Chapitre 3

Nuage clair, Nuage sombre

Le soleil était incroyablement inconsidéré. C’est ce que pensait Duvet de Foudre, rongé par l’attente, en observant son ombre rétrécir à un rythme désespérément lent. La cérémonie de baptême devait se tenir à midi pile, c’est-à-dire lorsque cette feignasse de boule de feu atteindrait son zénith. Il songeait que ce paltoquet — un mot qu’il avait appris de la bouche d’Éclat Nivéen, signifiant chat prétentieux et grossier — d’astre brûlant se préoccupait bien peu des angoisses que son imperturbable course dans le ciel pouvait engendrer. Et encore, le terme « course » était déjà flatteur : on s’approchait davantage d’un Poil de Hérisson tentant de raconter une histoire que du vol élégant des hirondelles.

Il jeta un coup d’œil furtif vers Duvet Tigré. Elle semblait tout aussi dévorée par l’excitation,  incapable de rester en place. Il la comprenait tellement. Attendre sous le promontoire était une épreuve en soi, comment allaient-ils faire pour ne pas se jeter l’un sur l’autre une fois qu’ils auraient leur nouveau nom ? Comment allaient-ils se retenir de crier de joie à l’annonce de leur mentor ? Ils peinaient à garder le silence. Rien ne les empêchaient de discuter avant la cérémonie, mais ils voulaient faire bonne impression ! Ils tenaient à montrer leur sérieux. Alors, ils tentaient de se recomposer : se tenir droit, gonfler leur poitrine et réprimer les frissons d’anxiété qui secouaient tout leur corps. Tout en s’échangeant régulièrement des regards, comme pour s’assurer dans les yeux de l’autre qu’ils avaient bien l’air convenable. Mais ils manquèrent de s’étouffer à voir leur propre expression empreinte d’une gravité si solennelle qu’elle leur sembla avoir été arrachée du visage d’un de leur camarade non-consentant que venir d’eux-même. Non, définitivement, il ne devait pas regarder Duvet Tigré, elle n’allait pas du tout l’aider à rester calme ! Il chercha une distraction ailleurs, quelque chose qui ne viendrait pas ruiner son image de futur digne apprenti du Clan du Tonnerre.

En tournant la tête, Duvet de Foudre prit conscience, avec un émerveillement nerveux, du nombre impressionnant de chats déjà rassemblés autour d’eux. Il ne sut d’abord où poser son regard. Puis, une idée lui vint : repérer les mentors que Duvet Tigré et lui espéraient recevoir. Flamme Éternelle, avec la lueur éclatante de son pelage orange, lui sauta aux yeux. Il était assis, l’air serein, aux côtés de son père Frêne Valeureux, et de sa sœur Truffe de Muguet. Cette dernière, de par sa robe sombre et sa ressemblance frappante avec le jeune héros, en était son ombre. Le chaton admira avec envie la majestueuse tranquillité qui émanait des trois félins. Juste avant de détourner les yeux, il lui sembla croiser le regard du jeune mâle qu’il estimait tant. Les moustaches du guerrier frémirent fièrement dans sa direction et Duvet de Foudre s’en sentit profondément honoré.

Puis il repéra Crinière Poilue, qui, comme toujours, partageait un mécontentement quelconque à sa fille Œil qui Louche, et à son amie, la vieille Plume d’Étourneau. Duvet de Foudre s’imagina leur conversation : “Duvet Tigré va être une épine dans mes fesses, moi je te le dis ! Si elle massacre mes constructions, il y en aura littéralement dans les siennes. Tant pis si Étoile du Jour n’est pas content !”. Il espérait vraiment, pour le bien de son amie, qu’elle n’aurait pas le vieux matou pour mentor !

Près de la pouponnière, le pelage roux de sa mère attira son attention. Elle suivait Œil Rubis et alla s’installer avec elle aux côtés de Petit Ruisselet. Le compagnon de la jeune reine, un matou gris à la patte boiteuse, pencha son museau vers son ventre, partagé entre amour et impatience. Imaginait-il déjà leurs chatons devenant apprentis ?

Mais Duvet de Foudre se trouvait davantage préoccupé par sa mère. Est-ce qu’elle le voyait ? À cette distance, il n’arrivait pas à le savoir. Néanmoins, il se redressa, adoptant un air encore plus sage, dans l’espoir qu’elle soit fière de lui.

Cependant, sa quête d’attention maternelle prit fin, car Patte Raide, flanquée de ses deux tas de poils la suivant comme des chatons, lui bloqua tout à coup la vue.

—  Décale-toi, vieux croulant, je vois rien ! hurla Éclat Nivéen.

—  Ça va, je m’installe ! Sois un peu patient ! … Mais tu n’es même pas derrière moi ! geignit le vénérable. « Comment puis-je être un obstacle à ton champ de vision ?!

Un silence s’installa entre les anciens. Patte Raide jeta un long regard vers Poil de Hérisson, qui demeura immobile, les yeux plissés, cherchant à comprendre la blague dont il était la dupe. Puis, d’un ton accusateur et triomphant, il s’écria :

Éclat Nivéen ! Tu es aveugle ! Pourquoi tu m’enquiquines ?

Le doyen au pelage blanc émit un ronronnement gras, suivi d’une quinte de toux, frappant le sol de ses pattes, ravi de sa pantalonnade. Patte Raide se racla la gorge et rappela aux deux mâles de ne pas faire autant de bruit.

Le ricanement de Nuage de Renarde, qui ne se lassait jamais des facéties de l’ancien, ramena l’attention de Duvet de Foudre sur elle et les autres apprentis. Poitrail Noir, son mentor, lui écrasa discrètement la queue pour la faire taire. Surprise, la grande femelle feula en sa direction, mais le petit chat au pelage sombre resta imperturbable, fixant droit devant lui. Seules ses moustaches frémissantes trahissaient sa culpabilité.

Cœur de Blé, un mâle à la toison dorée, lança un regard lourd de reproches à son confrère. Cependant, le guerrier ocellé semblait bien plus préoccupé par un autre camarade au pelage similaire, qui lui tirait une langue mesquine depuis l’autre bout du camp. Son propre apprenti, Nuage du Matin, se tenait droit et silencieux comme un arbre !… Un arbre tremblant, certes, mais un arbre tout de même.

Museau de Nielle, avant-dernier mentor du groupe et frère de sang du précédemment nommé Cœur de Blé, leva les yeux au ciel avant d’empêcher Nuage de Ronce de lancer une raillerie à l’intention de sa sœur. Enfin, la discrète Fleur de Tournesol fermait la rangée, assise près de Nuage de Muscardin. L’air sérieux du jeune matou, ainsi que son refus d’adresser un regard aux futurs baptisés, donnait à Duvet de Foudre quelques appréhensions. Tant de chats à connaître ! Et dire que bientôt, il fera partie de cette grande communauté, lui aussi !

Patte d’Andrène et Pelage Pâle vinrent s’installer près de leur fille, observant avec tendresse sa mine inhabituellement sage. Ils étaient si proches que Duvet de Foudre pouvait entendre chaque mot de leur conversation.

—  Alors… Prête à revenir dormir avec nous ? demanda Patte d’Andrène, un brin taquin.

—  Je ne sais pas… avoua la reine. La pouponnière va tellement me manquer… Je m’y sentais bien.

—  Tu sais… Tu peux y rester si tu en as vraiment envie. Je n’en penserai pas moins de toi.

Toi, évidemment non ! Mais… J’ai un peu peur que le clan ne me voie comme un parasite, préférant élever des chatons. Et s’ils sont en colère contre moi… Que se passera-t-il ?

—  Rien, j’en suis certain. Mon père et moi, nous serons toujours là, à tes côtés. Il pressa son museau contre le sien.

—  Je verrai… Peut-être à notre prochaine portée ? J’aimerais leur montrer… que je vaux plus que ça.

— Moi, je n’écouterais pas les pimbêches comme Baie de Houx, ni les orgueilleux du genre Cœur de Blé. Tu ferais une reine fantastique.

— Merci… Je te promets… à notre prochaine portée, ma décision sera prise.

—  Je pense qu’elle l’est déjà, au fond de toi.

—  Je t’aime.

—  Je t’aime aussi, répondit-elle en ronronnant, tandis qu’il lui léchait tendrement la joue.

Duvet de Foudre sentit le rouge de l’embarras lui monter aux joues. Il n’était définitivement pas censé entendre cette conversation intime. Heureusement, il fut sauvé par un éclat doré au coin de son œil, qu’il ne fut pas le seul à remarquer. Toutes les têtes se tournèrent d’un même mouvement vers la source de cette lumière éclatante.

Au sommet du promontoire, Étoile du Jour resplendissait en place du soleil. Sa fourrure blonde, telle une couronne dorée, irradiait autour de sa tête, illuminant son majestueux visage de lion. Finalement, l’attente de l’astre céleste mollasson en valait la peine, car sous la lumière pure du midi, son pelage prenait des teintes de flammes mordorées. Le chef éclipsait sans efforts l’hautaine brûlure blanche du ciel.

Duvet de Foudre eut soudain une révélation : on attendait le zénith, car c’est à ce moment précis que l’on pouvait voir, dans toute sa splendeur, la véritable étoile du Clan du Tonnerre ! Etoile du Jour admirait son clan, du plus vieux guerrier, au plus jeune chat, avec la fierté  d’un chef qui se félicite d’être entouré de figures aussi braves.

Un frisson d’excitation traversa le corps de Duvet de Foudre, hérissant chaque poil. Son cœur battait à un rythme effréné, tandis qu’il sentait le regard du chef flamboyant se poser sur lui et sur son amie. Réprimer ses tremblements devenait une tâche impossible, c’était comme si une bourrasque de vent s’enroulait dans sa poitrine, prête à exploser !

«Que tous les chats en âge de chasser s’approchent du promontoire pour une assemblée du clan !»

L’appel était superflu, car tous les félins du Clan du Tonnerre étaient là, rassemblés sous le regard bienveillant de leur chef. Tous ! Tous les héros de sa génération réunis en cet instant, pour assister à son baptême d’apprenti ! Son cœur flamboyait d’espoir: lequel deviendrait son mentor ? Oh, comme il priait les étoiles pour que ce soit Flamme Éternelle !

«Mes chers amis, aujourd’hui est un jour de grande importance pour le Clan du Tonnerre ! Deux jeunes félins s’apprêtent à emprunter le chemin tracé par nos glorieux ancêtres. Ils sont prêts à embrasser leur destinée en tant qu’apprentis, et c’est pour moi un immense honneur de leur attribuer les noms qu’ils attendent avec impatience depuis leur naissance.»
Le miaulement chaleureux d’Étoile du Jour résonnait dans la combe, emplissant l’air d’une solennité vibrante.
«Nous savons tous ce que cet instant représente pour nos nouveaux camarades ! Ils s’élèvent désormais au rang de véritables membres valeureux en devenir de notre clan, de notre grande famille. J’espère que chacun d’entre nous, du plus ancien guerrier jusqu’à eux-même, saura leur offrir un respect mutuel, cette force qui fait la grandeur de notre fraternité. Duvet Tigré, Duvet de Foudre, avancez.»

Ça y était. C’était leur grand moment. Duvet de Foudre fit quelques pas en avant, le cœur battant. La peur de trébucher le saisit soudainement. Comment ses pattes pouvaient-elles lui sembler si frêles et incertaines, alors que quelques instants plus tôt il se sentait aussi solide qu’un chêne ?
«Moi, Étoile du Jour, chef du Clan du Tonnerre, j’en appelle à nos ancêtres pour qu’ils se penchent sur ces chatons. Ils sont en âge et dignes de devenir apprentis du Clan du Tonnerre à leur tour. Duvet Tigré…

Étant l’aînée des deux, elle serait la première à recevoir son nom d’apprentie. Avec une douce insistance, ses parents la poussèrent en avant. Geste inutile car Nuage Tigré, déterminée à leur montrer son indépendance, avança d’un pas fier et assuré au devant de son chef. Ses moustaches frémissaient de malice tandis qu’elle soutenait son regard avec une audace tranquille.

— Tu t’appelleras désormais Nuage Tigré jusqu’au jour où tu prouveras ta valeur en tant que véritable guerrière du Clan du Tonnerre. Promets-tu d’apprendre nos codes, nos lois et nos coutumes avec courage et discipline ? »

— Je le promets, sur mon honneur ! répondit-elle d’une voix posée, bien que sa queue trahissait son agitation par de légers mouvements impatients. Il lui serait difficile de maintenir cette façade d’apprentie modèle plus longtemps.

— Comme les générations passées, et comme celles à venir, nous sommes un clan, une famille. Ainsi, tu ne parcourras pas seule le chemin de l’apprentissage. Tu seras guidée par un frère, ton mentor, qui t’enseignera tout ce qu’il sait. Frêne Valeureux, tu as été formé par Nyctale des Ondées, un guerrier illustre désormais parmi nos ancêtres. Tu as toujours fait preuve d’une exigence irréprochable, tant envers toi-même qu’envers tes camarades. Ton intelligence et tes compétences sont indiscutables, et j’attends de toi que tu transmettes à Nuage Tigré, ton apprentie, ton sens aigu de la discipline et de l’honneur.»

Le preux vétéran, au pelage argenté strié de noir, se détacha de la foule. Il se posta devant Nuage Tigré, droit et sévère, véritable statue vivante du devoir et de la rigueur. La petite chatte jeta un coup d’œil désespéré vers son ami, ses yeux empreints de la détresse d’un chaton pris en faute. La réputation de Frêne Valeureux n’était plus à faire ! L’Honneur du Clan du Tonnerre incarné ! Le terrible gardien de la dignité des clans du lac ! Il n’allait rien lui laisser passer, ni la moindre erreur, ni la plus petite paresse et certainement pas la moindre plaisanterie ! Frêne Valeureux exigeait la perfection de ses apprentis, ainsi qu’un respect absolu des traditions. C’était probablement pour cela qu’Étoile du Jour avait jugé ce duo si judicieux. L’autorité naturelle du commandant, aguerri dans l’art du mentorat, devait canaliser l’énergie débordante de la jeune et fougueuse chenille. Un choix brillant… mais l’exact opposé de ce qu’espérait Nuage Tigré avec Crinière Poilue.

Frêne Valeureux se racla la gorge, rappelant ainsi Nuage Tigré à l’ordre. La petite maligne, bonne perdante, s’avança avec assurance pour permettre au guerrier de passer sa langue sur son front, avant de lécher en retour son épaule avec un air de défi. En son for intérieur, elle devait se convaincre qu’elle serait capable de plier le bois le plus solide du Clan du Tonnerre à sa volonté. Et, pour être franc, Duvet de Foudre n’en doutait pas un instant. Cependant, son tour approchait à chaque battement de cœur, et la pression euphorique dans son poitrail devenait insupportable. Le trac le submergeait. Lui, le fils d’un solitaire… Serait-il vraiment digne de ce moment ? Voulait-on sincèrement qu’il devienne apprenti ? Il secoua la tête, balayant ces pensées troublantes. Hors de question de laisser un père qu’il ne connaissait pas gâcher le plus beau jour de sa vie ! Il jeta un regard vers Plume de Rouge Gorge, un sentiment de nostalgie l’envahissant. Oh, comme il aurait souhaité qu’elle soit à ses côtés, lui donnant un coup de museau comme Pelage Pâle l’avait fait pour Nuage Tigré… Mais aujourd’hui, il lui prouverait qu’elle pouvait avoir confiance en lui. Il n’était plus le chaton qui nécessitait sa protection. Désormais, il devenait l’apprenti qui allait l’épauler.

