Chapitre 4
Lois et Légendes
Nuage de Foudre se faufila dans le tunnel de ronces marquant l’entrée du camp, à la suite de Patte d’Andrène. Son cœur était si léger qu’il se sentait capable de s’envoler comme un oiseau ! Il aurait voulu bondir, courir dans tous les sens, crier son bonheur à qui voulait l’entendre. Mais il se retint, bien entendu – une promesse était une promesse. Son mentor lui avait confié un secret, et il comptait bien le garder.
À une exception près.
Son regard balaya frénétiquement le camp, à la recherche de sa confidente qu’il ne tarda pas à apercevoir : Nuage Tigré s’affairait à sa toilette dans un coin encore caressé par les rayons du soleil couchant. En le voyant approcher, elle interrompit son geste et lui fit signe de la rejoindre. Trépignant d’impatience, Nuage de Foudre lança un regard en coin au guerrier brun qui l’accompagnait. Celui-ci, avec un ronronnement amusé, l’autorisa d’un signe de tête à s’éclipser. Avant de le laisser partir, il lui conseilla d’aller prendre son repas du soir—leur journée n’était pas tout à fait terminée. Nuage de Foudre acquiesça rapidement avant de filer vers sa meilleure amie.
— Vous en avez mis du temps ! s’exclama-t-elle avec une moue faussement boudeuse. Frêne Valeureux m’a forcée à aller raconter ma journée à Pelage Pâle !
— Je sais, mais il faut absolument que je te raconte ce qui s’est passé ! s’exclama-t-il, le regard pétillant d’excitation, tandis qu’il s’installait à ses côtés pour l’aider à déloger les derniers vestiges de boue accrochés à son pelage. Mais avant ça, qu’est ce que Pelage Pâle a dit du coup ?
— Il t’a mis de bonne humeur, on dirait ! répondit Nuage Tigré, les moustaches frémissantes. Bref, Pelage Pâle… Je crois qu’elle n’a pas compris pourquoi il me faisait faire ça. Elle l’a regardé trop mal, genre “tu vois pas que j’ai des choses plus intéressantes à faire que d’écouter ma fille être ma fille ?”. Mais il a insisté pour que je raconte comment je suis tombée à l’eau.
— Ça devait être gênant…
— Oh non, c’était hilarant ! Elle a juste roulé des yeux et lui a lâché : “C’est ton problème maintenant.” Pour une fois qu’elle a de l’humour ! Frêne Valeureux était vert ! Mais bon… il s’est vengé en me faisant la leçon derrière. Il a dit un truc du genre : “Si tu étais moins turbulente, ta mère s’inquiéterait pour toi et en aurait quelque chose à faire de ta première journée d’apprentissage.”
— Il a vraiment dit ça ?! C’est super méchant !
— Bah, je lui ai répondu que moi, j’en avais rien à faire de sa première journée hors de la pouponnière alors que ça l’intéresse ou non, ça me passe au-dessus comme un hibou en plein vol, et il l’a mal pris. Du coup, il m’a bassiné sur “le respect que l’on doit à sa famille, à ses camarades”, blablabla… Et puis il est allé faire son rapport à Étoile du Jour.
Elle jeta un regard autour d’elle, s’assurant que personne ne les écoutait, avant d’ajouter à voix basse :
— Je te jure, l’envie d’aller chercher des orties et de les cacher dans sa litière ce soir est très forte.
— Bon courage pour aller les chercher, je t’accompagne pas, elles sont trop loin ! ronronna Nuage de Foudre en lui donnant un léger coup de tête. Même si, pour le coup, je suis d’accord, il les mériterait.
Nuage Tigré eut une moue désespérée avant de soupirer, vaincue.
— T’as raison… Il a de la chance. Là, j’ai juste envie d’aller dormir, je suis morte.
— Et le repas du soir ?
— Qu’il aille se faire voir par le Clan de la Rivière.
— Ahem.
La voix sévère de Frêne Valeureux s’éleva juste derrière l’oreille de la jeune apprentie. La pauvre sursauta si violemment qu’elle bondit comme si une meute de chiens enragés était à ses trousses. Dans sa panique, elle effectua une pirouette en l’air avant d’atterrir en catastrophe, dérapant dans le sable de la combe. Elle finit sa course lamentablement étalée devant le guerrier, les fesses en l’air et la dignité en berne. Frêne Valeureux, impassible, agitait la queue d’agacement. Un peu en retrait, l’attendait Anthère d’Ivraie, le trublion attitré de la tribu, qui arborait un inhabituel air blasé. À voir sa mine, il venait de se faire sermonner et ne pouvait quitter la garde du vétéran argenté. Il roula des yeux par avance, devinant qu’un sort similaire attendait l’infortunée apprentie de l’Honneur du Clan du Tonnerre.
— Notre clan est le seul à comprendre l’importance nutritionnelle de trois repas réguliers et équilibrés par jour, déclara Frêne Valeureux d’un ton professoral. Un le matin, avant de commencer sa journée. Un petit au zénith, lorsque la chaleur devient écrasante. Et un le soir, lorsque nous cessons nos activités physiques.
D’un mouvement de queue autoritaire, il marqua une pause avant de poursuivre :
— Celui du soir est crucial pour prendre du poids. Comme nous ne consommons pas immédiatement l’énergie qu’il nous apporte, elle se transforme en réserve pour notre corps, essentielle lors de la mauvaise saison. Et crois-moi, quand viendra la Saison des Neiges et que tu supplieras le Clan des Étoiles pour ne serait-ce qu’un lézard à te mettre sous la dent, tu regretteras amèrement ton mépris pour notre savante culture. Sauter un repas est un luxe de chat domestique que je ne tolérerai pour aucun de mes apprentis. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Euh… Oui ? balbutia Nuage Tigré en se redressant tant bien que mal.
— Bien, conclut le matou argenté avant de reprendre sa marche, poussant du museau un Anthère d’Ivraie récalcitrant pour l’embarquer avec lui.
La jeune chatte regarda successivement son mentor et son ami, les yeux ronds comme des bulles.
