choses.
Tous trois eurent un ronronnement.
— Mais pourquoi ce ne sont pas vos mères qui…
Elle laissa sa phrase en suspens. Elle avait vu Pelage Pâle sortir, et c’était bien pour cela qu’elle était venue les voir, voulant porter secours à sa pauvre sœur exaspérée. Mais il ne lui fallut que poser les yeux sur Plume de Rouge-Gorge, pour comprendre que sa question était terriblement maladroite. Elle trépigna, gênée un instant, puis se reprit.
— Ne vous en faites pas ! Cœur Rubis est là pour vous sauver ! La plus grande héroïne de tout le clan du Tonnerre, célébrée pour sa langue agile et talentu- eum. Non. Oubliez. Je crois que ça sonne pas très bien. Venez-là ! »
La future reine s’installa auprès d’eux et les aida à se préparer. A tous trois, ils vinrent à bout des herbes les plus tenaces de la fourrure de Duvet Tigré et des piques mal brossées de Duvet de Foudre. Une ambiance heureuse habitait la pouponnière depuis qu’Oeil Rubis s’y était établie. Elle leur racontait comme elle se réjouissait de prendre soin des grands chatons qui s’apprêtaient à quitter le nid, car elle se souvenait de son propre baptême d’apprentie. Elle avait été la première à courir hors de ce cher buisson de ronce, mais n’en demeurait pas moins extrêmement nerveuse. Si nerveuse en fait qu’elle s’était cassée une griffe en grattant le sol et n’en avait parlé que trois jours après, de honte et de peur d’être retardée dans son apprentissage ! Tornade de Poussière l’avait traité d’irresponsable car elle avait attrapé une mauvaise infection et elle ne voudrait pas qu’un tel malheur arrive à ses deux meilleurs copains de pouponnière ! Elle lécha leur tête à tous les deux, une lueur de fierté brillant dans son regard.
« J’espère que mes petits grandiront aussi beaux et bons que vous deux ! …. “Bon”, pas dans le sens bon à manger hein ! Bon.. Bon, comme gentil, euh, bienveillant ! Ou Serviable… ou charmant ou… les deux chatons ronronnèrent.
— On a compris Oeil Rubis ! miaula joyeusement Duvet Tigré. On peut sortir ? »
Elle n’attendit pas sa réponse avant de bondir vers l’extérieur, invitant Duvet de Foudre à la rejoindre. Lui, resta un peu en arrière, juste le temps de lui dire merci. Tandis qu’il s’approchait de la sortie, il vit sa grande amie se rapprocher de Plume de Rouge Gorge pour démêler son pelage, et l’entendit murmurer.
« Allez ma belle ! Ça va bien se passer…»
Duvet de Foudre eut un pincement au cœur. Il sentait qu’il aurait dû dire quelque chose à sa mère, alors qu’elle levait son regard terne pour le regarder partir. Il voulait dire quelque chose, lui aussi, pour la rassurer… Mais la rassurer de quoi exactement ? Il devenait apprenti ! Ce n’était pas censé être une belle journée..? Il n’en était plus si certain. Les oreilles basses, il quitta enfin le buisson de ronces, pour la dernière fois en tant que chaton.
Duvet Tigré, qui l’attendait, mima sa réflexion par ses paroles.
— C’est parti ! Plus de retours en arrière maintenant !
Tandis qu’elle fendait la foule vers le promontoire, Duvet de Foudre prit un moment pour respirer. Il jeta un dernier coup d’œil vers l’entrée sombre de la pouponnière. Au final… Ce n’était pas tellement l’absence d’un père à ses côtés pour son premier baptême qui le faisait réellement souffrir. Tant de choses lui échappaient encore. Il espérait de tout cœur que son mentor l’aiderait à comprendre un peu plus Plume de Rouge Gorge. Il pourra alors être un bon fils pour elle, et la réconforter, à son tour.
« Bientôt, mère… c’est promis » se murmura-t-il à lui-même.