«Duvet de Foudre ?»

Le ton ferme d’Étoile du Jour manqua de le faire bondir sur ses pattes. Tous les yeux du clan étaient rivés sur lui. Nuage Tigré avait déjà rejoint la ligne des apprentis. L’avait-on appelé plusieurs fois sans qu’il ne s’en rende compte ? Une vague d’angoisse lui fit baisser les oreilles, mais il s’avança avec toute la résolution dont il était capable. Les autres guerriers voyaient-ils qu’il tremblait comme une souris prête à s’enfuir ? Il ferma les yeux, se forçant à adopter une expression solennelle.

«Tu t’appelleras désormais Nuage de Foudre jusqu’au jour où tu prouveras ta valeur en tant que véritable guerrier du Clan du Tonnerre. Promets-tu d’apprendre nos codes, nos lois et nos coutumes avec courage et discipline ?

— Je le promets, sur mon honneur !

Venait-il de se tromper ? Ce n’était pas plutôt l’inverse ? « Sur mon honneur, je le promets ? » peut-être ? Il était persuadé d’avoir entendu Nuage Tigré formuler sa promesse dans l’autre sens ! Quoique, Nuage Tigré n’était pas vraiment une source fiable… On ne l’aurait pas laissé commettre une erreur devant tout le clan, tout de même ?

— Comme les générations passées, et comme celles à venir, nous sommes un clan, une famille. Ainsi, tu ne parcourras pas seul le chemin de l’apprentissage. Tu seras guidé par un frère, ton mentor, qui t’enseignera tout ce qu’il sait. Patte d’Andrène, approche.»

 

Quoi ?

Nuage de Foudre rouvrit les yeux, abasourdi. Le jeune mâle brun se tenait là, à quelques pas de lui, ses moustaches frémissant timidement. Une lueur de fierté éclatait dans ses prunelles, mais… il tremblait. Lui aussi, il tremblait de trac ! Le guerrier trottina vers son nouvel apprenti, sa démarche mal assurée et dans son élan, trébucha légèrement. Un ronronnement d’embarras monta dans sa gorge, dissipant la tension ambiante. Nuage de Foudre n’en revenait pas. Patte d’Andrène, le guerrier le plus doux, le plus patient et gentil qu’il connaissait ! Et il allait en être son tout premier apprenti ! Un frisson d’excitation le parcourut. C’était presque aussi merveilleux que s’il avait eu Flamme Éternelle !

« Tu as été entraîné par Frêne Valeureux, et tu rayonnes par ta gentillesse et ta loyauté. J’espère que tu sauras transmettre ta paix d’esprit à Nuage de Foudre, ton apprenti. »

Le jeune chat sentit son nouveau mentor donner un petit coup de langue plus affectueux que formel entre ses deux yeux. Stupéfait par cette heureuse surprise, il faillit oublier de poser son museau contre l’épaule de son mentor, mais un coup d’œil rapide vers Nuage Tigré, qui lui faisait de grands signes de derrière son nouveau mentor, le ramena à l’ordre. Le clan explosa en acclamations enthousiastes. Leurs deux noms résonnaient dans la combe, scandés à pleins poumons, emplissant l’air d’une énergie vibrante.

Nuage de Foudre, debout aux côtés de sa meilleure amie, rayonnait de joie. Il avait déjà oublié son ancien nom, comme si ce dernier s’était évaporé avec les derniers échos des acclamations. Désormais, il était Nuage de Foudre du Clan du Tonnerre, l’apprenti de Patte d’Andrène. À cet instant précis, tout semblait en harmonie dans son cœur. Il était à sa place, entouré de sa famille, de ses amis, et, dans le regard fier de son mentor, il devinait la promesse d’un futur glorieux. Quelque chose, au plus profond de lui, murmurait qu’il deviendrait le plus grand guerrier de sa génération. Il brûlait de confiance en lui-même et n’avait qu’une seule hâte : travailler sans relâche pour accomplir cette destinée.

Mais alors qu’il s’apprêtait à bombarder son nouveau mentor de questions, pressentant la fin imminente de l’assemblée, Nuage de Foudre réalisa que personne ne bougeait. Un silence inattendu s’était abattu sur la clairière, et il se mit à scruter chaque visage, essayant de comprendre cette étrange accalmie. Son regard se posa alors sur sa mère, qui s’était levée et se frayait un chemin vers le promontoire.  Une fierté ardente embrasa sa poitrine.

Bien sûr ! Maintenant qu’il était officiellement apprenti, sa mère pouvait reprendre ses devoirs de lieutenante ! Qu’elle était belle, la tête haute, son allure emplie de dignité et de sérieux. Il trépignait sur place, brûlant de l’envie d’être le premier à crier son nom, de lui témoigner tout l’honneur que ce serait pour lui de servir sous ses ordres. Pourtant, peut-être, s’il n’avait pas été si absorbé par l’euphorie de sa propre cérémonie de baptême, aurait-il remarqué les nuances plus sombres dans l’expression de sa mère : son regard éteint, sa posture moins altière, presque résignée plutôt que noble.

Un bourdonnement de murmures excités traversa le Clan du Tonnerre, qui, comme Nuage de Foudre, espéraient voir Plume de Rouge Gorge reprendre son rang habituel. Elle gravit les quelques pas qui la séparaient d’Étoile du Jour et s’assit à ses côtés. La tension palpable s’accentua à mesure que les félins attendaient dans une expectative fiévreuse. Puis, quand elle prit la parole, tous se turent d’un coup, suspendus à ses lèvres.

« Mes amis du Clan du Tonnerre, j’ai une annonce à vous faire. »

Étoile du Jour, malgré son imposante stature, semblait porter un poids invisible sur ses épaules. Il passa sa queue sur le dos de la guerrière rousse, dans un geste réconfortant, peinant à maintenir son apparence de chef droit et digne.

Il se pencha vers elle, et murmura à son oreille quelques paroles, presque trop basses pour que Nuage de Foudre, pourtant au plus proche du promontoire, puisse en saisir les mots exacts. Seule l’intensité du moment lui parvint, renforçant son pressentiment que quelque chose d’important se tramait.

« Tu es sûre de toi, Plume de Rouge-Gorge ? Je veux dire… je te fais confiance, mais… 

— Oui, je suis sûre de moi.  La réponse était ferme, sans appel.

Le chef recula légèrement, rompant leur conciliabule avec un soupir discret.

—  D’accord… Sache que je respecte ton choix, et tu resteras toujours ma plus proche amie ainsi qu’une lieutenante exceptionnelle. »

Nuage de Foudre n’eut pas le temps de faire sens des paroles échangées, que sa mère, la silhouette assombrie par les ombres affolées des feuilles, reprit son discours. D’une voix forte, posant chacun de ses mots, elle affronta le Clan du Tonnerre.

« Comme vous le savez tous, j’ai dû confier mon rôle de lieutenante il y a quelques lunes, afin d’assumer mes devoirs en tant que reine. Vous attendez mon retour depuis six lunes maintenant, et quelle fierté j’éprouve d’avoir été choisie et acceptée par vous, de m’être battue à vos côtés durant toutes ces saisons. Je ne saurais nommer de guerriers plus valeureux que vous. »

Son ton, bien que grave, portait une nuance d’affection mêlée de malice,  qui semblait familière à beaucoup de chats. Ses mots embrasèrent les fiers guerriers du Tonnerre, qui se prirent à crier leurs exploits passés. Plume de Rouge-Gorge les laissa s’enorgueillir un instant avant de faire régner à nouveau le silence d’un simple geste de queue. Lorsque la tranquillité revint, elle poursuivit, plus solennelle encore :

« C’est un honneur de servir comme lieutenante d’un clan aussi brave. Un honneur… que je ne mérite plus. »

Un silence lourd suffoqua l’assemblée. Nuage de Foudre fixa sa mère, sans savoir quoi penser. Il ne comprenait pas. Il ne pouvait comprendre. Autour de lui, le visage des guerriers exprimait la même incompréhension, sous le choc. Personne ne comprenait.

“Au-delà de mon entorse au code du guerrier, je ne me sens plus ni le droit, ni la force de continuer à soutenir Étoile du Jour et chacun d’entre vous. Je n’en ai plus la volonté, et vous méritez des meneurs déterminés, qui vous mèneront aussi loin que ce dont vous êtes capables. Je suis, pour ma part, au bout du chemin. Je préfère laisser ma place, et rester reine.”

Ce fut le mot de trop. Si Plume de Rouge-Gorge avait encore quelque chose à ajouter, personne ne lui en aurait laissé l’occasion. Le scandale éclata avec la force de la foudre.

— C’est du grand n’importe quoi ! hurla Éclat Nivéen d’une voix rauque. Tu nous as relevés après le Long Coucher de Soleil et tu veux nous faire croire que ton chagrin d’amour va durer ? Arrête de chercher des excuses et va mieux ! On a tous perdu des êtres chers, et aucun chat n’a abandonné pour autant !

— Comment ? Qu’est-ce que tu insinues ? Elle est dans cet état à cause du père de Nuage de Foudre ? s’étonna bruyamment Poil de Hérisson, abasourdi d’une telle possibilité.

— Évidemment, espèce d’escargot sénile ! cracha Éclat Nivéen. Depuis qu’elle est enceinte, elle se morfond ! Tout ça pour un solitaire incapable d’assumer ses responsabilités !

— Aucun de nous ne te juge indigne d’être notre lieutenante ! s’écria Cœur de Blé. Ne nous abandonne pas pour redevenir reine ! Ce serait nous trahir !

— Une reine ! Une reine !!! bougonna Crinière Poilue. Une si bonne lieutenante qui devient une bête reine ! Mais qu’elle vienne m’aider avec les constructions au moins ! Vu qu’on m’a ENCORE passé sous la truffe un apprenti !

— Et puis, « reine », c’est vite dit, ajouta méchamment Baie de Houx. Nuage de Foudre, elle s’en est jamais occupée. Quel genre de reine laisse son fils tout seul tout le temps ? Autant devenir ancienne.

Nuage de Foudre, sentant la panique monter en lui, fut submergé par un profond sentiment de honte et de tristesse. Il voulait tant défendre Plume de Rouge-Gorge, affirmer qu’elle avait été la meilleure mère du monde, mais aucun son ne sortait de sa bouche grande ouverte. Si seulement elle avait été à ses côtés lorsqu’il s’était avancé vers le promontoire… Mais comme le disait Baie de Houx, elle l’avait laissé seul. Est-ce que tout le monde pensait cela d’elle ? Pelage Pâle regardait ailleurs, Frêne Valeureux restait silencieux, et la plupart semblaient gênés.

Avait-on pitié de lui, non pas parce qu’il avait du sang étranger, mais à cause de l’absence de Plume de Rouge-Gorge ? Avait-il grandi presque comme un orphelin, et tout le monde le voyait sauf lui ? Il se sentait humilié de n’avoir jamais compris ça plus tôt. Il s’accrochait désespérément aux paroles de Nuage Tigré : “Ça se voit depuis le Clan de la Rivière que ta mère t’aime, et tu as toujours une place dans son nid, c’est le plus important.” Qui étaient-ils pour juger de cet amour ? Pourquoi lui-même en doutait-il tant ? La culpabilité le rongeait plus vite que la honte. Les yeux fixés sur Plume de Rouge-Gorge, il n’entendait même pas Patte d’Andrène, qui l’enjoignait de venir avec lui, loin du conflit.

« Ferme l’anus qui te sert de bouche, Baie de Houx, tu attires les mouches, railla froidement Poitrail Noir.

— Mais elle a raison, comment peut-on « rester reine » si on ne l’a jamais été ? renchérit Nuage de Renarde.

Nuage Tigré était prête à bondir sur la grande rousse, mais une autre fut plus rapide.

— Nuage de Foudre est juste là ! Vous n’avez donc aucun honneur ?! s’écria Fleur de Tournesol, indignée. Tout à coup l’apprentie cracha et bondit de sa place, se retournant vers Poitrail Noir.

— Tu m’as frappée ! l’accusa-t-elle.

— Tu l’as cherché ! siffla le guerrier charbon aux épaules couturées de cicatrices. Que Baie de Houx parle comme un blaireau en rut, rien de nouveau, mais toi, tu bouffes des rats !

— Bah quoi, c’est vrai ! Et elle a brisé le code du guerrier ! 

— Depuis quand c’est important pour toi le respect du code ?

— Et l’Honneur du Clan du Tonnerre, il en dit quoi ? provoqua Anthère d’Ivraie, s’adressant à Frêne Valeureux. Mais avant que le mâle argenté ne puisse ouvrir la bouche, une voix perçante s’éleva au-dessus du tumulte.

— Je n’ai jamais vu ça ! Abandonner son poste comme ça, et son enfant… C’est totalement irresponsable !!! Tu nous déçois tous, Plume de Rouge-Gorge, moi la première ! La vérité éclate enfin !

—  Quelle vérité ?! Pour l’amour du Clan des Étoiles, Feuille d’Ipomée, utilise ta tête au lieu de suivre bêtement les autres ! répliqua Museau de Nielle, roulant des yeux vers son amie.

—  Arrêtez ! tenta Oeil qui Louche. Vous ne croyez pas que c’est déjà un choix suffisamment dur pour elle ?

—  C’est dur pour tout le monde ! Regarde les choses en face- Ah non, tu peux pas. répliqua Anthère d’Ivraie, sa queue fouettant l’air.

—  Surveille à qui tu parles, petite crotte ! gronda Crinière Poilue, levant une patte pour défendre sa fille.

—  Vous êtes une bande d’ingrats ! intervint Petit Ruisselet, rejoignant la bataille. Plume de Rouge-Gorge a toujours été une grande guerrière loyale, à qui nous devons tous énormément !

— Pour ce que t’en sais ! Tu es trop jeune, tu la connais à peine ! Tu ne peux pas parler ! » cracha Baie de Houx.

— C’était mon mentor, Pâquerette Enragée !

—  Et toi, tu es à peine plus âgée, Baie de Houx ! renchérit Cœur de Blé, avec un ton cinglant. Tu n’as même pas vécu le Long Couché de Soleil ! J’ai beau être moi-même déçu de l’attitude de Plume de Rouge-Gorge, jamais je ne prendrai de haut nos camarades qui partagent leur honnête point de vue !

—  Allons, voilà le fayot qui nous fait la morale ! railla quelqu’un dans la foule.

—  Ça y est ! Vos opinions me donnent une diarrhée fulgurante ! s’exclama Crinière Poilue, avant de quitter ce désastre d’assemblée sans en attendre la conclusion.

— Où vas-tu ?! Notre chef a encore des choses à dire ! s’enflamma de nouveau Cœur de Blé, outré.