— Non mais c’est quoi la prochaine étape ? Il va me punir parce que je n’ai pas été au petit coin avant de partir ? murmura-t-elle, estomaquée.
Nuage de Foudre ne put réprimer un gloussement devant l’outrage de son amie, bien vite interrompu par le retour inopiné de Frêne Valeureux.
— Une dernière chose.
Encore un aller-retour de la sorte et la pauvre chenille allait succomber à un arrêt cardiaque.
— Ce soir, vous n’irez pas dormir tout de suite. Les anciens vous attendent. Ils vous enseigneront les règles à suivre lors des assemblées, puisque vous nous accompagnerez demain. Écoutez-les bien et obéissez. Si vous ne le faites pas, vous devrez retourner apprendre cette leçon basique comme certains guerriers incapables de se tenir en société. Il jeta un regard acerbe au mâle doré qui l’accompagnait. Celui-ci entama une jérémiade sur l’inutilité d’une telle punition. Il les connaissait, ces stupides règles, depuis le temps ! Et s’il ne les appliquait pas, c’était par choix conscient et mûrement réfléchi ! Frêne Valeureux, aussi impassible qu’implacable, lui rétorqua qu’il ferait mieux de se taire, car admettre avoir moins de bon sens qu’un chaton n’était pas aussi “classe” qu’il se l’imaginait.
Les deux chats laissèrent finalement les apprentis tranquilles, et Nuage Tigré put enfin se remettre de sa frayeur. Elle n’osa rien dire de plus, de peur d’invoquer une nouvelle fois son mentor, qu’elle jurait capable de surgir des ombres. À la place, elle poussa Nuage de Foudre vers la pile de nourriture en bougonnant.
Ce soir-là, c’était Museau de Nielle et Feuille d’Ipomée qui assurait la distribution. La guerrière écaille déplumait une grive, tandis que le matou brun comptait les proies restantes. Il leva la tête à l’approche du duo.
— Ah, nos nouveaux apprentis. Vous mangez ensemble ?
— Oui ! répondit avec entrain Nuage de Foudre. On peut avoir le pigeon ? On a quelque chose à fêter !
— Oh non ! Pas un oiseau ! Les plumes, ça me fait vomir ! On peut pas plutôt avoir l’écureuil ? Il a l’air trop appétissant !
— Mais tu disais que t’avais pas faim !
— Oui, bah, quitte à me forcer à manger un truc, autant que ce soit délicieux.
— Ouais… en fait, désolé de briser vos rêves, mais maintenant que vous êtes apprentis, vous ne pouvez plus choisir vos proies, les interrompit Museau de Nielle d’une voix monotone. Vous devez faire passer le clan avant tout. Du coup, j’ai ça pour vous.
Il retira avec précaution un hérisson de la pile et le déposa devant les jeunes chats médusés.
— Museau de Nielle, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un hérisson ? demanda Nuage Tigré, l’air préoccupé par la santé mentale de leur aîné.
— Écoutez, quelqu’un a eu la merveilleuse idée de le ramener, donc quelqu’un doit le manger. Et c’est tombé sur vous, répondit le mâle d’un ton toujours aussi blasé.
— Museau de Nielle, mon pote, mon frère… C’est notre première journée, un peu de clémence ?
— Non.
— Je me souviendrai de ça.
— Grand bien te fasse. Allez, emmenez ce hérisson, il y a des chats qui attendent.
Nuage de Foudre agrippa la patte de l’animal entre ses crocs et le traîna avec précaution jusqu’à leur coin, attentif aux piquants dangereusement proches de ses yeux. Il n’avait jamais goûté de hérisson et se réjouissait secrètement de cette expérience inédite ! Nuage Tigré, quant à elle, pestait que le monde voulait sa peau. Installés confortablement l’un contre l’autre, ils contemplèrent leur repas avec circonspection. Comment étaient-ils censés manger cette chose ? Après dix minutes de délibération, ils optèrent pour une approche stratégique : ils prendraient une bouchée chacun leur tour, attaquant par le ventre pendant que l’autre maintiendrait la tête. Ainsi, ils limitaient les risques de piqûres !
— Au moins, Museau de Nielle a eu la gentillesse de nous le préparer, fit remarquer Nuage de Foudre en arrachant un bon morceau de chair à leur épineuse proie. Il fronça le museau à l’idée de vider les boyaux de l’animal, au milieu de toutes ces pointes. S’il faisait preuve de maladresse, la viande aurait un goût infect, sans aucune possibilité d’éviter la zone souillée.
— La gentillesse ? La décence, oui ! Attention, tire pas trop fort !
— Pourquoi ?
— Bah, comme ça on n’abîme pas la peau, et je peux récupérer les piquants ! Je les mettrai dans le nid de Frêne Valeureux le premier soir, et dans celui de Museau de Nielle le lendemain !
Nuage de Foudre remua les moustaches, amusé. Il se garda bien de lui faire remarquer qu’elle serait immédiatement accusée. Museau de Nielle savait parfaitement à qui il avait refilé ce satané hérisson.
Pendant que Nuage Tigré prenait sa bouchée, son regard dériva vers la pouponnière. Plume de Rouge-Gorge mangeait seule une souris, un oiseau intact posé à ses côtés. Un pincement de culpabilité lui serra le cœur. Malgré sa belle humeur, il n’avait pas la force d’aller la voir ce soir. Trop d’émotions s’entrechoquaient dans son esprit. Il lui en voulait, il l’aimait, il s’inquiétait, il avait honte… et il avait peur. Peur du regard des autres, peur de se laisser submerger par la colère, peur de la perdre. Il était blessé, et il ne savait comment « être l’adulte » dans cette situation.
— OUCH ! s’exclama le matou lorsqu’une épine plongea dans son coussinet.
— Pardon ! Pardon ! s’excusa Nuage Tigré en lâchant le morceau qu’elle venait d’arracher.