—  Débourrer le ruisseau, béjaune ! grogna Crinière Poilue en secouant son poil ébouriffé. Et je sais déjà ce qui m’importe ! J’aurai encore aucun apprenti et aucune aide ! Je vais finir par demander à être renommé Cœur Blanc, nom de non !

Le gros mâle passa devant le visage émacié de Truffe Blanche, l’ermite du Clan du Tonnerre, qui sortait le museau de la tanière des guerriers pour hurler sa propre opinion.

—  Je vous avais prévenu qu’elle était une traîtresse ! Elle veut la mort du Clan du Tonnerre ! Déloyale, fourbe, incompétente !!!

Nuage de Foudre suppliait du regard Plume de Rouge-Gorge, tandis que Patte d’Andrène et Fleur de Tournesol tentaient en vain de l’éloigner. Pourquoi ne disait-elle rien ? Pourquoi ne se défendait-elle pas ? Pas seulement pour son honneur, mais aussi pour l’amour qu’elle lui portait. Il avait tant besoin qu’elle se batte pour lui. Mais une petite voix sinistre dans son cœur continuait de semer le doute : « Si elle t’aimait, elle t’aurait prévenu. Si elle t’aimait, elle t’aurait expliqué. Si elle t’aimait, elle aurait attendu et t’aurait laissé ton moment. Elle t’aurait laissé être heureux, au moins aujourd’hui. »

— ASSEZ !!!
Hurla soudain nuée Ardente, sa voix emplie de colère et les griffes sorties. Elle se dressa de toute sa hauteur devant le promontoire, toisant l’assemblée avec dégoût.

— C’est ainsi que vous honorez quelqu’un qui a sacrifié ses intérêts pour les vôtres depuis si longtemps ? Aucun de vous n’a été invité à donner son opinion. Vous faites honte au nom de Guerrier.

Chacun des contestataires les plus véhéments, Éclat Nivéen y compris, baissa les yeux vers le sol, mal à l’aise. Étoile du Jour, qui avait tenté de faire taire l’assemblée sans succès avant l’intervention de sa mère, reprit la parole :

nuée Ardente a raison. Vous me décevez tous énormément. Ce ne sont pas les remerciements qu’elle mérite pour ses saisons de loyaux services, au travers des plus terribles épreuves qu’elle a endurées à vos côtés. Que quiconque ose s’opposer à cette vérité se lève et parle.

Personne ne bougea.

— Bien. Le chef continua, sa voix plus froide. Je ne tolérerai plus la moindre absurdité de ce genre devant elle, devant moi, et surtout devant nos nouveaux apprentis. Ce que vous montrez-là n’a rien d’un exemple de cohésion. Si le souhait de Plume de Rouge-Gorge est de laisser son poste à quelqu’un qu’elle considère plus apte à le tenir et de se rendre utile d’une manière qui l’épanouit, c’est un choix honorable que nous devons respecter. Un choix mûrement réfléchi entre nous, par ailleurs, et qui ne concerne que nous deux.

Le matou se tourna vers son ancienne lieutenante, le regard brillant de fierté mêlée de détresse. Bien qu’il tremblait d’émotion, Étoile du Jour se tenait droit. Il s’approcha de la guerrière silencieuse qui, elle, ne le regarda pas lorsqu’il posa son museau contre son front.

— Plume de Rouge-Gorge, commença-t-il, sa voix marquée par l’émotion. Tu as été une lieutenante formidable, et j’accepte ton départ sans t’opposer de jugement. Ta place dans le Clan n’est plus à prouver, et tu seras une reine aussi précieuse et importante que tu ne le fus en tant que notre lieutenante.

Sur ces derniers mots, sa voix se brisa, trahissant la honte et la tristesse que lui inspiraient les réactions de ses guerriers. nuée Ardente, pour laisser une seconde de répit au meneur, prit sa force et lança d’un miaulement rauque :
— Pelage Sauvage, approche.

Le guerrier concerné se leva, obéissant d’un pas raide.  Etoile du Jour revint à ses sens, chassa sa faiblesse et se redressa aussi noblement qu’on l’eût toujours connu. Il se racla la gorge avant de reprendre d’une voix plus assurée :

— Pelage Sauvage, dit-il d’un ton solennel, tu t’es prouvé loyal, désintéressé et un lieutenant compétent durant ces dernières lunes. Mais surtout, tu as toujours fait preuve d’un grand respect et d’une force de caractère, des qualités essentielles pour un meneur. C’est avec fierté que je te demande : es-tu prêt, Pelage Sauvage, à continuer comme lieutenant du Clan du Tonnerre, et, si les étoiles le décident ainsi, à prendre un jour ma succession ?

— Je le suis. répondit Pelage Sauvage sans hésitation.

Plume de Rouge-Gorge l’invita alors à venir prendre sa place aux côtés d’Étoile du Jour. Elle posa son museau sur le front du guerrier roussâtre, lui passant symboliquement son rôle. Pelage Sauvage inclina respectueusement la tête en retour, honorant comme il se doit ce geste.

Le silence solennel de la cérémonie fut brisé par la voix d’Éclat Nivéen, qui ne put s’empêcher de murmurer :
— Entre tes deux gamins, Patte Raide, Justice Rayonnante aurait été un meilleur choix. 

L’ancienne répliqua aussitôt, sa voix sifflante :
— On se passe de ton avis, tu as assez dit de mal pour aujourd’hui.

— Mon avis a de l’impor— commença Éclat Nivéen, mais sa phrase fut noyée par la clameur de Flamme Éternelle. Se levant enfin, il éleva la voix pour la première fois de l’assemblée, chantant les noms de l’ancienne lieutenante et du nouveau :

— Plume de Rouge-Gorge ! Pelage Sauvage !

L’acclamation se propagea rapidement. Truffe de Muguet suivit Flamme Éternelle, puis Poitrail Noir, Petit Ruisselet et Œil Rubis s’égosillèrent à leur tour, criant les noms de la reine et de son remplaçant avec ferveur. Frêne Valeureux, Justice Rayonnante, Cœur de Blé et Patte Raide se joignirent au chœur, et bientôt, le clan tout entier célébra les deux félins.

Sous la ferveur et le soutien en demi-teinte de ses camarades, Plume de Rouge-Gorge descendit du promontoire, mettant un point final à son rôle de lieutenante. Œil Rubis se précipita vers elle, enfouissant sa tête contre son poitrail, tandis que Petit Ruisselet léchait tendrement son front. Ensemble, les deux jeunes guerriers escortèrent la vétérane tremblante jusqu’à la pouponnière.

Mais Nuage de Foudre, lui, ne s’était pas joint aux louanges. Il n’entendait rien. Il ne voyait rien. Tout ce qu’il percevait, c’était son propre cœur qui battait furieusement, résonnant dans chaque fibre de son corps. Sa gorge se serrait, comme si un serpent venimeux s’enroulait autour de sa trachée, cherchant à l’étouffer. La douleur dans sa poitrine était insoutenable et il n’arrivait pas à calmer son souffle, bien qu’il avait l’impression que nul oxygène ne gonfla ses poumons. Il avait la sensation qu’il allait mourir.

Elle n’avait pas parlé. C’était la seule pensée qui le hantait. Elle n’avait rien dit. Elle ne s’était pas défendue. Elle les avait regardé l’insulter de traitresse, de mauvaise mère, comme elle le regardait quand il parlait et qu’elle n’écoutait pas. Elle avait simplement attendu que tout cela passe. Et lui ? Elle lui avait volé son moment. Personne ne se souviendrait de son baptême, seulement du jour où Plume de Rouge-Gorge avait abandonné le Clan du Tonnerre. “C’était le jour du baptême de Nuage de Foudre et Nuage Tigré ? Ah bon ?” Ou alors, ils allaient le regarder avec pitié : “Pauvre Nuage de Foudre, vous vous souvenez de ce que sa mère lui a fait ce jour-là ?”

Pire encore, il n’aurait jamais la chance de lui montrer combien il était fier qu’elle soit sa lieutenante. Il n’aurait jamais l’opportunité de travailler dur pour elle et pour le Clan. Il en voulait aux membres du Clan du Tonnerre pour leur réaction, leur cruauté. Plume de Rouge-Gorge ne les avait pas abandonnés ! Elle prenait simplement sa retraite, comme tant d’autres avant elle ! Elle n’avait de comptes à rendre à personne. Mais, en y réfléchissant, elle l’avait bel et bien abandonné, lui. N’est-ce pas ?

Elle n’avait jamais été là quand il en avait vraiment besoin. Elle ne l’avait jamais rassuré lors des orages, ne l’avait jamais emmené voir le lac. Elle n’était pas à ses côtés lorsqu’Étoile du Jour l’avait appelé par son nouveau nom. Il ne l’avait pas entendue crier “Nuage de Foudre” tant elle était distante ! Peut-être ne l’avait-elle même pas prononcé. Et maintenant, alors qu’il suffoquait sous l’étau de la panique, elle n’était toujours pas là pour lui. Elle s’était réfugiée dans la pouponnière, comme Truffe Blanche se cache dans les recoins sombres du camp. Elle le laissait là, seul, à s’effondrer dans l’angoisse. 

Pour ne pas aggraver son humiliation, Nuage de Foudre se força à s’éclipser discrètement derrière l’Arbre aux Guerriers. Il ne voulait pas que les regards se posent sur lui, que quelqu’un devine à quel point il avait mal. Bien sûr, il ne pouvait pas compter là-dessus. Nuage Tigré et Patte d’Andrène l’avaient suivi, terriblement inquiets.

— Nuage de Foudre ! Où tu vas ? s’écria Nuage Tigré.

— Laisse-moi tranquille ! cracha le pauvre matou entre deux convulsions nerveuses, la tête enfouie dans ses pattes.

La petite chatte n’avait aucune intention de le laisser seul. Elle s’approcha avec hésitation.

— Pas question ! On… on doit aller voir le territoire ! miaula-t-elle, bégayante, cherchant  quelque chose à dire pour l’apaiser.

— Je ne veux pas y aller ! hurla-t-il, la voix brisée. Je veux qu’on me laisse ici… qu’on m’oublie.

Patte d’Andrène, qui les observait à distance, s’avança vers Nuage de Foudre. Malgré les protestations de l’apprenti, ses menaces et ses griffes découvertes, l’adulte ne broncha pas. Avec douceur, il enroula sa queue autour du jeune félin et le pressa contre sa poitrine rassurante.

— Allons, mon grand… Il est hors de question que nous te laissions ici, murmura-t-il d’une voix douce. Tu as entendu Étoile du Jour, n’est-ce pas ? Tu es un apprenti du Clan du Tonnerre, et le Clan du Tonnerre, c’est bien plus qu’un clan. Nous sommes une famille. Nous avançons ensemble. Quoi que tu ressentes, tu n’as plus à le porter seul.

Nuage de Foudre resta silencieux un instant avant de répliquer, la voix amère :

— Une famille, hein ? Tout ce qu’ils ont dit sur Plume de Rouge-Gorge, ce sont les paroles d’une famille ? Et moi ? Vous avez tous pitié de moi, pas vrai ? gémit-il, en se blottissant contre la fourrure brune et épaisse de Patte d’Andrène.

Nuage Tigré, incapable de rester silencieuse plus longtemps, interrompit son père qui déblatérait une réponse confuse, d’une fadesse irritante :

— Et alors ? miaula-t-elle, le regard dur. Ils peuvent bien critiquer Plume de Rouge-Gorge autant qu’ils veulent. En attendant, à part Œil Rubis et Patte Raide, personne n’a levé une griffe pour toi. Leur pitié vaut autant qu’une moustache de souris. Ils ont passé leur temps à se plaindre qu’elle n’était pas là, au lieu de lui rendre visite ou de passer du temps avec elle.

Patte d’Andrène, surpris par la perspicacité de sa fille, ne put s’empêcher de ronronner doucement, gêné.

— C’est vrai ça, murmura-t-il. Et on ne va certainement pas laisser leurs opinions gâcher la belle aventure que Frêne Valeureux et moi-même avons préparée pour vous !

Nuage de Foudre releva un regard inquiet.

— Mais… et s’ils recommencent à dire des choses affreuses sur elle ? Ou sur moi ?

Sans la moindre hésitation, Nuage Tigré répliqua avec une froideur tranchante :

— S’ils disent quoi que ce soit, je leur arrache le visage.

Son ton sans empathie ne laissait aucun doute quant à sa détermination. L’attitude de ses aînés l’avait dégoûtée au plus haut point.

— Nuage Tigré ! s’exclama le père, inquiet d’un tel accès de misanthropie. Tu ne peux pas tout régler par la violence !

— Et pourquoi pas ? Leurs mots n’étaient pas violents, aux autres renards là ? Y’a pas que les griffes qui font mal. Elle se tourna vers Nuage de Foudre. Allez, viens, ‘Foudre. On n’a pas besoin de leur pitié, ni de leur “famille”.

Patte d’Andrène soupira doucement.

— Le monde ne marche pas comme ça, ma chenille…

Mais Nuage Tigré insista, ses yeux brûlant de détermination :

— Je ne vois pas le problème à ne parler qu’à ceux qui nous respectent. Pas vrai, Nuage de Foudre ?

Le jeune mâle se redressa, encore tremblant. Il hocha doucement la tête, avant de frotter son museau contre sa patte pour en chasser la poussière. Il inspira profondément, tâchant de calmer sa respiration hoquetante

— Que faites-vous ? appela une voix sévère derrière eux. Si nous voulons être rentrés pour le repas du soir, nous devons partir.

Frêne Valeureux les toisait de toute sa hauteur, son air inébranlable inchangé. Le vétéran argenté, avec ses yeux jaunes perçants, semblait tailler chacun d’eux du regard, comme s’il pesait leurs moindres actions. Nuage de Foudre, mal à l’aise, se cacha instinctivement derrière Patte d’Andrène, le cœur battant. Il ne voulait pas perdre le respect d’un autre camarade, encore moins celui de Frêne Valeureux, dont l’autorité silencieuse pesait sur lui. Pourtant, il le sentait s’attarder sur lui, insistant, comme pour lui signifier qu’il ne pourrait pas fuir indéfiniment.

Finalement, avec une résolution timide mais déterminée, Nuage de Foudre se força à avancer, prenant les devants. Il rejoignit Frêne Valeureux, décidé à laisser derrière lui, ne serait-ce que pour quelques heures, l’atmosphère étouffante de ce clan qu’il ne supportait plus. Nuage Tigré trotta derrière lui en scrutant d’un air de faucon son mentor, sans doute à l’affût du mot de trop. Pourtant, Frêne Valeureux, imperturbable, ne dit rien de plus. En silence, il les conduisit vers l’entrée du camp, l’autorité tranquille de sa présence imposant une étrange sérénité sur le groupe.

Alors qu’il s’engouffrait dans le tunnel de ronces, Nuage de Foudre aperçut sa mère s’approcher. Instinctivement, il s’arrêta net, ce qui provoqua une collision avec Nuage Tigré. Un bref instant, un espoir naïf naquit en lui : peut-être venait-elle enfin lui parler, lui expliquer. Mais à peine cette pensée naquit-elle en son esprit qu’il réalisa la vérité. Elle ne se dirigeait pas vers lui, mais vers Patte d’Andrène.

— Prends bien soin de lui, je t’en prie… Ne laisse rien lui arriver, murmura-t-elle à l’attention du mentor.

Plume de Rouge-Gorge fuyait son regard. Pourtant il n’y avait ni colère, ni reproche dans le bleu des yeux du jeune chat. Ses oreilles se baissèrent. Pourquoi ? N’avait-elle donc aucune confiance en lui pour se protéger lui-même ?

Il resta figé, à la fois désespéré et amer, quelque chose en lui se brisait un peu plus. Il l’attendait, espérait encore qu’elle se tournerait vers lui. Mais Plume de Rouge-Gorge, après avoir entendu la promesse de Patte d’Andrène, se détourna sans un mot pour son fils.

Désabusé, le jeune matou reprit sa marche. À ses côtés, Nuage Tigré murmura, à peine audible :

— Elle aurait au moins pu venir s’excuser…

De l’autre côté, Frêne Valeureux les attendait, campé sur ses pattes, le regard scrutateur. Il observa longuement le jeune apprenti à la queue tordue, et Nuage de Foudre sentit qu’il avait quelque chose à dire. Incapable de contenir son ressentiment, il cracha faiblement, entre défiance et abandon.

— Je sais qu’elle a trahi le clan, allez, vous pouvez me le dire. J’ai l’habitude qu’on me mette à l’écart de toute façon.

À sa grande surprise, Frêne Valeureux secoua la tête.

— Non, répondit-il d’une voix tranquille. Je suis impressionné par ton calme.

— Oui, ça doit changer de mes crises de colère, hein ? répondit le jeune apprenti, sarcastique.

Le vétéran le fixa un instant avant de reprendre avec une douceur inattendue :

— Pourtant, la colère aurait été justifiée. Sache une chose, Nuage de Foudre : le Clan du Tonnerre a toujours eu un goût pour la théâtralité. Nous sommes rapides à juger, prompts à réagir, et c’est là notre plus grand défaut. Mais ni les opinions de tes camarades, ni celles de ta mère ne peuvent définir qui tu es.

Le jeune chat resta silencieux, ses oreilles baissées sous le poids des mots.

— Et comment je peux montrer qui je suis ? murmura-t-il finalement. Je ne le sais même pas moi-même…

Le visage sérieux de Frêne Valeureux semblait se parer des lunes d’expérience. Il jeta un coup d’œil à Nuage Tigré avant de poursuivre :

— Si les conseils d’un vieux vétéran fermé d’esprit valent encore quelque chose… Il marqua une pause, laissant ses mots résonner. Les actions parlent toujours plus fort que les mots. Les beaux parleurs sont souvent de beaux manipulateurs. Alors… aligne tes actions à tes convictions. C’est ainsi que tu montreras qui tu es vraiment.

La réponse résonna dans l’esprit de Nuage de Foudre, emplissant peu à peu le vide laissé par la colère et la tristesse. Le jeune chat s’assit, prenant un moment pour réfléchir aux paroles de Frêne Valeureux, mais surtout à ce qu’elles signifiaient pour lui. Qui voulait-il devenir vraiment ? Qu’est-ce qui le poussait à aller de l’avant ? Devenir chef, atteindre un statut prestigieux ? Non, ce qu’il désirait le plus au monde était plus simple. Il voulait appartenir. Il voulait sentir qu’il avait une place, une véritable place, au sein de son clan, sans douter de lui-même, sans cette incertitude qui lui rongeait le cœur. Il voulait être à la maison.

Cependant, en repensant à sa mère, à la tristesse qu’il avait perçue dans ses yeux, à son désir de l’aider et de la protéger, il comprit qu’il ne s’agissait pas seulement de trouver sa propre place. Peut-être qu’il souhaitait plus que ça. Il voulait que chacun, dans le clan, ressente ce même sentiment d’appartenance et sache qu’il pouvait compter sur lui comme un ami, un allié infaillible. Prenant une grande inspiration, il leva les yeux vers Frêne Valeureux et répondit d’une voix plus assurée qu’il ne se l’imaginait :

— Ma seule conviction, c’est que je veux être utile au clan, et travailler dur pour vous montrer à tous que vous comptez pour moi.

Il choisit ses mots avec soin, tentant d’exprimer du mieux qu’il le pouvait l’idée abstraite qu’il ressentait. Le guerrier argenté hocha la tête, son regard rigide se radoucissant quelque peu, comme s’il voyait enfin la véritable essence de Nuage de Foudre se dévoiler.

— Alors fais bien ce que te dit ton mentor.

Puis, Frêne Valeureux tourna son regard vers sa propre apprentie, curieux.

— Et toi, Nuage Tigré ? Quelles sont tes convictions ? demanda-t-il d’une voix posée.

— Euh, la même chose ? répondit la chenille, prise de court.

— Je ne te crois pas.

Nuage Tigré leva les yeux au ciel, agacée, puis se dandina sur place, visiblement mal à l’aise sous l’insistance du vétéran.

— C’est vraiment important ? J’en sais rien, moi ! grogna-t-elle.

Frêne Valeureux soupira, reformulant patiemment sa question, dans l’espoir de faire réfléchir son apprentie.

— Qu’est-ce qui te fait lever le matin, Nuage Tigré ? demanda-t-il d’une voix calme.

— La dalle ! s’exclama-t-elle, enchantée par sa propre réponse. Le vétéran ne sembla pas du tout apprécier sa répartie. 

— Je veux que tu me trouves une vraie réponse pour demain, déclara-t-il avec fermeté. Quelque chose qui te motive vraiment, au fond de toi. Je ne peux pas t’aider à être qui tu veux devenir si tu ne sais pas ce qui t’anime.

— Ouais, ouais, j’y réfléchirai, marmonna Nuage Tigré en tournant la tête.

— Pour demain, répéta Frêne Valeureux.

— Je dois donner ma réponse demain ?! s’exclama-t-elle, incrédule.

— C’est ce que je viens de dire, répondit le vétéran, impassible. Deux fois.

Pauvre Nuage Tigré ! pensa Nuage de Foudre avec un brin d’amusement en voyant son amie grimacer. L’abandonnant quelques minutes, il détourna son attention vers la forêt qui l’entourait. Impossible de distinguer le ciel entre l’enchevêtrement complexe des arbres, qui s’élançaient de toutes leur hauteur, saluant les oiseaux de leur feuillage. Une bourrasque humide s’écrasa contre son poitrail, il inspira profondément. Un tourbillon d’odeurs nouvelles envahit ses narines, annonçant l’approche de la saison des feuilles mortes : le fumet des proies galopantes et creusantes, la richesse des plantes, l’odeur terreuse de l’humus se décomposant sous ses pattes.

Certains troncs tombés reposaient en équilibre sur leurs voisins, recouverts d’étranges boursouflures blanches, qu’il vint renifler. Une odeur moite et boisée de chêne humide mêlée de musc s’en dégageait. Il réalisa qu’il s’agissait de champignons et s’amusa de la comparaison avec le seul “champignon” qu’il connaissait dans le Clan du Tonnerre : Éclat Nivéen

Partout autour de lui, des nouveautés attiraient son regard. Des plantes qu’il n’avait encore jamais vues, ornées de fleurs colorées, des écorces d’arbre bien différentes de celles de l’Arbre aux Guerriers, et tant de cachettes qu’il rêvait d’explorer ! Une bûche particulièrement, couverte d’une fine mousse souvent récoltée, attrapa son attention. Elle était creuse ! Il n’en avait jamais vu de semblable dans le camp ! Avec précaution, il vint glisser son museau dans l’antre noire, inquiet de ce qu’il y trouverait. Il manqua de s’étrangler en apercevant deux yeux verts luire dans l’obscurité.

“BOUH ! hurla Nuage Tigré, qui s’était glissée par l’ouverture de l’autre côté. Elle s’extirpa du bois avec souplesse, puis s’ébroua en ronronnant de plaisir.
— Si tu voyais ta tête ! s’exclama-t-elle avec malice. Faut que tu fasses attention, le territoire est plein de renards prêts à croquer un chat curieux comme toi !

— Eh, c’est pas drôle ! Arrête de mentir ! Protesta un Nuage de Foudre cachant maladroitement sa nervosité. Mais Nuage Tigré n’en avait pas fini. Elle s’avança lentement vers lui, ses mouvements félins imitant un prédateur traquant sa proie.
— Mais je mens pas ! rétorqua-t-elle, ses yeux plissés d’une lueur théâtrale. J’en ai déjà vu la nuit, des pupilles blanches qui brillent dans le noir, et un long museau fétide… comme un bec d’oiseau… Ils se glissent dans les trous, silencieux comme des ombres. Selon Éclat Nivéen, la forêt est infestée de ces monstres-là !!!

Alors que Nuage de Foudre commençait à douter de la véracité des paroles de Nuage Tigré, un rugissement tonitruant s’éleva de la barrière de ronces qui bordait le camp.

— PARDON ?! Qu’est-ce que j’entends ?! feula Crinière Poilue, furibond. Des renards qui prolifèrent sur MON territoire ?! Qu’est-ce que c’est que ces calomnies ?! Il va voir ce qu’il va voir, ce vieux bolet d’Satan, à apprendre ce genre d’âneries à la jeunesse ! On peut même plus pondre son œuf tranquille sans que son labeur soit diffamé ! ÉCLAT NIVEEN !!!

Les deux apprentis entendirent le vieux matou quitter le dépotoir avec tout le fracas d’un bulldozer – ou en tout cas d’un grand monstre des légendes de l’Ancienne Forêt, capable de manger les arbres – Ils durent se contenir pour ne pas exploser en ronronnements hilares.  Leur amusement s’estompa vite lorsqu’une ombre les couvrit : Frêne Valeureux s’approchait, accompagné de Patte d’Andrène.

— Nuage Tigré, lança le vétéran d’un ton grave, peux-tu m’expliquer comment tu as pu voir des renards sur le territoire ? As-tu quelque chose à confesser ?

— Mon très cher mentor ! As-tu la moindre preuve que mes paroles étaient vraies ? Non ? Alors, je n’ai rien à confesser, si ce n’est que… je suis une vilaine petite menteuse.

Frêne Valeureux grogna, sa queue fouettant l’air. Patte d’Andrène, embarrassé par l’attitude de sa fille, baissa les oreilles. Nuage de Foudre, lui, trouvait Nuage Tigré super courageuse et intelligente de faire face à son mentor.

— Bien, reprit le vétéran argenté d’un ton sec, si je ne peux prouver que tu es sortie du camp avant ton baptême, je peux au moins te réprimander pour avoir menti et inquiété ton camarade lors de sa première sortie à lui.

— Oh, mais Nuage de Foudre n’est pas une cervelle de moineau ! Qui croirait aux bêtises du vieux croulant ?

— Tais-toi, siffla Frêne Valeureux dont les pupilles s’étaient réduites à deux fentes. Excuse-toi immédiatement pour ce que tu viens de dire sur ton aîné. 

— Hein ? Mais pourquoi ? Crinière Poilue s’est permis, lui ! protesta la petite chatte, indignée.

— Ne discute pas. Excuse-toi auprès du Clan des Étoiles. Ne m’oblige pas à te le répéter d’une manière moins agréable.

Nuage Tigré poussa un soupir plaintif, mais finit par s’exécuter, à contre-coeur :

— Je m’excuse auprès du Clan des Étoiles…

— Bien. Que cela ne se reproduise plus. Quant à toi, Nuage de Foudre, ne crois pas tout ce qu’Éclat Nivéen raconte. Il a trop de temps libre et les mauvaises habitudes des chats du Clan de l’Ombre, qu’il ferait mieux de laisser derrière lui. Ça l’amuse de mentir.

— Mais c’est exactement ce que je disais ! s’écria Nuage Tigré, outragée par cette injustice et incapable de lâcher le morceau.

— Je ne l’ai pas traité de “vieux croulant”, feula son mentor en s’éloignant. Il lança un regard glacial au père de la jeune chatte. Frêne Valeureux avait été son mentor, et Nuage de Foudre n’osait imaginer la pression que ressentait Patte d’Andrène de se montrer à la hauteur.

— Pour autant qu’Éclat Nivéen n’ait pas un comportement des plus respectables, c’est un ancien. Nous lui devons de la déférence, continua le chat au cœur de chêne, les sommant de le suivre d’un mouvement de queue. Nuage Tigré, pour se venger de cette nouvelle remontrance, se moqua de lui en grimaçant ses mots.

Tout au long du chemin, Frêne Valeureux continua de discourir sur le respect et l’honneur, et, tout du long, Nuage Tigré s’obstina à le tourner en ridicule dans son dos. Nuage de Foudre perdit rapidement tout intérêt pour leur petit manège. Il se concentra sur la forêt qui s’étendait autour de lui, pleine de merveilles et de mystères. Qu’il aurait souhaité s’arrêter à chaque passage de papillons, observer la colonne de fourmis qui traversait le sentier de terre battue en transportant de minuscules graines, ou encore enquêter sur un bruit intriguant qu’il entendait plus loin. Patte d’Andrène ralentit pour se retrouver à son niveau. 

— Tout t’intrigue, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec un sourire amusé.

— Oui ! répondit Nuage de Foudre, enthousiaste. On ne pourrait pas marcher un peu moins vite ? J’ai tellement de questions à poser !

Le guerrier brun ronronna, fier de la curiosité de son élève.

— Le moment des questions viendra, mais nous devons continuer de marcher si nous voulons vous montrer tout ce que nous avons prévu et rentrer à temps pour le repas du soir !

— Le territoire est grand à ce point… ? demanda-t-il timidement.

— Tout à fait ! déclara Patte d’Andrène, plein d’orgueil. Si grand, en réalité, qu’on ne pourra en voir qu’une petite partie aujourd’hui !

— Quoi ? Mais c’est nul ! se plaignit Nuage Tigré, pour qui la journée s’annonçait de plus en plus décevante.

— C’est vrai ! Moi aussi, je veux tout voir ! renchérit Nuage de Foudre.

— Il y a un chat un peu fou, un jour, qui s’appelait Myriade de Flocon, et qui a compté combien de longueurs d’arbre mesurait le tour de notre territoire. Environ six-cent-trente ! ronronna Patte d’Andrène.

— Cissan… trente… Longueur d’Arbre ? interrogea curieusement le chaton crème.

— Ah, oui, tu vois, « Cent » comme la centaine ? Eh bien, il a compté six centaines ! Et une longueur d’arbre… Reste ici, je vais te montrer ce que cela représente !

Le matou brun abandonna le petit groupe pour bondir environ dix mètres plus loin, redevenant lui-même un joyeux apprenti à l’idée de partager ses anecdotes amusantes.

— Wow… murmura Nuage de Foudre.

— Qui est assez cervelle de bipède pour faire un truc pareil ? s’exclama Nuage Tigré.

— Quelqu’un qui n’avait pas ses priorités au bon endroit, commenta Frêne Valeureux d’un ton sec, tandis que Patte d’Andrène revenait vers eux.