Nuage de Foudre lécha sa patte avec vigueur. Ce n’était pas mauvais, le hérisson, mais ça ne valait certainement pas la souffrance pour le manger ! … Ni pour l’attraper, d’ailleurs. Quel guerrier avait bien pu ramener ça ? Il balaya le camp du regard avec suspicion.
— Au fait, t’avais pas un truc à me raconter ?
— Oh, si ! Tout à l’heure, avant de rentrer au camp, Patte d’Andrène m’a confié un secret. Il faut surtout pas que tu le répètes.
— Tu es sûr de vouloir me le dire, si c’est un secret ?
— Oui, je veux que tu le saches…
Nuage de Foudre se sentit fébrile et jeta des coups d’œil autour de lui. Nuage de Muscardin se choisissait une proie avec Nuage de Ronce, Feuille d’Ipomée trottinait, grive déplumée en bouche, vers la tanière des anciens, et Nuée Ardente s’étirait au pied de la Corniche Rocheuse. Il reprit, baissant la voix :
— Il m’a dit qu’il comprenait pas pourquoi il avait été choisi pour être mon mentor, parce qu’il y a cette règle comme quoi un parent ne doit pas avoir son enfant en apprenti… Et du coup, il me considère comme…
— Son fils ?!
— Oui ! Oui, c’est ça ! Ça veut dire que j’ai un père ! J’ai un père, moi aussi !
Nuage Tigré le fixait, la bouche grande ouverte, avant de se mettre à sautiller sur place. Nuage de Foudre sentit son enthousiasme vaciller face à ce silence pourtant chargé d’excitation.
— Ça… ça ne te dérange pas, hein… ?
— On est frère et sœur ?! hurla la petite chatte.
Nuage de Foudre plaqua ses pattes contre son museau pour la faire taire, jetant autour de lui un regard affolé. Nuage de Muscardin et Nuage de Ronce avaient relevé la tête dans leur direction, et Nuée Ardente semblait s’être bloquée le dos.
— Chut !!! Chut, c’est un secret, rappelle-toi !!!
— J’ai un frère ! J’ai un frère ! chantonna la chenille d’une voix murmurante, bondissant joyeusement autour de lui.
— Tu as déjà un frère !
— Oui, non, mais le premier, il est nul !
— Nuage Tigré ! s’indigna Nuage de Foudre en voyant ledit frère s’approcher d’eux, un mulot dans la gueule.
Mais la petite chatte vint se frotter contre lui, l’empêchant de continuer.
— Je suis tellement heureuse !
Nuage de Foudre s’adoucit, puis répondit à la caresse. Lui aussi l’était. Lorsqu’il releva la tête, Nuage de Muscardin et Nuage de Ronce avaient disparu. Ils reprirent leur repas et se plongèrent dans une longue conversation sur leur nouveau statut de frère et sœur, imaginant tout ce qui allait changer dans leurs vies. Cela dit, ils réalisèrent bien vite que, en fin de compte, cela ne ferait pas une grande différence. Ils éprouvèrent une certaine déception, avant que Nuage Tigré ne conclut, non pas sans une certaine sagesse pédantesque, qu’en réalité, ils avaient toujours été frère et sœur. Ce à quoi Nuage de Foudre acquiesça d’un hochement de tête méditatif.
C’est alors qu’Œil Rubis vint les interrompre, son gros ventre bedonnant lui donnait non plus un air de petit rat des champs, mais bien d’une taupe dodue. Elle s’allongea à leurs côtés, poussant un râle d’inconfort.
— Alors, les souriceaux, cette première journée ?
— Elle était incroyable ! s’enthousiasma Nuage de Foudre. On a vu le lac, le Chêne Céleste, l’Écueil de Feuille de Houx, le Vallon des Nuages, la Terre des Chiens, le vieux Chemin du Tonnerre, le Mange-Pierre…
— T’as oublié le Nid de Bipède Abandonné ! protesta Nuage Tigré. Mais on n’a pas eu le droit d’y rentrer…
— Et l’Arbre aux Étoiles !
— Wow ! s’exclama Œil Rubis, amusée par leur précision appliquée. Vos mentors vous ont bien fait marcher ! Les nôtres nous avaient seulement emmenés jusqu’à la frontière du Clan de l’Ombre… Pelage Pâle et moi avions très peur qu’ils nous attaquent. Pluie de Couleurs a été le plus brave d’entre nous !
— C’étaient qui, vos mentors ? demanda Nuage Tigré, curieuse.
— Pluie de Couleurs avait Anthère d’Ivraie, Pelage Pâle était avec Pelage Sauvage, et moi, Tornade de Poussière ! annonça fièrement la brunette.
— T’étais pas l’apprentie de Moustache Bringée ? Vous traînez tout le temps ensemble !
— Si, je l’ai été, mais plus tard. Tornade de Poussière a attrapé le mal vert en plein milieu de mon apprentissage…
— Ce que je ne donnerais pas pour que Frêne Valeureux attrape le mal vert au milieu du mien, marmonna Nuage Tigré.
— Il te fait des misères ? C’est à cause de lui que mon beau travail de ce matin a été massacré ? La reine remua ses moustaches d’amusement en pointant le pelage sale de la petite chatte du bout de sa queue. Tu ne t’es pas fait mal, d’ailleurs, en tombant à l’eau ?
— Comment tu sais que c’est en tombant dans l’eau que je me suis salie ?!
— Euh… Pelage Pâle est en train de raconter à tout le monde ce qui s’est passé, ronronna Œil Rubis, gênée.
— Non mais elle ne se mêle jamais de ses affaires, celle-là !!! ragea la jeune apprentie, son regard scrutant le camp à la recherche de sa mère. Elle reprit, cette fois-ci en tournant sa colère vers son aînée : Et si la sale commère raconte à tout le monde ce qui s’est passé, tu sais très bien comment je suis tombée à l’eau ! Tu veux te moquer de moi, c’est ça ?
La reine baissa les oreilles, brûlante de honte. Elle balbutia une excuse que Nuage Tigré ne daigna même pas écouter. Nuage de Foudre poussa doucement du museau son amie pour la calmer.
— Œil Rubis ne ferait jamais ça !