— Impressionnant, non ? s’enthousiasma le jeune guerrier. Et si vous êtes assez forts, rapides et endurants, peut-être qu’on pourra presque tout voir aujourd’hui ! lança-t-il avec un air de défi dans la voix.

— N’y comptez pas trop, coupa le vétéran dans une énième tentative d’être le plus rabat-joie possible.

— Oh toi, tu ne connais pas l’équipe de choc Nuage Tigré et Nuage de Foudre ! On va te prouver que t’as tort ! riposta la jeune apprentie, prenant la tête de la marche sans attendre, ce qui fit rouler des yeux son mentor.

— Je serais fort étonné que vous gardiez cette énergie en arrivant au territoire des chiens.

C’est avec une énergie décuplée que le petit groupe arriva bientôt sur un terrain descendant. Les arbres avaient changé. Ils étaient tout fin, à l’écorce blanche griffée de noir, comme les rayures de Frêne Valeureux. Nuage de Foudre, intrigué par cette étrange ressemblance, ne put s’empêcher de demander s’il s’agissait de frênes. Le vétéran lui répondit que non, c’étaient des bouleaux, et que l’endroit qu’ils traversaient se nommait la Boulaie Radieuse. Nuage Tigré voulut plaisanter en disant que cet arbre maigrichon convenait mieux à Frêne Valeureux, puisqu’il y avait un jeu de mots amusant à faire sur son obsession pour le travail. Il la coupa avant qu’elle ne puisse terminer, expliquant qu’une boulaie, aussi appelée bétulaie ou boulinière, est une forêt de bouleaux.

Nuage de Foudre n’écoutait plus. Il venait de sentir une odeur nouvelle, une odeur humide et fraîche. Au loin, il distingua une lueur découpant la silhouette des troncs qui se faisaient plus rares, annonçant un grand espace dégagé. C’était le lac, il n’en doutait pas ! Ce lac qu’il n’avait vu qu’une fois, ce matin, brillant au loin comme un œil. Le lac qu’il avait toujours rêvé de visiter. L’excitation le submergea, et il ne put s’empêcher de courir à lui

Quittant enfin la pénombre de la canopée, Nuage de Foudre bondit dans le nuage de lumière qui occultait la grande étendue d’eau et put enfin l’admirer dans toute sa splendeur. D’ici, elle paraissait immense, infinie peut-être. L’onde frémissante se couvrait de reflets dorés, sa surface claire parsemée de feuilles vagabondes. Les vagues timides venaient lécher la plage de galets, s’insinuant dans les moindres fissures. Des vapeurs brumeuses dérivaient encore paresseusement sur la nappe tranquille, attendant d’être assez réchauffées par le soleil pour disparaître complètement. Nuage Tigré le rejoignit, ronronnant de le voir s’émerveiller.

— C’est beau, n’est-ce pas ? murmura-t-elle. 

— Magnifique…

— Par contre, on parie un nettoyage de proie que Frêne Valeureux va nous reprocher de ne pas l’avoir attendu ?

Le jeune chat s’assit sans répondre à son amie, préférant s’immerger dans la beauté de cet instant. Les bas nuages, frôlant la surface de l’eau, lui rappelaient des fantômes, tels que celui qu’il avait cru apercevoir ce matin-là, avec un pelage argenté semblable aux nuées… Peut-être n’avait-ce été qu’un jeu de la brume ? Ou bien, peut-être que ces vapeurs étaient les âmes de chats errants, cherchant leur corps perdu au fond des eaux profondes ? Il aimait imaginer tout un monde magique et secret, caché à leurs yeux, même s’il savait que ce monde n’était qu’un joli conte pour les cœurs d’enfants. Soudain, le bruit de graviers qui roulaient derrière eux le tira de ses rêveries, et il tourna la tête.

— Ne vous approchez pas trop de l’eau. Et plutôt que de partir en courant, restez—
— Près de vous, on sait ! râla Nuage Tigré, coupant la parole à son mentor. Puis, c’est pas l’eau qui va se jeter sur nous, et on va pas se jeter dedans ! On est pas aussi cervelle de moineau que ça !

À la surprise de Nuage de Foudre, le vétéran argenté ne répondit pas, et la canaille le prit comme une victoire. Elle leva le menton, l’air satisfait, fière de son insolence.

— L’eau ne va pas se jeter sur vous, non, mais nous ne sommes pas les seuls à profiter du lac, surtout durant la saison des feuilles vertes, bien qu’elle touche à sa fin, expliqua avec patience Patte d’Andrène, en s’approchant de la berge. L’eau n’a pas beaucoup baissé, la saison a été douce… J’espère que cela ne présage pas de grands orages, ni une saison des neiges trop rude…

— Les saisons des neiges sont toujours rudes depuis le Long Coucher de Soleil, commenta Frêne Valeureux. 

—Mais maintenant que son esprit est parti…

D’un geste brusque de la queue, le vétéran argenté coupa son cadet, lui lançant un regard de reproche si glacial que Nuage de Foudre en frissonna. Qu’avait dit de mal son mentor ?

— Je parlais de l’esprit du Long Coucher de Soleil, bien sûr ! se rattrapa précipitamment le matou brun.

— Je ne crois pas que la météo se préoccupe de nos superstitions.

— Et les nuages qui voilent la lune pendant l’assemblée ? persifla Nuage Tigré. Tu vas nous dire que c’est juste le vent qui les pousse et qu’on devrait les ignorer ?

— Tu serais du genre à les ignorer, toi. fit remarquer le vétéran, imperturbable.

— Ça ne répond pas à ma question ! protesta-t-elle, piquée au vif. Et puis, comment une saison des neiges pourrait-elle durer des lunes entières ? C’était sûrement l’œuvre de la Forêt Sombre !

Frêne Valeureux poussa un long soupir alors qu’il guidait le groupe vers une bande de graviers où l’herbe s’étalait de façon éparse autour d’un immense chêne, mort depuis longtemps.

— Écoutez-moi bien, tous les trois. Le Clan des Étoiles et la Forêt Sombre ont bien des pouvoirs, mais ils n’ont ni celui de nous sauver, ni de nous détruire, encore moins de nous faire quitter nos territoires. Ce ne sont pas eux qui ont amené les monstres mangeurs d’arbres dans l’Ancienne Forêt, ce ne sont pas eux qui nous accablent de maladies. Ce ne sont pas plus eux qui ont refroidi le soleil. Il y a des choses qui arrivent et qui échappent à notre contrôle, tout simplement. Croire à une punition ou une malédiction surnaturelle nous conduirait à répéter les erreurs du Jour où le Soleil a Disparu, des contes de Lion Flamboyant et Œil de Geai. Bien, concentrons-nous sur le réel. Voici le Chêne Céleste, le plus haut de tous les arbres du territoire.

— Surtout le plus vieux, fit remarquer Nuage Tigré, jetant un regard sceptique au vénérable squelette blanchi par le vent, isolé au milieu de sa maigre clairière, comme s’il avait été banni de la forêt.

— Exactement, donc montre-lui un peu de respect, cela te fera un bon entraînement pour tes aînés. C’est sur cet arbre que vous apprendrez à grimper et à vous déplacer dans les ramages, alors, si j’étais vous, j’aurais pour lui quelques égards et prierais le Clan des Étoiles qu’une de ses branches ne casse pas sous le poids de votre négligence.

— Oh, mais on sait déjà très bien grimper ! fanfaronna Nuage de Foudre, peu impressionné par le doyen du lac. Les branches sont grosses et proches ! C’est rien comparé à l’Arbre aux Guerriers !

Même s’il se tenait droit, fier de ses accomplissements, Frêne Valeureux, à nouveau, souffla, le poil hérissé.

— J’ose espérer que tu n’as pas d’autres confessions à faire que d’être un vilain petit menteur, Nuage de Foudre, car si toi, et probablement l’instigatrice de ce plan brillant, Nuage Tigré, êtes montés sur l’Arbre aux Guerriers alors que c’est strictement interdit, vous auriez dû être sévèrement punis.

Nuage de Foudre baissa immédiatement les oreilles, honteux d’être réprimandé. Il jeta un regard vers Patte d’Andrène, qui, bien que se sentant un peu coupable lui-même, lui répondit d’un mouvement de queue rassurant.

— Et je ne vous parle pas de bêtement vous hisser avec tout le temps du monde, mais de grimper en un instant, de vous déplacer de branche en branche, de courir parmi les feuilles comme vous le feriez sur la terre ferme, avec la même agilité et la même aisance qu’un écureuil. Savoir aussi distinguer les branches solides de celles qui pourraient causer votre perte. Vous allez apprendre à survivre, à chasser et à utiliser les arbres à votre avantage, pas à vous y amuser.

— Pourquoi s’embêter à chasser dans les arbres, de toute façon ? maugréa Nuage Tigré, en roulant des yeux, peu convaincue. Nuage de Foudre, lui, se sentait au contraire galvanisé par les paroles du vétéran argenté. Oui, Frêne Valeureux leur parlait avec dureté, mais il évoquait des choses essentielles, des questions de vie et de mort, et la manière dont ils pourraient aider leur clan et survivre dans le monde impitoyable qui les attendait. Nuage Tigré trouvait peut-être ses leçons rasoirs, mais lui ne ressentait que respect et admiration.

— Puis, à quoi bon risquer sa vie dans les arbres pour attraper quelques oiseaux pleins de plumes, alors qu’on a tout ce qu’il nous faut sur cette bonne vieille terre, hein ? reprit-elle.

— Ravie que tu poses la question, bonne initiative, Nuage Tigré, répondit Frêne Valeureux, avec une pointe de sarcasme. Durant la Saison des Neiges, beaucoup de proies hibernent et se cachent sous la terre pour survivre. Certains oiseaux migrent, mais restent suffisamment pour constituer une source de nourriture fiable. De plus, avec un peu de chance, nous pouvons aussi débusquer des écureuils endormis.

— Bah, si c’est ça le problème, autant apprendre à pêcher ! Le poisson, c’est plus gras, et ils restent au même endroit toute l’année ! 

— Ne joue pas à la plus maligne, Nuage Tigré. Crois bien que d’autres y ont déjà pensé en mourant de faim. Mais l’eau peut geler, et même les pêcheurs les plus aguerris ne pourraient rien tirer du lac tant il est vaste et ouvert. Nos rivières, quant à elles, ne sont pas idéales pour la pêche. Trop peu de poissons les traversent. J’ajouterai qu’avoir les pattes mouillées en pleine Saison des Neiges entraîne des conséquences désastreuses.  Enfin, si rien de tout cela ne te convainc, nous sommes des chats du Clan du Tonnerre, pas de la Rivière. Nous devons perpétuer les traditions ancestrales d’Étoile d’Orage et d’Étoile d’Azur.

— C’est qui encore, ceux-là ?! s’exaspéra la jeune chatte, ennuyée à l’idée de se laisser dicter sa conduite par deux chefs qu’elle ne croiserait même pas au Clan des Étoiles. Ce qui agaçait Nuage Tigré éveillait en revanche la curiosité de Nuage de Foudre.

— Je n’ai jamais entendu parler d’eux ! C’est quoi cette tradition ?

— Vous demanderez à Patte Raide en rentrant, trancha Frêne Valeureux, en tournant les talons pour reprendre leur visite. Nous avons déjà assez perdu de temps.

Sans un regard pour le jeune félin, le vétéran guida le petit groupe vers la rive, longeant une enclave où une quantité impressionnante de bois flotté s’était amassée. Patte d’Andrène ralentit le pas pour marcher aux côtés des deux jeunes apprentis, bien que Nuage Tigré traînait un peu derrière, observant le tas de branches avec intérêt.

— Étoile d’Orage et Étoile d’Azur étaient deux anciens chefs du Clan du Tonnerre ! expliqua le guerrier. Ils sont importants car ils ont aussi été les derniers chefs du Clan du Ciel. Et c’est la seule fois dans l’histoire des clans que deux chefs ont dirigé la même tribu en même temps ! Ils étaient frère et sœur.

Le nom du Clan du Ciel éveilla quelque chose chez Nuage de Foudre. Il se souvenait avoir entendu Patte Raide en parler, entre deux disputes de ses poussiéreux compagnons. L’apprenti se rappela vaguement que leur destin fut lié à celui d’Etoile de Feu, mais plus important encore, la chose suivante :

— Ah oui, c’est le clan qui a disparu, non ?

— Pas tout à fait ! ronronna son mentor. Vous voyez, notre histoire a toujours été étroitement liée à la leur. Étoile du Tonnerre était le fils d’Étoile du Ciel ! Et Étoile de Feu a reconstruit ce clan, après qu’il ait été chassé par des monstres mangeurs d’arbres, bien avant que nous ne soyons forcés de quitter notre ancien territoire pour les mêmes raisons. C’est l’un de ses descendants qui a finalement aidé le nouveau Clan du Ciel à s’installer près du lac.

Il marqua une pause avant de poursuivre, pensif :

— Le fait est que nos histoires sont imbriquées, et nos cultures très proches. Étoile de Feu a rapporté de sa quête certaines de leurs traditions, tout en insufflant les nôtres à la renaissance du Clan du Ciel. Nous nous considérions comme des frères et des sœurs de cœur. Nos deux clans ont alors uni leurs forces. Le Clan du Ciel n’a jamais disparu. Nous sommes leurs descendants !

Le regard de Nuage de Foudre s’illumina. Jamais il n’aurait imaginé appartenir au vieux Clan du Ciel ! Il voulait en apprendre plus sur eux, sur Étoile d’Azur et Étoile d’Orage, sur leur culture… sur sa propre culture. Mais quelque chose le dérangeait.

— Pourquoi on a gardé le nom de Clan du Tonnerre, alors ? C’est pas juste pour eux ! Moi, j’aurais cherché quelque chose qui célèbre les deux clans ! On dirait qu’on les a envahis et qu’on les a forcés à faire partie du Clan du Tonnerre…

Patte d’Andrène se déconfit de malaise. Il bafouilla, à la recherche d’une explication convaincante, sans se souvenir ne s’être jamais posé la question. Tout ce qu’il parvint à dire fut un faible « Nous n’aurions jamais fait cela ! ». C’est encore une fois, Frêne Valeureux qui vint à la rescousse du matou brun, avec son charisme habituel. Il se retourna, crachant d’agacement. 

— Voilà pourquoi je vous ai dit d’attendre pour demander à Patte Raide ! Et puis, peu importe ! Pour ce qu’on en sait, ils aimaient ce nom-là ! Tonnerre, Ciel, on en revient au même. Maintenant, cessez de jacasser sur des temps révolus et concentrez-vous sur le territoire et ses odeurs ! Mémorisez-les bien. On ne vous le fera visiter qu’une fois, et vous devrez apprendre à vous repérer par vous-mêmes !

Il s’apprêtait à se tourner pour reprendre sa marche obstinée, quand il marqua une pause.

— Où est Nuage Tigré ? gronda-t-il.

Tous scrutèrent les alentours et aperçurent la petite aventurière, se glissant avec témérité sur des branches enchevêtrées au bord de la rive. Patte d’Andrène prit immédiatement peur pour sa fille.

— Nuage Tigré, reviens, ce n’est pas un endroit pour les jeunes chats !

— Mais si, justement, c’est un endroit pour les jeunes chats ! C’est le Tas de Bois Flotté ! s’exclama-t-elle en se hissant sur un vieux tronc. Et vous alliez le cacher ! Foudre, regarde, tous les apprentis en parlent ! Seuls les plus courageux osent y grimper ! Il y a plein de cachettes et de grenouilles, c’est un super endroit pour chasser ! Allez, viens, ne les écoute pas ! Si on rentre en disant qu’on y est monté lors de notre première sortie, on va grave les impressionner !

— Impressionner qui ? demanda Nuage de Foudre, observant avec méfiance la structure bancale et humide.

— Bah, les autres apprentis, bien sûr !

— Nuage Tigré, reviens immédiatement ! la somma son père, s’approchant de la rive. Frêne Valeureux, aide-moi !

— Non. Il est temps qu’elle apprenne de ses erreurs. Nuage de Foudre, reste bien près de nous, veux-tu ?

Le jeune mâle hocha la tête. Il adorait Nuage Tigré, mais ce tas de bois ne lui inspirait rien qui vaille.Puis il avait déjà bien trop embêté le vétéran argenté avec ses questions. Il regarda, inquiet, son amie sauter de branches en branches en se moquant gentiment de lui, quittant les bûches enlisées dans le sable et les graviers pour s’aventurer sur celles dérivant sur l’eau.  Ce qui devait arriver arriva : elle glissa sur le bois mouillé et poussa un petit cri, vite étouffé par un grand splash.

Nuage de Foudre et Patte d’Andrène se redressèrent, prêts à courir à sa rescousse, mais Frêne Valeureux les devança. Il bondit avec expertise sur les branches ramollies par l’eau, jusqu’au point où Nuage Tigré avait disparu. Il la repêcha de l’enchevêtrement, trempée jusqu’aux os et couverte de vase noire, avant de l’aider à regagner la berge. Nuage Tigré, encore sous le choc, balbutia une excuse, puis tenta de se secouer… mais ne réussit qu’à partager sa boue avec son père, venu voir comment elle se sentait.

— Je suis navré de devoir te faire la leçon, Nuage Tigré, mais tu devrais vraiment écouter tes aînés. À commencer par ton père. Et moi ensuite. Tu n’as mal nulle part ? demanda Frêne Valeureux, son ton plus ferme que compatissant.

— Non… Non, ça va, je suis juste trempée, répondit-elle, frémissante de froid.

— Tant mieux. Il est facile de se déboîter une patte ici. Tu demanderas à tes camarades apprentis, ceux que tu veux tant impressionner, de te dire la vérité sur leurs “exploits” ici. Reprenons, et sans s’arrêter cette fois.

— Mais Frêne Valeureux, elle est encore mouillée, et couverte de boue ! Il faut qu’on la nettoie et qu’on la laisse sécher ! protesta Patte d’Andrène, inquiet.

— J’ai dit, il est temps qu’elle apprenne de ses erreurs. Elle va continuer. Comme ça, trancha froidement le vétéran.

— Ça va, Patte d’Andrène, ça ira, marmonna Nuage Tigré, repoussant son père qui tentait de la lécher.

Elle rejoignit Nuage de Foudre, tachant de garder sa démarche enjouée, mais son air humilié trahissait sa gêne. Nuage de Foudre, cependant, n’avait pas l’intention de lui enfoncer la griffe dans la plaie. Il la bouscula pour se laisser une traînée de limon, formant ainsi une paire bien assortie.

— Tu étais impressionnante en n’ayant pas eu peur en montant là-dessus ! Ça bougeait tellement ! 

Nuage Tigré eut un léger ronron pour toute réponse, soulagée que son meilleur ami continue de l’admirer malgré sa maladresse.

Continuant de longer la berge, Frêne Valeureux leur montra un point de l’eau où de légères rides indiquaient un faible courant.  C’était la Petite Source, une sortie de la Rivière Souterraine, lieu mythique, et formellement interdit d’accès, qui se trouvait sous leur territoire et dont les deux jeunes apprentis n’étaient pas censés connaître l’existence. Mais depuis longtemps, Nuage Tigré et Nuage de Foudre avaient entendu les récits des autres apprentis au sujet des galeries et des étranges rites de passage qui s’y déroulaient.

Le vétéran argenté continua de tergiverser sur le faible remous d’eau froide. Il leur expliqua que c’était à cause d’elle que le Tas de Bois Flotté existait et qu’elle était généralement l’un des derniers points d’eau à se tarir durant les canicules. Le liquide qui sortait de cet endroit était plus pur, donc meilleur pour les malades. Même s’il insistait sur l’importance de se souvenir de son emplacement, Nuage de Foudre douta pouvoir la retrouver, tant la source était discrète. Nuage Tigré, quant à elle, la regardait avec mépris, lui attribuant sa récente humiliation.

Une bourrasque glaciale chassa soudain ses pensées de vengeance aquatique, tandis qu’ils approchaient d’un chemin de bois enjambant une petite rivière peu profonde et presque à sec. Ils se trouvaient à la frontière avec le Clan du Vent. De l’autre côté, une vaste prairie dégagée s’étendait à perte de vue. Nuage de Foudre s’émerveilla de cet espace infini et demanda si tout le territoire des agiles félins de la brise était aussi nu, ce à quoi son mentor acquiesça. “Si ce n’est un bout de forêt, lié à la nôtre, qui leur est utile pour obtenir les plantes qu’ils ne peuvent trouver ailleurs !”

Frêne Valeureux insista ensuite sur la discrétion de l’odeur du Clan du Vent, ce qui rendait facile le risque de se faire surprendre par eux ou de franchir la frontière par mégarde. Cela ne devait jamais arriver. Il mit un point d’honneur sur ce mot, “jamais”. Traverser la frontière, même pour une simple souris s’échappant de leur territoire, pouvait avoir de lourdes conséquences diplomatiques. S’excuser pour l’irrespect de ses propres apprentis était une humiliation pour un chef et pour le clan tout entier. En ce qui concernait cette frontière, la règle était simple : ne jamais traverser le lit de la rivière, même à sec, comme elle l’était aujourd’hui.

Nuage de Foudre aurait aimé rester plus longtemps pour admirer la lande, qu’il trouvait étrangement fascinante. Mais entre les plaintes de Nuage Tigré, qui gémissait d’avoir froid et l’insistance de Frêne Valeureux pour continuer leur chemin, il dut, à contrecœur, cesser sa contemplation et suivre le groupe. Le vent qui lui rebroussait le poil semblait lui murmurer des choses à l’oreille, comme pour le garder encore un peu…

Après avoir remonté un moment ce cours d’eau séparant les territoires, nommé Rivière de l’Ombre Levante, ils replongèrent au cœur de la forêt, bifurquant pour suivre un ruisseau de bien plus modeste envergure, complètement asséché, appelé le Ruisselet Serpentin. Frêne Valeureux leur expliqua qu’ils ne suivaient plus la frontière et revenaient à l’intérieur de leur territoire. Il précisa que les patrouilles continuaient le long de l’Ombre Levante encore un moment et qu’en remontant ce cours d’eau jusqu’aux falaises, on arrivait à la Source de Lune.

Concernant le Ruisselet Serpentin, Patte d’Andrène leur montra avec enthousiasme les nombreuses plantes médicinales qui y poussaient. De la menthe, du cerfeuil, du chasse-fièvre, de la consoude, du fenouil, de la bourrache… Le seul buisson qui marqua Nuage de Foudre fut le genévrier. Avec ses épines et ses baies noires, il n’était pas difficile à reconnaître. Surtout qu’en essayant de cueillir un fruit, il s’était planté les aiguilles dans la truffe. Comment les guérisseurs pouvaient-ils supporter cette nature indomptable, qui refusait d’être dérangée par qui que ce soit ?

Au terme du ruisseau, les quatre félins émergèrent dans une clairière humide, couverte de mousse et parsemée de gros rochers. La trouée dans la canopée laissait entrevoir un soleil magnifique, qui réchauffa instantanément les deux apprentis. Toute cette mousse, si douce et fraîche, leur donnait envie de s’allonger et de somnoler un peu. La fatigue commençait à se faire sentir, et Nuage Tigré se plaignait de la boue qui séchait sur son pelage hirsute. Frêne Valeureux leur refusa ce répit et les fit s’approcher du plus grand des rochers, nommé l’Écueil de Feuille de Houx. À sa base, un trou s’enfonçait dans la terre.

Le vétéran argenté leur apprit que, malgré son apparence idyllique, l’endroit était formellement interdit aux apprentis et même aux jeunes guerriers sans la présence d’un aîné. Ce « terrier » le rendait particulièrement dangereux,car c’était un lieu de prédilection pour un renard ou un blaireau en quête d’un endroit où vivre. Patte d’Andrène ajouta qu’on avait souvent aperçu ici la Chose-Chat, ou du moins ses yeux azur globuleux, au grand damn de Frêne Valeureux qui roula les siens.

Les jeunes félins connaissaient bien la légende de la Chose-Chat. C’était une des histoires favorites d’Éclat Nivéen pour effrayer les plus jeunes. Les clans racontaient qu’il s’agissait d’un monstre ressemblant vaguement à un chat, ou peut-être à un très gros rat, qui dévorait les guerriers et apprentis assez sots pour s’aventurer sous terre, là où les étoiles ne pouvaient veiller sur eux. C’était d’ailleurs pour cela que les tunnels étaient si populaires auprès des apprentis du Tonnerre et du Vent : ils voulaient savoir si la légende cachait une part de vérité, ou bien si ce n’était qu’un racontar d’adultes attachés à garder leurs jeunes loin des dangereuses galeries.

Nuage Tigré murmura à l’oreille de son ami : « Je parie que ce n’est pas juste un terrier, mais une des entrées des tunnels ! » Nuage de Foudre se garda bien de répondre. La dernière chose qu’il souhaitait était d’encourager Nuage Tigré à explorer les galeries. Bien sûr, elles avaient quelque chose de fascinant, comme un autre monde à découvrir, mais on ne comptait plus les chats qui y avaient disparu. Il ne voulait pas que sa meilleure amie devienne l’un de ces noms oubliés. Frêne Valeureux semblait partager les mêmes soupçons, car il les pressa de reprendre leur exploration du territoire sans leur laisser le temps de s’attarder devant l’entrée béante.

Pour conclure la visite de la Sommière Moussue, il leur expliqua qu’ils reviendraient régulièrement chercher du matériel pour les nids des chats du clan, car c’était le meilleur endroit pour en trouver en quantité.

Ils gravirent un dénivelé encore un certain temps, entourés de la familière et pourtant si nouvelle forêt luxuriante qui composait la majorité de leur territoire.  Puis la montée laissa place à une pente douce, menant à une petite vallée nichée entre deux collines. Un nouvel éclaircissement des arbres révéla un endroit étrange, parsemé de rochers aux formes singulières, parfaits pour grimper. Certains semblaient s’être détachés de falaises impressionnantes, tandis que d’autres, polis par la pluie, donnaient l’impression d’avoir poussé là comme des champignons.

Patte d’Andrène prit la relève pour expliquer l’importance de ce lieu, qu’il nomma le Vallon des Nuages. C’était un endroit de choix pour entraîner les apprentis au combat. Ici, on pouvait s’exercer aux batailles en terrain difficile, à l’art de se dissimuler, aux combats en forêt, et bien sûr, le terrain dégagé leur offrait toute la place nécessaire à leurs tâtonnages martiaux. Le seul inconvénient, précisa-t-il, était la présence occasionnelle de bipèdes. Durant la belle saison. Leurs petits aimaient grimper sur les rochers gris autant que les jeunes chats du Clan du Tonnerre. Frêne Valeureux ajouta que, situé entre deux collines, le vallon pouvait se retrouver inondé et impraticable en cas de fortes pluies. Même les lieux les plus familiers comportaient des dangers.

Ils gravirent un dénivelé encore un certain temps, entourés de la familière et pourtant si nouvelle forêt luxuriante qui composait la majorité de leur territoire.  Puis la montée laissa place à une pente douce, menant à une petite vallée nichée entre deux collines. Un nouvel éclaircissement des arbres révéla un endroit étrange, parsemé de rochers aux formes singulières, parfaits pour grimper. Certains semblaient s’être détachés de falaises impressionnantes, tandis que d’autres, polis par la pluie, donnaient l’impression d’avoir poussé là comme des champignons.

Patte d’Andrène prit la relève pour expliquer l’importance de ce lieu, qu’il nomma le Vallon des Nuages. C’était un endroit de choix pour entraîner les apprentis au combat. Ici, on pouvait s’exercer aux batailles en terrain difficile, à l’art de se dissimuler, aux combats en forêt, et bien sûr, le terrain dégagé leur offrait toute la place nécessaire à leurs tâtonnages martiaux. Le seul inconvénient, précisa-t-il, était la présence occasionnelle de bipèdes. Durant la belle saison. Leurs petits aimaient grimper sur les rochers gris autant que les jeunes chats du Clan du Tonnerre. Frêne Valeureux ajouta que, situé entre deux collines, le vallon pouvait se retrouver inondé et impraticable en cas de fortes pluies. Même les lieux les plus familiers comportaient des dangers.

Les deux mentors guidèrent ensuite les apprentis vers le fond du vallon où se dressait un étrange petit tunnel, formé de pierres carrées empilées les unes sur les autres. À la surprise des jeunes félins, leurs aînés les encouragèrent à s’y aventurer. Nuage Tigré ne se fit pas prier, tandis que Nuage de Foudre, un peu plus réticent, hésita. Grâce au regard affectueux de Patte d’Andrène, il se rassura et osa se faire avaler par la pénombre. Après tout, jamais leurs mentors ne les auraient exposés à un véritable danger.

Le jeune mâle sentit sous ses coussinets la surface lisse de la roche alors qu’il avançait entre Nuage Tigré et Patte d’Andrène, qui fermait la marche. Très vite, ils aperçurent au détour d’une légère courbe, la lumière de l’extérieur. Ce tunnel avait été érigé par des bipèdes. Personne ne savait pourquoi. Il était, malgré cela, solide et un passage qui amusait toujours les apprentis. Nuage Tigré, conquise par l’expérience, demanda à y retourner immédiatement, mais Frêne Valeureux, cette fois avec une indulgence rare, lui rappela de ne pas abuser des bonnes choses.

Ce passage portait le nom symbolique de Tunnel de la Vie, en référence à la traversée souterraine que devaient réaliser autrefois les chats lors de leur visite à la Pierre de Lune, sur l’ancien territoire. Mais ici, au lieu de déboucher sur une brillante pierre céleste, le tunnel menait simplement à une petite combe surchargée d’orties. Un autre lieu médicinal important, certes, mais certainement pas un endroit où Nuage de Foudre et Nuage Tigré souhaitaient revenir de sitôt. Tout le monde connaissait la réputation des orties.