— Excuses-moi, Nuage Tigré, tu as raison, je voulais juste écouter les potins, mais ce n’est pas mes affaires.
La petite chatte fixa longuement la guerrière. Elle finit par se rassoir et tira le hérisson vers elle pour en reprendre une bouchée.
— Au moins tu t’excuses. Ça va, ce n’est pas contre toi que je suis fâchée.
— Oh ! Vous avez du hérisson à manger ? remarqua Œil Rubis, pour changer de sujet.
— Oui, et on fait que se piquer dessus ! chouina Nuage de Foudre. Il passa sa patte sur sa truffe pour lui montrer les petites éraflures laissées par les piquants de l’animal. Œil Rubis l’examina, plissa les yeux, puis secoua la tête.
— Désolée, souriceau, ma vue n’a jamais été très bonne… Je ne vois rien.
— Tu sais qui a pu attraper un truc pareil ? demanda Nuage Tigré en grimaçant. L’une des épines venait de se planter dans sa gencive.
— Aucune idée, mais à mon avis, c’est soit un excellent chasseur, soit quelqu’un qui aime beaucoup le hérisson et qui va être déçu de ne pas le retrouver sur la pile de gibier ! Pelage Sauvage, par exemple. Elle ronronna.
— Il aime manger… ça ?!
— Je crois ? Il raffole de plein de choses étranges. Il nous demande souvent, à Truffe de Muguet et moi, de lui ramener des serpents, des rats, des lézards, des orvets… Une fois, il nous a même demandé comment attraper des bourdons. Il disait qu’ils avaient l’air dodus et qu’ils auraient sûrement un goût de miel.
— Et il avait raison ? s’enquit Nuage de Foudre en se demandant bien quel goût pouvait avoir le miel, ou ce qu’était un “orvet”.
— Je ne crois pas ! À l’occasion, vous devriez aller lui demander ! Ses histoires sont toujours très drôles. Mais attention, si l’un de vous devient habile à la chasse, il ne vous lâchera plus avec ses requêtes !
— Ça serait toujours plus intéressant que d’aller écouter les anciens parler de l’Assemblée ce soir… J’en ai assez des règles pour aujourd’hui… miaula Nuage Tigré en rêvant déjà de la douceur de son nid.
— Ce que j’aimerai pouvoir les redécouvrir avec vous ! soupira Œil Rubis, les yeux brillants de nostalgie. C’était ma partie préférée de l’apprentissage ! Je connais encore le Code d’Honneur par cœur, vous savez ? Elle bomba le torse et entama d’une voix solennelle :
Premier code de la Loyauté : Le guerrier est toujours loyal envers ses compagnons de Clan. Que ce soit pour la chasse ou pour traquer un ennemi, il reste aux côtés de ses frères et sœurs de cœur, prêt à les défendre avec vaillance.
Deuxième code de la Loyauté : Il n’abandonne jamais un ami dans le besoin, en danger ou en difficulté.
Premier code de la Foi. Un noble guerrier garde foi en ses croyances, car…
— Nuage de Foudre, par pitié, fais-la taire ! supplia Nuage Tigré.
— Même si les étoiles lui tombaient sur la tête, elle ne s’arrêterait pas ! Viens, elle est complètement absorbée… On peut filer en douce !
Les deux jeunes chats s’éloignèrent à pas de loup, n’oubliant pas d’emporter la carcasse du hérisson. Ils se glissèrent sous la barrière de ronces bordant le dépotoir et observèrent Œil Rubis poursuivre sa récitation appliquée. Elle ne réalisa leur départ que lorsque Pluie de Couleurs, installé à ses côtés depuis un moment déjà, invita Fleur de Tournesol à les rejoindre. La pauvre brune regarda autour d’elle, confuse. Comment les apprentis avaient-ils été remplacés par deux de ses meilleurs amis sans qu’elle ne s’en rende compte ? Au fond, cela n’avait que peu d’importance : elle acheva son discours pour des oreilles nettement plus attentives.
Nuage de Foudre et Nuage Tigré ronronnèrent d’amusement, mais il leur fallait rejoindre les anciens. Avec précaution, ils dissimulèrent la dépouille épineuse sous une fine couche de terre pour masquer son odeur, puis quittèrent leur cachette. Alors qu’ils traversaient la clairière, Nuage Tigré jeta un regard envieux en direction de la tanière des apprentis. Nuage de Foudre l’imita et se demanda s’il aurait le courage de rester éveillé encore bien longtemps…
Patte Raide et ses compagnons s’étaient installés sur les Rochers des Anciens, de grands blocs de pierre plats, à moitié enfouis dans le sable de la combe, devant leur tanière. Avec les Roches de la Lune, un amas de pierres similaire non loin du camp, c’étaient leurs endroits favoris. Il n’était pas rare de les voir s’y prélasser toute la journée, tels des touffes de lichen accrochées à leur rocher, indifférentes au passage du temps. Encore tiédis par les derniers rayons d’un soleil couchant aux teintes rougeoyantes, les rochers servaient de piste de danse à la lente valse de l’ombrage du grand chêne. Les craintes d’un sommeil inéluctable redoublèrent chez Nuage de Foudre, qui s’allongea contre Nuage Tigré. Elle-même baillait à s’en décrocher la mâchoire face à ce paisible tableau. Plus loin, Anthère d’Ivraie, installé sur le bloc le plus en retrait, piquait du nez, sa tête dodelinant mollement.
Quelques minutes plus tard, ils furent rejoints par Nuage de Renarde, accompagnée de son mentor, et par Nuage du Matin, qui se faisait petit derrière eux.
— J’apporte l’autre punie. Bon courage, Patte Raide, miaula Poitrail Noir en poussant la grande rousse du museau.
— Oh, c’est devenu une habitude, ronronna la vieille femelle. Bien, tout le monde est installé ?
Nuage de Renarde se laissa lourdement tomber derrière les deux jeunes apprentis, sa silhouette voilant le dernier rayon de soleil qui réchauffait encore la fourrure de Nuage de Foudre.