La fatigue pesait sur les pattes de Nuage Tigré et Nuage de Foudre tandis qu’ils marchaient jusqu’à la dernière partie du territoire que leurs mentors voulaient leur montrer avant de rebrousser chemin. Leurs ventres gargouillaient de plus en plus, vidés de leurs dernières réserves par la marche soutenue. Le soleil, bien que déclinant, leur offrait encore plusieurs heures de lumière. Le groupe progressait le long d’un vallon entre deux collines hautes. Celle qui dominait leur droite n’était pas aussi verte que le reste de la forêt. Patte d’Andrène expliqua, frissonnant légèrement :

« Là pousse la Forêt Malade. On raconte que c’est de cet endroit qu’émergèrent les chats de la Place Sans Étoiles lors de la grande bataille, et que la forêt n’a jamais guéri de cette déchirure. Au centre, il y a le Grand If, un arbre foudroyé au milieu d’une clairière où plus rien ne pousse. Si la Source de Lune est un passage vers le Clan des Étoiles, certains disent que le Grand If est le portail vers la Forêt Sombre. »

Sa voix se faisait plus basse, comme si nommer ces lieux interdits risquait d’attirer leur malédiction. 

« Nous n’aimons pas nous y aventurer, » continua Patte d’Andrène, « Il y a trop de mousse, trop de ronces, et pas assez de feuilles. Les branches se brisent sous les pattes, le sol est dur, l’eau y manque… »

« Et derrière, là où commence la falaise, il y a une châtaigneraie riche en proies. Désagréable aussi ceci dit, les châtaignes ont des bogues piquantes comme des hérissons, mais tout de même un excellent coin de chasse durant la saison des neiges. » ajouta Frêne Valeureux qui n’aimait pas les commérages sur les endroits présumés maudits du territoire.

Alors que la forêt devenait de plus en plus clairsemée, Frêne Valeureux leur fit signe de s’arrêter au bord d’un fossé peu profond, qui longeait un petit sentier de terre battue.

« Au-delà, s’étend la Terre des Chiens, et encore après, vous remarquerez que la forêt cesse et laisse place à de grandes plaines. Ce sont des champs, où il ne pousse souvent qu’une seule plante. Si votre vue est perçante, vous distinguerez peut-être des nids de bipèdes. Là-bas, demeure l’un de leurs camps. Notre territoire englobe la Terre des Chiens, mais nous dépensons moins d’énergie à la défendre. Elle ne touche aucun autre clan. Quant aux chats domestiques, ils restent généralement dans la partie dégagée et ne s’aventurent pas au-delà de ce fossé. 

Nuage de Foudre plissa les yeux pour apercevoir tout ce que décrivait le matou argenté. Il était impressionné d’être arrivé à la limite de leur territoire ! Même s’il aurait aimé croire qu’il n’en avait pas.

—  Pourquoi ça s’appelle la Terre des Chiens ? » questionna Nuage Tigré, se préparant à sauter le fossé.

—  Cet endroit porte ce nom en raison de la présence importante de chiens. 

—  … J’aurais pu le deviner. J’espérais une histoire cool. 

—  Parfois, les noms doivent simplement décrire le danger qu’ils désignent. Les bipèdes viennent souvent ici avec ces animaux. Mais il n’y a pas qu’eux. La nuit, beaucoup de sangliers rôdent, et parfois, au loin, on peut entendre des coups de tonnerre, même quand le ciel est bleu. C’est un endroit de passage. Par conséquent, quand nous nous y aventurons, nous devons être prudents. »

Le mâle rejoignit son apprenti d’un bond habile et fit signe aux deux autres de les suivre. L’herbe dans ce bois poussait haute et dense, si bien que Nuage de Foudre s’amusait de se voir disparaître entièrement dedans. Soudain, il s’arrêta : entre ses pattes venait de bondir une sauterelle. Il ne put résister à l’envie de l’attraper et projeta ses pattes en avant, mais l’insecte fut plus rapide et déploya un flash de bleu pour s’échapper. D’un autre bond, il tenta de la rattraper, mais la manqua et s’étala entre les frondes.

À son grand émerveillement, une multitude de ces petites bêtes jaillirent de tous côtés, attirant également l’attention de Nuage Tigré. Les sauterelles atterrissaient comme de la pluie sur les brins d’herbe, et les deux chatons se mirent à leur courir après, essayant de voir qui en ferait s’envoler le plus, ou qui attraperait la plus grosse. Certaines paradaient un beau vert, tandis que la plupart s’habillaient de toutes les nuances de gris et de brun, invisibles contre la terre qui les abritaient. Frêne Valeureux et Patte d’Andrène les laissèrent faire, surveillant avec bienveillance leur jeu et les alentours. 

Nuage Tigré finit par s’exclamer qu’elle en avait avalé une sans cerveau, qui avait bondi directement dans sa bouche. Horrifiée, elle se demanda si la “sale bête” allait sauter dans tout son ventre et la rendre malade. De son côté, Nuage de Foudre se préoccupait d’une énorme, grosse comme son oreille, confortablement installée sur un tronc. Elle était verte et portait une colossale aiguille dressée sur son arrière-train. Approchant sa patte avec méfiance, il donna quelques petits coups pour la tester. Soudain, cette monstruosité lui sauta à la figure sans prévenir. Il poussa un cri et se roula au sol pour s’en débarrasser.

— Elle va me piquer ! Elle va me piquer !!! Elle est où ? Elle est encore sur moi ? Pardon, sauterelle, je voulais pas te faire de mal ! Me pique pas !!! paniqua-t-il.

— Elle n’est plus là ! Ne t’en fais pas ! ronronna Patte d’Andrène, accourant à sa rescousse. Et c’est une sauterelle, Nuage de Foudre ! Même très grosse, elle ne te fera jamais de mal !

— Mais elle avait une énorme épine !

— Et elles ne sont pas comestibles ! Et si elles étaient empoisonnées ? s’enquit son amie chenille, tout aussi paniquée.

Le mâle brun leur lécha la tête tour à tour pour les apaiser.

— Mais non, elles ne sont pas empoisonnées ! Et ce n’est pas un dard que tu as vu ! C’est un oviscapte ! Les insectes ne font pas comme nous, leurs bébés grandissent dans des œufs, et ce “dard” leur permet de mettre leurs petits à l’abri dans la terre, ou dans des végétaux, même sous l’écorce des arbres !

— Tu connais vraiment bien les insectes et les plantes, Patte d’Andrène ! admira Nuage de Foudre. Le guerrier ronronna, flatté.

— Ma mère les adorait. Elle m’a tout appris ! Enfin… Frêne Valeureux m’a tout appris pour être un guerrier. Mais les petites bêtes… C’est elle ! On passait des après-midi entières à les observer !

— La chance… murmura son apprenti, imaginant la joie qu’il aurait de partager une passion avec Plume de Rouge-Gorge. Malheureusement, il ne connaissait pas une seule chose qui l’intéressait et dont elle lui aurait parlé. Sa discrète plainte fut noyée par l’opiniâtre Nuage Tigré qui s’exclama :

— Wow, moi, je m’ennuierais à mourir !

Son père ronronna de plus belle et acquiesça.

— Oui, toi, tu ne tiendrais pas en place, ma chenille !

— Il est temps de rentrer, les jeunes, intervint Frêne Valeureux.

Nuage de Foudre leva le regard vers lui. Le vétéran les observait avec un éclat amusé dans les yeux, puis, lorsqu’il eut capté leur attention, il leur fit signe de revenir dans le couvert des arbres.

— Vous avez encore envie de faire tout le tour du territoire ? Nous n’en avons vu que la moitié.

Les deux apprentis échangèrent un regard, puis eurent un ronron gêné.

— Non, je m’avoue vaincu, ô grand mentor. J’ai très envie de rentrer au camp et me laver de toute cette boue ! répondit Nuage Tigré.

— De toute façon, on a encore quelques lieux à vous faire visiter sur le chemin du retour ! conclut gaiement Patte d’Andrène.

Le groupe reprit alors sa marche, en direction du soleil levant. Bientôt, ils arrivèrent aux abords d’un chemin étrange, noirâtre et râpeux, exhalant une odeur âcre, bien que faible. Il s’agissait de l’ancien Chemin du Tonnerre, sur lequel aucun monstre ne passait plus depuis des lunes. La nature le dévorait lentement, laissant par endroits apparaître des graviers ou de grosses touffes d’herbes.

Frêne Valeureux prit le temps de leur faire sentir son odeur désagréable mais caractéristique, afin qu’à l’avenir, s’ils en rencontraient un sans la présence de leur mentor, ils sachent le reconnaître. Même si, précisa-t-il, cette éventualité était peu probable. À la grande déception de Nuage Tigré, qui espérait explorer le territoire seule un jour. Le meilleur moyen de survivre à un Chemin du Tonnerre, expliqua-t-il, était de ne jamais s’y aventurer. Les monstres restent dessus, mais peuvent aisément faucher les chats qui s’y attardent. Ils arrivent vite, plus vite qu’un envol d’oiseaux, et l’on reconnaît leur approche au grondement de tonnerre qu’ils produisent en courant sur l’asphalte. Si, malgré tout, il devenait nécessaire de le traverser, il fallait le faire vite, de préférence lorsque tout bruit avait cessé, et surtout, ne jamais s’arrêter pour regarder un monstre dans les yeux. Nuage Tigré, fidèle à elle-même, demanda qui serait assez cervelle de souris pour faire cela. Frêne Valeureux lui répondit que la peur faisait faire de drôles de choses, et qu’elle serait surprise de ses propres réactions si elle venait à la connaître réellement.

En guise d’entraînement, les deux adultes firent faire quelques passages aux apprentis sur ce chemin sans danger. Nuage de Foudre le trouva encore plus désagréable à traverser qu’à renifler. Les cailloux incrustés dans la pierre noire écorchaient ses coussinets, et les graviers le firent manquer de tomber. Il se sentait vraiment pataud comparé à Nuage Tigré, qui n’avait pas ce problème de dérapage.

Une fois satisfaits des tentatives, leurs mentors les conduisirent le long du chemin pendant un certain temps, jusqu’à apercevoir un assemblage de lianes orangées et argentées. Une autre invention des bipèdes, qui, tout comme leur propre mur de ronces, servait autrefois à garder à l’écart leurs ennemis. Aujourd’hui, ce “grillage”, laissé sans entretien depuis longtemps, tombait en morceaux rouillés. Ils le traversèrent sans difficulté par l’une des nombreuses déchirures à sa base et débouchèrent au pied d’un vieux nid de bipède abandonné. L’endroit était immense, criblé de trous, et inquiétant.

Évidemment Nuage Tigré voulut s’aventurer à l’intérieur sur-le-champ, mais son mentor l’en empêcha en l’attrapant par la peau du cou.

— Nous n’y resterons pas. C’est un endroit dangereux maintenant. Et précieux. Nous sommes tout près du Sentier des Corneilles… Nous voulions simplement vous montrer où la tanière de bipède abandonnée se trouve, pour que vous l’évitiez à l’avenir, expliqua-t-il fermement.

— Pourquoi ? demanda Nuage de Foudre.

— À cause des corneilles. Elles nichent ici et plus bas sur le sentier. Elles attaquent les chats. À notre connaissance, ce sont les seules corneilles à le faire dans tout le pourtour du lac, répondit Patte d’Andrène, frissonnant légèrement. Il semblait mal à l’aise, ses yeux balayant les environs avec vigilance.

— C’est des oiseaux ! On doit avoir peur d’oiseaux ? On les mange ! s’exclama Nuage Tigré, un peu trop fort. Frêne Valeureux lui posa la patte sur la gueule pour la lui fermer, dressant les oreilles alors qu’un croassement sinistre résonnait dans la forêt.

— Oui, Nuage Tigré. On doit en avoir peur. Ces corneilles sont dangereuses, elles sont violentes. Leurs becs pourraient t’arracher un œil. Nous ne plaisantons pas. Ne venez pas ici.

— On ne peut aller nulle part de toute façon ! Ni à la Sommière Moussue, ni à la Terre des Chiens, ni dans la Forêt Malade ! protesta la jeune chatte.

— Le principe, ma chenille, c’est que vous restiez avec nous, pas que vous partiez à l’aventure seuls ! répliqua Patte d’Andrène avec une pointe de douceur dans la voix. Frêne Valeureux a raison, même notre camp n’est pas sans danger. Il faut en être conscient, c’est tout.

— Et agir en conséquence, ajouta le vétéran. De plus, et vous le savez, c’est ici que l’on trouve notre seule herbe à chat de tout le territoire. Ces plants sont précieux. Il est hors de question que des apprentis trop gourmands les abîment. Nous avons déjà bien du mal à en récolter. D’ailleurs, ne restons pas là plus longtemps… j’entends les corneilles.

Ils prirent prestement la fuite et firent un grand détour pour éviter le reste du Chemin du Tonnerre. L’ambiance avait un peu changé. Nuage Tigré ruminait, et Nuage de Foudre devinait pourquoi : rien ne semblait plus attirant à la petite chatte que l’idée d’explorer ce vieux bâtiment croulant. Apprendre qu’elle n’en aurait probablement jamais l’autorisation, même en tant que guerrière, la frustrait. Lui-même se sentait curieux, mais la présence des corneilles suffisait à lui passer l’envie. Elles nichaient là-dedans et attaqueraient sûrement quiconque oserait y mettre une patte.

Ils longèrent une partie de la forêt appelée Bois des Jacinthes, nommée ainsi pour les fleurs qui y poussaient en abondance durant la saison des feuilles nouvelles. Puis, ils se retrouvèrent face à face avec un monstre. Un véritable monstre ! Il était géant ! Certes moins que le nid de bipède, mais impressionnant tout de même. Couvert de la même texture orangée que le grillage, il se tenait sur deux énormes pattes arrière rondes, de la couleur du Chemin du Tonnerre, et deux pattes avant bien plus petites—ridicules en comparaison—faites de la même matière. Il possédait une étrange queue rigide, couverte de dents, longue et menaçante. Son cou, misérablement baissé, tenait une tête des plus étranges, rectangulaire et creuse, sans yeux ni bouche—à moins qu’elle ne soit entièrement une bouche ?

Frêne Valeureux, pour remonter le moral de son apprentie, les invita à explorer cet étrange squelette, car c’en était bien un. Ce monstre gisait là, sans vie, depuis des générations, son cadavre gardant encore de gros blocs de pierre semblables à ceux trouvés dans le camp. Un chat avait un jour fait le rapprochement entre la taille de sa queue et les curieuses lignes droites que l’on trouvait sur les roches les plus dures de la tanière du chef. Épris des légendes des monstres mangeurs d’arbres, il avait supposé que celui-ci dévorait la pierre. Aussi fut-il baptisé “La Carcasse du Mange-Pierre” ou “Carcasse du Monstre Géant”, car rarement les monstres atteignaient une telle taille.

Bien qu’elle mourût d’envie d’accepter, son ego blessé fit bougonner Nuage Tigré :

— Et celui-là, il n’a pas de dangers ?

— Bien sûr qu’il en a ! répondit Frêne Valeureux avec un sourire en coin. Les guêpes et parfois les frelons aiment y faire leur nid. Les pierres sont parfaites pour les serpents, et qui dit serpent dit aussi vipère. Mais cet endroit est relativement ce qu’il y a de plus sûr dans le territoire

Le guerrier argenté la poussa du museau pour qu’elle grimpe sur la chose sans vie. Nuage de Foudre, quant à lui, avait déjà entamé une inspection minutieuse de la créature. Après tout, quelle chance aurait-il de voir l’intérieur d’un monstre sans être dévoré pour s’y trouver ! Des feuilles tapissaient les entrailles de la bête, et il découvrit en son centre une structure confortable et moelleuse, semblable à de la mousse, sur laquelle il s’installa. Un rongeur y avait même creusé un petit trou au milieu. Nuage Tigré le rejoignit d’un bond, intriguée par une multitude d’os noirs qui sortaient sans logique d’un bloc grisâtre. Bientôt, elle oublia ses tracas, amusée par une manivelle qui tournait lorsqu’elle lui donnait un coup de patte. Elle retrouva sa bonne humeur et c’est guillerette qu’elle reprit le chemin vers le camp, qui ne se trouvait plus qu’à quelques longueurs d’arbres.

Le dernier lieu essentiel que les deux guerriers souhaitaient dévoiler aux apprentis se trouvait juste au-dessus du camp. C’était la Terre Touchant la Toison Argentée, un lieu sacré où reposaient ceux dont l’esprit chassait dans les plaines éternelles du Clan des Étoiles. L’endroit se présentait comme un plateau dégagé, couvert d’herbes ondulant sous la brise, dont le bord rocheux offrait une vue plongeante sur le camp. Excentré et solitaire poussait un grand arbre, un frêne, leur apprit Patte d’Andrène, qui en toute honnêteté n’avait que peu de ressemblance avec le guerrier argenté. 

Ce feuillu en particulier avait une importance primordiale. C’était l’Arbre aux Étoiles, celui qui donnait passage vers le ciel. L’esprit des morts, une fois leur corps enterré, l’utilisait pour rejoindre leurs ancêtres. Parfois, ils redescendaient et, perchés sur ses branches, observaient le monde des vivants ou assistaient aux cérémonies. Nuage de Foudre se demanda qui avait été là aujourd’hui pour le voir devenir apprenti. Qu’avaient-ils pensé de la débacle s’en suivant ? 

Le petit groupe fut laissé libre d’explorer le lieu. Frêne Valeureux s’était installé sur la seule parcelle où la terre était dégagée, seulement couverte d’un duvet d’herbe.

— Nous avons eu de la chance, déclara-t-il. Cela fait six lunes depuis le dernier enterrement.

— C’est la tombe de Tornade de Poussière ? demanda Nuage de Foudre, qui s’était approché avec respect. Il avait entendu parler de la compagne d’Étoile du Jour, qui était décédée en donnant naissance à leurs petits.

— Non. La sienne ne se trouve pas ici. Étoile du Jour a tenu à l’enterrer dans un endroit cher à son cœur. C’est la tombe de Lune Velue.

— Lune Velue ? Nuage Tigré, qui écoutait discrètement, ne fit pas d’efforts pour cacher son ronronnement amusé. Oh, le nom !

— C’était un guerrier admirable et courageux, grogna le vétéran, la queue battant l’air.

— Ouais, mais il s’appelle Lune Velue ! Il va être souvenu que pour ça le pauvre. Quel nom stupide !

— NUAGE TIGRÉ, TAIS-TOI ! aboya le vétéran argenté, faisant sursauter les deux apprentis. Jusqu’à présent, il n’avait jamais élevé la voix ainsi. Il ne prit même pas la peine de lui faire la morale, mais son regard acrimonieux trahissait toute la déception qu’il éprouvait envers elle à cet instant. Nuage de Foudre baissa les oreilles et décida qu’il valait mieux laisser le vétéran seul. Il emmena Nuage Tigré plus loin.  

— Bah quoi, tu trouves pas son nom drôle toi, Foudre ? Enfin, quel guerrier de légende s’appelle Lune Velue ? plaisanta-t-elle, encore un peu piquée par la réaction de Frêne Valeureux.

— Nuage Tigré… Tu ne peux pas dire des choses comme ça… Tu as dû lui faire de la peine… Et si c’était l’un de ses amis ?

— Frêne Valeureux ? Avoir des amis ? Puis bon, quoi ? Oui, un jour tout ce qui restera de nous, ce sera nos noms, et puis plus rien ! C’est normal ! Moi, j’espère même qu’on se souviendra pas du mien ! Sérieux, Nuage Tigré, c’est nul. Je te parie qu’Étoile du Jour va m’appeler Pelage Tigré !

— Et moi, Plume de Foudre !

— J’aurais tellement aimé avoir un nom qui fait peur, ou qui représente un truc cool, comme toi ! ajouta-t-elle en s’approchant de l’Arbre aux Étoiles, le regard songeur. Même Nuage de Muscardin a un nom un peu sympa… J’ai vraiment l’impression qu’ils n’avaient pas d’idées pour moi.

Elle tourna soudain la tête vers lui, une lueur de défi dans les yeux.

— Eh, ça te dit de grimper à l’Arbre aux Étoiles ?

— Oh non, ma chenille ! Ça, c’est quelque chose que je ne peux pas te laisser faire ! s’exclama Patte d’Andrène en posant ses coussinets sur la queue de Nuage Tigré pour l’empêcher de bondir. Il avait été alerté par le ton cinglant de Frêne Valeureux et écoutait leur conversation.

— L’Arbre aux Étoiles est réservé aux morts. De toutes les règles qu’on vous a imposées aujourd’hui, je veux que tu respectes celle-ci. Ce n’est pas bon pour les vivants de vouloir trop vite rejoindre le Clan des Étoiles.

— Quoi ? Mais- Mais c’est juste un arbre !

— Nuage Tigré, tu peux être une chenille aventureuse sans forcément risquer ta vie ou blesser les autres. Est-ce si important de grimper “juste un arbre” si tu sais que cela va peiner ceux qui te verront faire, qui sentiront que la mémoire de ceux qu’ils aiment insultée ?

Nuage Tigré se rassit, prenant le temps de réfléchir à ces paroles.

— Non… C’est vrai… murmura-t-elle, les oreilles baissées.

— Je sais que tu aimes embêter les autres, mais tu ne leur veux pas de mal, pas vrai ?

La petite puce trépigna, mal à l’aise.

— Non, bien sûr… ! Je veux juste les bousculer un peu… Tout le monde est tellement sérieux ! Pourquoi on ne peut pas simplement vivre ?

— Tu comprendras en grandissant que certaines règles méritent d’être bousculées, et je suis fier de toi pour vouloir changer les choses. Mais d’autres existent pour de bonnes raisons. Allez, viens, je vais vous montrer la tombe de ma mère, Museau de Myrtille.

Il les conduisit vers un coin reculé de la clairière où poussaient de nombreuses fleurs tardives. C’était un endroit joli, touché par les rayons du soleil. Jamais aurait-on pensé qu’un chat reposait là. 

— Tu sais, ma chenille, j’avais envie de te donner un nom de petite bête. Tu étais si poilue quand tu es née ! J’avais pensé à Duvet d’Osmie, Duvet de Moro-sphinx, ou Duvet de Bombyx…

— Pourquoi tu ne m’as pas appelée comme ça, alors ?

— Ta mère n’aimait pas. Elle disait que tu te sentirais peut-être mal de porter un nom en hommage à moi ou à Museau de Myrtille. Elle n’a jamais vraiment apprécié l’idée de vivre dans l’ombre de quelqu’un.

— Ouais, mais… Nuage Tigré, ça ressemble un peu à Pelage Pâle, non ? Pourquoi vous ne m’avez pas carrément appelée Nuage de Tigre ?

Patte d’Andrène s’horrifia.

— Mais enfin, ma chenille ! On ne va pas t’appeler comme l’incarnation du mal absolu !

— Mouais, moi je pense que vous avez juste pas eu les c- 

— Venez. On rentre, tonna froidement la voix de Frêne Valeureux, qui les observait de loin.

Alors qu’ils se levaient pour reprendre le chemin du camp, le guerrier brun arrêta sa fille et lui murmura :

— Tu devrais aller t’excuser auprès de ton mentor… Je sais qu’il n’est pas facile, j’ai été dans tes pattes… Mais je sais que tu vaux bien plus que la petite peste dont tu te donnes les airs. Explique-lui que tu ne voulais pas insulter la mémoire d’un mort et… que oui, tu trouves que Lune Velue avait un nom amusant. Pour tout te dire, il était le premier  à en rire. Il était si fier d’être l’un des seuls guerriers du lac à avoir lune dans son nom ! Et le premier à admettre que ce mot n’aurait jamais dû être combiné à “velu”.

Nuage Tigré hocha la tête et s’élança à la poursuite du guerrier argenté. Patte d’Andrène, quant à lui, le héla à distance :

— Frêne Valeureux ! Partez sans nous ! J’ai à parler avec mon apprenti ! Nous vous rejoignons très vite !

Nuage de Foudre se stoppa net dans sa marche. Lui parler ? Une vague d’inquiétude l’envahit. Avait-il fait quelque chose de mal ? Jusque-là il était resté silencieux et avait réussi à s’oublier.  A vrai dire plus le camp approchait, plus il stressait. Il n’avait pas le cœur à faire face à sa mère… ou au fait qu’elle ne vienne pas le voir. Avait-il dit quelque chose d’horrible dont il ne se souvenait plus à Nuage Tigré ? Avait-il fait une crise ? 

— J’ai fait quelque chose de mal ? s’enquit-il nerveusement.

— Non !!! Non, pas du tout… Je suis désolé de t’avoir fait peur, répondit Patte d’Andrène, embarrassé. Je… Je voulais te parler un peu de ta mère. J’ai remarqué que  ça t’a rendu triste, tout à l’heure, quand je racontais ce que nous faisions avec Museau de Myrtille…  Et je me doute que tu dois avoir peur de rentrer aussi… Tout ce qui se passe avec Plume de Rouge-Gorge, ce n’est pas de ta faute, tu sais ? Ce que disent les autres guerriers, tout ça… Elle a changé très vite, et je pense que beaucoup ont du mal à l’accepter.

Nuage de Foudre roula des yeux, agacé par ce genre de discours qu’il entendait depuis toujours : « Elle a changé », « Ce n’est pas elle », « Elle n’était pas comme ça », « Elle va redevenir comme avant, ne t’en fais pas ». Il en avait assez qu’on cherche à le rassurer de cette manière. Pour lui, sa mère avait toujours été ainsi, et il doutait qu’elle change un jour. Il avait appris à l’aimer comme elle était, avec ses absences et ses silences.

— Oui, je sais tout ça. Je vois bien comme ils détestent « la nouvelle elle ». Mais c’est la seule que j’ai connue, en attendant. Et je crois que c’est encore plus dur de savoir qu’elle n’a pas toujours été comme ça. Qu’elle aurait pu m’aimer… Ou au moins… me le montrer, répondit-il avec amertume.

Patte d’Andrène réalisa sa maladresse et hésita un instant à s’excuser. Finalement, il se contenta de l’entourer de sa queue et de lui donner un coup de langue réconfortant sur le crâne.

— Tu as bien trop de sagesse pour un chat de ton âge… Rien de ce que je peux te dire d’elle ne changera les choses, pas vrai ? 

Nuage de Foudre secoua négativement la tête. Ils restèrent silencieux un moment, le guerrier grattant distraitement la terre de ses pattes. Il sentait qu’il devait en dire davantage, mais il hésitait, conscient de la fragilité du moment. Il se racla finalement la gorge, resserrant son étreinte autour de l’apprenti, comme pour se rassurer lui-même.

— Tu sais… reprit le guerrier. Quand Étoile du Jour m’a annoncé que j’allais être ton mentor, je n’y ai pas cru. Je ne comprenais pas comment il pouvait faire un tel choix, car… j’avais très peur d’être un bien piètre mentor pour toi.

— Pourquoi… ? Tu es un guerrier incroyable ! Tu seras forcément un bon mentor ! Ou… tu as peur que je sois un mauvais apprenti ?

— Non, tu vas être le meilleur apprenti de tous les clans ! Et je suis peut-être un guerrier incroyable, mais ce n’est pas cela qui m’effraie.

— C’est quoi alors… ?

— Il y a une règle du code du guerrier qui dit qu’un parent ne doit pas entraîner son propre enfant. Et… je pensais que c’était évident pour tout le monde que… D’où ma grande surprise à cette annonce, et mon inquiétude ! Mais, Nuage de Foudre, depuis le moment où tu as commencé à jouer avec ma fille, je n’ai jamais pu te considérer autrement que comme mon fils.

Nuage de Foudre sentit l’air s’échapper de ses poumons, comme s’il venait de se prendre un coup. Il s’attendait à bien des paroles, mais pas à celles-là. Il fixa le guerrier, les yeux écarquillés, presque absent, tandis qu’il digérait le flot d’émotions qui déferlait dans son cœur. Étrangement apaisé, il se sentait bien, peut-être même pour la première fois, complètement heureux, comme si on venait de lui donner quelque chose, un organe qui lui manquait pour vivre. Le guerrier, inquiet face à ce silence prolongé, se hâta de reprendre, balbutiant tout en baissant la tête vers ses pattes :

— Bien sûr, je ne cherche pas à remplacer ton père biologique, et… je suis terriblement désolé si je te gêne avec cette confession…

Nuage de Foudre ne le laissa pas continuer. Il se blottit contre lui, comme il le faisait avec Plume de Rouge-Gorge.

— Non… Non, merci, Patte d’Andrène… C’est… Merci.

Patte d’Andrène, d’abord tendu, relâcha ses muscles et enveloppa le cou du jeune matou, ronronnant doucement. 

— Tu n’es pas sans racines, mon petit guerrier… Et si tu veux bien… je t’emmènerai découvrir les insectes.

Le jeune chat à la queue brisée sentait son cœur prêt à exploser de bonheur. Comment pouvait-il lui exprimer toute la joie et la gratitude qu’il ressentait ? Comment jamais pouvoir lui rendre ce qu’il lui donnait ? Les mots restaient coincés dans sa gorge, et il ne put que bégayer faiblement qu’il adorerait l’accompagner.

— Mais… n’en parle pas trop, d’accord ? Sinon, je ne pourrais plus être ton mentor… Et n’oublie pas que je dois d’abord me comporter comme tel. Même si tout ce que tu fais me rend fier, je devrai rester professionnel, exigeant et parfois distant. C’est mon rôle en tant que ton guide.

Nuage de Foudre hocha la tête avec détermination. Si telles étaient les conditions pour avoir une famille à ses côtés, elles n’étaient pas chères payées. Il lui promit de toujours l’écouter et de donner le meilleur de lui-même en tant qu’apprenti.

Les deux chats restèrent encore un moment ensemble, simplement l’un contre l’autre. Le premier, soulagé d’avoir enfin pu exprimer ce qu’il ressentait depuis si longtemps, le second goûtant au bonheur de se sentir appartenir quelque part. L’apprenti était prêt à rentrer à présent. Il se sentait assez fort pour faire face aux douleurs qui l’attendaient au camp, car il n’était plus seul à présent. Quelqu’un veillait sur lui.