— Qu’on en finisse vite ! lança la grande chatte. Règle numéro un : toujours obéir au chef. Règle numéro deux : ne jamais parler de ses problèmes. Règle numéro trois : ne pas être impoli, même quand on a une crotte de blaireau en face de nous…
— Doucement, doucement, Nuage de Renarde, la coupa Patte Raide avec amusement. Ce soir, en l’honneur de nos nouveaux apprentis, je vais vous conter une histoire.
— Une histoire ?! s’exclamèrent à l’unisson Nuage de Foudre et Nuage de Renarde, l’un débordant d’impatience, l’autre d’appréhension.
— De mon temps, nous n’avions pas cette chance ! commenta Poil de Hérisson après avoir assez disgracieusement recraché l’un des os de la grive qu’il savourait. Étoile de Laurier était un fervent partisan de la discipline, et la Grande Guerre de la Lune Rouge venait tout juste d’éclater. Il ne fallait pas faire le moindre faux pas ! Il alignait les apprentis et nous faisait réciter toute la nuit les règles de conduite à tenir !
— Et il y en a qui profiteraient bien de telles méthodes aujourd’hui… lança froidement Éclat Nivéen, secouant sa patte avec dédain après que l’os de grive y eut atterri. Peut-être qu’avec ça, on ne les reverrait pas à chaque pleine lune.
— La Grande Guerre de la Lune Rouge ? interrogea aussitôt Nuage de Foudre, piqué par la curiosité.
— Ah non, tu ne commences pas avec tes questions, Moustique ! grogna Éclat Nivéen, qui essuyait son pelage souillé sur son poussiéreux compagnon. Oublie ce qu’il a dit, c’est du passé et ça n’a aucune importance.
Patte Raide sembla contrariée par l’intervention de l’ancien au pelage immaculé, mais si elle voulait mener son histoire à son terme — ou plutôt réussir à la commencer — elle devait lui concéder que ce n’était ni le moment ni l’endroit pour se lancer dans des digressions.
— C’est une vieille guerre, souriceau, souffla-t-elle finalement. Le Clan du Tonnerre n’y a été que très peu impliqué. Éclat Nivéen n’a pas tort : dans le grand ordre des choses, elle n’a que peu d’importance et sera vite oubliée…
Nuage de Foudre jura percevoir une pointe de regret dans la voix de l’ancienne, mais il se garda bien d’insister.
— L’ère dont je m’apprête à vous conter l’histoire ne disparaîtra en revanche jamais. Il y a d’immémoriales cycles de saisons, à une époque où les chats n’étaient pas encore des chats, quatre grands clans régnaient sur des territoires à leur image.
Le Clan du Tigre, à la fourrure striée de rivières de nuit, était plus intelligent que mille chats réunis. Il chérissait l’eau par-dessus tout et vivait au cœur de la Forêt de Pluie. Le Clan du Léopard arpentait les flancs nuageux de la Montagne où la Neige est Éternelle. Leur pelage changeait sans cesse pour mieux les dissimuler : tantôt doré et constellé, semblable aux pierres au milieu des herbes sèches, tantôt noir comme la plus sombre des nuits, tantôt blanc comme les premiers flocons. Le Clan du Guépard était un clan nomade. S’ils ne régnaient sur rien, ils maîtrisaient tout. Ils savaient parler à la brise, courir plus vite que la tempête et danser avec le vent. Enfin, il y avait le Clan du Lion, le plus brave de tous. Ses membres, à la crinière majestueuse, n’avaient peur de rien, et l’on disait qu’ils pouvaient vaincre le soleil. Ils arpentaient les arides Terres de Feu, un lieu de désolation d’où ils tiraient leur grande force.
— On dirait nos clans ! s’exclama Nuage de Foudre. Le Clan du Tigre ressemble au Clan de la Rivière, les Léopards à celui de l’Ombre, les Guépards au Clan du Vent… et nous, on serait le Clan du Lion !
— Tout à fait, mon petit ! ronronna Patte Raide. C’est parce que nous sommes leurs descendants, vois-tu ? Nos clans ont hérité de la fierté et de la culture des grands félins du passé, même si nous avons oublié les secrets de leur puissance.
— Mais… et le Clan du Ciel ?
Un bref silence s’installa avant qu’Éclat Nivéen ne râle :
— Qu’est-ce que j’ai dit à propos des questions, Moustique ?
— Oh, tu as entendu parler du Clan du Ciel aujourd’hui ? Eh bien, sache qu’il existe en vérité bien d’autres clans de grands félins… ou du moins, de félins un peu plus grands que nous. Les jaguars, les lynx, les pumas, les ocelots… Mais si je devais deviner, je dirais qu’ils viennent du Clan du Margay, ces étranges félins tachetés, agiles et silencieux, qui vivaient dans les hauteurs des arbres.
Sans doute, du temps de mon histoire, étaient-ils trop petits pour représenter une menace aux Quatre Grands Clans, bien que cela ne dura pas éternellement. Car, voyez-vous, un jour, les grandes proies commencèrent à manquer. Comme nos tribus bien plus tard, ils durent entreprendre un grand exode. Ils quittèrent les Terres de Feu, la Forêt de Pluie et les cimes enneigées de la Montagne à l’éternelle blancheur, pour les régions boisées et paisibles qui aujourd’hui nous abritent. Malheureusement, ces terres n’étaient riches qu’en petites proies et regorgeaient d’ennemis. Alors, pour survivre, ils abandonnèrent leur gigantesque enveloppe et devinrent… des chats. C’est ainsi qu’ils fondirent les clans : un peuple unique, dont la véritable nature transparaissait malgré l’absence de leur forme originelle. Cependant, à l’époque de mon histoire, les quatre clans étaient loin d’être une grande famille unie, liée par une amitié indéfectible. En réalité, ils se haïssaient et cherchaient à s’entretuer dès qu’ils se croisaient. Chacun causait du tort aux autres, et les rancunes s’accumulaient :
Un jour, le Clan du Guépard se baigna dans la rivière sacrée de la Forêt de Pluie. Cette souillure fit perdre aux rêveurs du Clan du Tigre, leur dons de prémonition.
Un autre, ce fut le Clan du Tigre qui offensa grandement le Clan du Lion. Une tigresse gestante découvrit la dépouille d’un de leurs grands chefs, abandonnée aux corbeaux. Songeant à ses petits, elle arracha sa magnifique crinière que l’on disait chaude comme le soleil et en garnit leur nid. Mais par cet acte de profanation, elle lui ôta sa force dans l’au-delà, brisant ainsi le rituel sacré de son passage vers le monde des ombres.
Le lendemain, le Clan du Lion commit à son tour une offense impardonnable contre le Clan du Léopard. Un jeune mâle, se croyant dans les bonnes grâces d’une de leurs reines, tua son compagnon pour prouver sa force, comme il en était de coutume parmi les siens. Mais la belle n’avait que faire d’un prétendant lion et jura de venger son bien-aimé.
Enfin, ce fut au Clan du Léopard d’envenimer les tensions avec le Clan du Guépard. Ils interdirent à leurs sentinelles de prendre de la hauteur sur leur montagne pour établir un itinéraire sûr à travers la plaine, un jour de brume épaisse. Il en résultat que, aveugles face aux pièges du territoire, les guépards s’égarèrent et périrent en nombre, engloutis par un gouffre.
Chaque jour apportait une nouvelle offense, si bien qu’au fil des saisons, les rancœurs devinrent si profondes qu’une seule issue semblait possible : la guerre.
— C’est tous des cervelles de moineau ! s’exclama Nuage Tigré, exaspérée par tant d’incompétence. Ils pouvaient pas, juste, se parler ? Dire : « Ouais, cette rivière est sacrée, faites pas vos besoins dedans, s’il vous plaît ?” ou : « On n’a pas abandonné le corps de notre pote, on l’honore, alors n’y touchez pas. » ? Et puis l’autre truffe du Clan du Lion, là, il a vraiment pas remarqué qu’elle en avait rien à faire de lui ?
Patte Raide ronronna, amusée par sa véhémence.
— Tu es bien maligne de souligner tout cela, et tu as entièrement raison.
Nuage Tigré en resta interdite. Peu habituée aux compliments, elle s’attendait plutôt à une réprimande.
— Tout ce que tu viens de dire, ce sont des mots qui évitent les conflits. On appelle cela la diplomatie. Mais les Quatre Grands Clans en étaient incapables… pour la simple raison qu’aucun ne parlait la langue de l’autre.
— Pfheuh ! C’est pas compliqué de faire comprendre à quelqu’un de ne pas toucher un cadavre ! Ou à une femelle de rejeter un mâle ! lança avec arrogance Anthère d’Ivraie.
— Eh bien, nous allons tester cela ! On va jouer un peu. d’un mouvement de queue, Patte Raide intima au petit groupe de s’approcher.
— Mettez-vous en binômes, mais pas avec des chats que vous connaissez bien. Nuage Tigré, avec Anthère d’Ivraie. Nuage de Foudre, retournes-toi pour être en face de Nuage de Renarde.
Elle marqua une pause, laissant les duos se former, puis reprit :
— Je vais vous souffler à l’oreille quelque chose que vous devrez faire comprendre à votre partenaire… sans utiliser de mots ni le code de la queue, que nos plus jeunes ne connaissent pas encore de toute façon. Vous pouvez grogner, bouger, faire des bruits inintelligibles, ou tout ce qui vous passe par la tête. Mais interdiction de recourir à la violence. Et Nuage du Matin, tu seras avec moi.
Nuage de Foudre leva un regard intimidé vers la grande rousse, qui poussa un grognement de dédain. Avant qu’elle ne puisse se plaindre, Patte Raide passa derrière chacun d’eux et leur expliqua leur situation. Nuage de Foudre devait faire comprendre à son binôme qu’elle avait, par inadvertance, volé une proie sur son territoire et qu’elle devait donc la lui rendre. La proie était symbolisée par une petite pierre près des pattes de Nuage de Renarde, et ils se trouvaient chacun d’un côté d’une frontière qu’ils ne devaient traverser.
— Bien. Chacun d’entre vous a été informé du grief que vous avez contre votre partenaire ou de la situation que vous devez lui communiquer. Ce n’est pas un jeu de devinettes. Je vous laisse un certain temps pour résoudre le problème, qui requiert une action bien précise. Si, au bout de ce délai, vous ne parvenez pas à vous faire comprendre, nous arrêterons et nous verrons ce que vous en avez saisi.
Nuage de Foudre s’impliqua immédiatement dans la tâche. Même si, au début, Nuage de Renarde ne partageait pas son enthousiasme, elle finit par se prendre au jeu devant ses tentatives maladroites. Malheureusement, communiquer sans un mot n’était le fort, ni de l’un, ni de l’autre ! Faire comprendre à Nuage de Renarde qu’il voulait “la proie” n’était pas difficile : il lui suffit de tenter de la prendre après l’avoir poliment désignée à plusieurs reprises. En revanche, lui expliquer pourquoi cette proie lui revenait et la convaincre de la lui rendre ? Ça, il ne savait pas comment s’y prendre.
Pour compliquer le tout, la rousse commença elle-même à lui demander quelque chose. Nuage de Foudre fut bien incapable d’émettre la moindre hypothèse tant son approche était rustre. Elle se contentait de grogner et de vouloir traverser la ligne imaginaire qui séparait son territoire fictif de celui de Nuage de Foudre, que ce dernier s’efforçait de défendre.
De leur côté, Nuage Tigré et Anthère d’Ivraie n’en menaient pas large non plus. Le guerrier lui montrait avec insistance ses fesses, l’air franchement humilié par la situation. La chenille, toujours prompte à faire les choses à sa manière, ne put se retenir de parler… et le mâle de lui répondre.
— Quoi ?! T’as envie d’aller aux toilettes ?! Tu me provoques ?! Tu veux que je te dise que t’as un joli croupion ?! TU VEUX QUOI, À LA FIN ?!
— Mais non, mais ARGH ! Tu comprends vraiment rien, là ?! s’agita Anthère d’Ivraie, se mordant la langue pour ne pas en dire plus.
— TU N’ES PAS CLAIR, ANTHÈRE ! hurla Nuage Tigré. J’EN AI ASSEZ DE PARLER À TON CLOPORTE !
— Vous n’êtes pas censés communiquer avec des mots, jeunes polissons ! s’outra poliment Poil de Hérisson.
— Ce que je donnerais pas pour voir ça, commenta Éclat Nivéen.
Pour finir, Nuage de Foudre et Nuage de Renarde abandonnèrent. D’une part, parce qu’il était plus drôle de regarder Nuage Tigré et Anthère d’Ivraie, d’autre part parce qu’ils n’arrivaient à faire aucun progrès. Nuage de Foudre commençait à s’énerver et aurait voulu parler lui aussi à la rousse, lui dire d’essayer autre chose que grogner et donner des coups de tête dans sa direction. Lui, au moins, avait tenté plein de choses ! Passer une pierre à travers la ligne imaginaire et la reprendre, mimer ce qu’elle avait fait, mimer une proie, pointer son ventre de la patte pour lui faire comprendre qu’il avait faim…
Nuage de Foudre conclut amèrement que sa partenaire ne devait pas être dotée d’une grande imagination. Mais après tout, ils avaient compris la leçon, non ? N’était-ce pas suffisant ? Ne pas avoir de langage commun rendait les choses terriblement difficiles.
De son côté, Patte Raide conclut son exercice avec Nuage du Matin par un signe de tête entendu. Elle avait bien été la seule à réussir quoi que ce soit. Nuage Tigré et Anthère d’Ivraie se chamaillaient bruyamment, tandis que les deux autres ne se regardaient même plus et boudaient à moitié. L’ancienne ronronna, annonçant la fin de l’exercice.
— Par le Clan des Étoiles, enfin !!! Tu vas pouvoir me dire ce que tu essayais de faire !!! s’exclama Nuage Tigré.
— J’avais une épine dans les fesses !!! C’était pas carrément évident ?!
— C’était pas “carrément évident” non ! Tu roulais du boule comme un canard, j’aurais parié sur une constipation fulgurante, tu vois ?
— Assez, assez. Bon, Nuage de Foudre, Nuage de Renarde, qu’avez-vous compris de votre situation ?
— Nuage de Foudre voulait le caillou.
— C’était une proie. Que tu avais chassé de mon côté de la frontière !
— Il voulait vraiment le caillou.
— Et Nuage de Renarde voulait entrer dans mon territoire.
— Pourquoi ne lui as-tu pas donné la pierre ? demanda gentiment Patte Raide à la rousse.
— Parce que c’était ma proie, et que je voulais l’échanger contre une herbe qu’il avait sur son territoire.
D’un coup, les grands gestes de Nuage de Renarde prenaient sens. Elle lui indiquait de se retourner, car au pied des rochers, il y avait un buisson. Mais aurait-il compris qu’elle voulait des feuilles de ce buisson ? Il en doutait.
— Anthère d’Ivraie, que conclus-tu de cet exercice ?
— Que Nuage Tigré a un cerveau de tique.
— Hé !!!
— C’est vraiment tout ce que tu en retiens ? Bon, demandons aux autres ce qu’ils ont appris.
— Anthère d’Ivraie est un très mauvais comédien. Heureusement qu’il sait parler, commenta Nuage Tigré.
Éclat Nivéen marmonna un “Malheureusement, tu veux dire” qui fut entendu par tous.
— C’est super ennuyeux d’essayer de se faire comprendre comme ça, poursuivit Nuage de Renarde avec nonchalance.
— On a vraiment besoin du langage… On est complètement bloqué quand on ne sait pas ce que veut dire l’autre, conclut Nuage de Foudre.
— Vous êtes tous une bande de fayots, râla Anthère d’Ivraie en se rasseyant, sous les moqueries de Nuage de Renarde.
— Le langage est la base de tout groupe social, reprit Patte Raide. Comment l’abeille guiderait-elle ses congénères vers les premières fleurs de la saison des feuilles nouvelles si elle ne savait danser ? Comment l’oiseau, veillant sur son nid, partagerait-il ses tâches avec son compagnon s’il n’avait de voix pour chanter ?
Pour les quatre Grands Clans, leurs voisins ne valaient guère mieux qu’un renard : un ennemi qu’ils ne pouvaient comprendre, à éviter dans le meilleur des cas, à traquer et exécuter dans le pire. Chaque jour, leur querelle s’envenimait, leur rancœur s’approfondissait et leur méfiance mutuelle devenait dévastatrice.
Vint un temps où ces tensions atteignirent des sommets inégalés. Chaque clan était persuadé que les autres allaient venir les exterminer et s’emparer de leurs terres dans une grande guerre de frontières. Alors, ils aiguisèrent leurs griffes, longues et mortelles, jusqu’à ce qu’elles puissent éventrer les rivières et déchirer les voiles de brume qui les séparaient de leurs ennemis : une puissance secrète qu’ils n’utilisaient plus depuis le temps des Fondateurs, lorsque Lion, Tigre Blanc, Tigre Noir, Léopard et Guépard créèrent le monde.
Pourtant, s’ils avaient pris le temps d’y réfléchir, ils auraient compris leur folie. Jamais le Clan du Tigre n’aurait souhaité quitter sa forêt luxuriante. Le Clan du Léopard ne se serait senti chez lui que dans les hauteurs de sa montagne. Le Clan du Lion, habitué aux terres les plus inhospitalières, ne les aurait échangées pour rien au monde, car elles avaient forgé sa force. Quant au Clan du Guépard, il n’aurait jamais songé à troquer sa liberté contre un simple lopin de terre à défendre.
Une nuit de pleine lune, chaque clan perçut du mouvement chez les autres. Qui avait bougé en premier ? Était-ce une simple patrouille ? Un groupe de ces Lycaons détestables ? Ou bien une proie égarée ? Ce détail leur resta à jamais inconnu.
Persuadés que la Grande Guerre tant redoutée depuis plusieurs lunes venait d’éclater, ils se précipitèrent au combat. Que leurs cœurs ne trouvent jamais le repos s’ils attendaient l’ennemi sur leurs terres comme des lâches ! Ils iraient à sa rencontre, empêchant les autres clans de les chasser comme de simples proies.
Peut-être, s’ils n’avaient pas succombé à leur nervosité et simplement attendu, auraient-ils compris qu’aucun d’eux ne venait attaquer les autres. Malheureusement, au lieu de cette prise de conscience, ce fut un massacre. Sur le Grand Roc marquant la jonction de leurs trois territoires, il coula cette nuit-là assez de sang pour former une rivière. Lorsque la lune atteignit son zénith, elle brilla sur les cadavres d’innombrables félins valeureux, dont les taches et les rayures s’effaçaient pour se fondre en étoiles, tandis que leurs blessures disparaissaient comme l’eau avalée par une terre desséchée.
Alors, sous les yeux ébahis des survivants, les morts se relevèrent et leur arrachèrent leurs griffes si puissantes. Puis, leur œuvre accomplie, ils insufflèrent à chaque félin présent un message qui résonna dans leur esprit :
« Unissez-vous, ou mourrez de faim sans vos griffes. Apprenez à parler Félin. Nous ne vous les rendrons que lorsque la rancœur qui alimente cette rivière de sang se sera tarie. »
Sans autre choix, et terrifiés par les esprits étoilés, les survivants des quatre clans œuvrèrent toute la nuit pour créer un langage commun. Enfin, ils purent exprimer leurs griefs, leur colère et leur douleur.
Aux premières lueurs de l’aube, tandis que la pleine lune pâlissait dans le ciel rougeoyant, ils se jurèrent de ne plus jamais laisser la peur et la suspicion faire couler autant de sang en vain. Ensemble, ils pleurèrent leurs camarades tombés, leur demandant pardon. De leurs yeux jaillirent alors une étrange eau pure, qui lava la mort de la rivière. Les esprits lumineux, touchés par tant de contrition, leur rendirent leurs griffes.
« Allez ! » leur dirent-ils dans ce nouveau langage. « Et sur les rives de ce fleuve, prospérez. Mais lorsque la lune aura accompli un tour de son cycle, nous vous reprendrons vos griffes et vous attendrons au pied du Grand Roc.
Refusez de venir, et nous les emporterons pour toujours.
Faites couler le sang sur la pierre, et nous les emporterons pour toujours.
Venez et parlez en ce lieu, et nous vous les rendrons… jusqu’au prochain disque lunaire. »
Alors, un rayon d’aube perça la canopée, et les fantômes des Tombés s’élevèrent dans le ciel. Ils montèrent, encore et encore, jusqu’à n’être plus que des points lumineux piquetant le pelage mauve d’une nuit déjà sur le déclin. Ainsi naquirent les étoiles, la dernière lumière manquante à leur monde.
À la pleine lune suivante, les clans se retrouvèrent au pied du Grand Roc et eurent l’idée d’établir un code afin de protéger leurs peuples d’inutiles querelles. En ce temps-là, ce code était excessivement rudimentaire, composé de seulement quatre lois, chacune proposée par l’un des clan.
La première fut énoncée par Ombre de la Nuit Sans Lune, le fier meneur du Clan du Léopard :
« Chaque tribu possède le territoire ancestral sur lequel elle est née. Ce territoire, ainsi que les proies qu’il abrite, lui appartiennent exclusivement. Nul ne doit franchir la frontière d’un autre clan, sous aucun prétexte.
Seule exception : le Clan du Guépard, qui signalera sa présence et ne restera jamais plus d’un tiers de lune sur un territoire occupé.
Les clans ont le droit de défendre leurs terres comme bon leur semble, tant qu’ils ne quittent pas leurs propres frontières. »
La deuxième loi fut imaginée par Espérance, la matriarche du Clan du Tigre :
« Chaque clan est unique. Ses traditions doivent être respectées.
Aucun d’eux ne peut se prétendre supérieur aux autres.
Si un félin ou un groupe de félins est invité au sein d’un clan qui n’est pas le sien, il doit se plier aux règles de celui-ci. »
La troisième loi fut l’œuvre de l’ingénieux Crinière Solaire, le Grand Chef du Clan du Lion :
« La vie de chaque félin a de la valeur et doit être respectée, quelle que soit son origine.
L’ôter ne doit être qu’un dernier recours. »
Enfin, la quatrième fut proposée par Millemurmures, l’un des prophètes du Clan du Guépard :
« Chaque pleine lune, les quatre clans se réuniront au pied du Grand Roc pour récupérer leurs griffes. Ils parleront la Langue des Chats afin de régler leurs différends, et jamais le sang ne devra être versé sur un lieu sacré.
Les étoiles seront respectées et vénérées par tous les clans, et leur parole fera loi. Car qu’un guerrier naisse Tigre, Lion, Guépard ou Léopard, à sa mort, il rejoindra le grand Pelage Bleu de la nuit, où il brillera parmi ses frères et sœurs de lumière, trouvant ainsi paix et fraternité.”
Comme vous le voyez, ces Quatre Lois ne sont que l’embryon de notre Code du Guerrier tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il fallut bien des saisons pour le perfectionner, et bien d’autres encore pour que de nouvelles règles, plus empreintes d’empathie, soient adoptées.
Désormais, un clan ne laissera jamais mourir un chaton, même s’il n’est pas l’un des leurs. Les apprentis ne débutent leur entraînement que lorsque leur corps est assez fort pour le supporter. Et lorsque la survie de tous est en jeu, les clans savent s’unir. Mais je ne vais pas vous assommer avec cela. Vous l’apprendrez en temps voulu.
Ce qui nous intéresse ici, c’est ce que les Grands Félins comprirent des assemblées. Privés de leurs griffes, ils réalisèrent bien vite que la Langue des Chats pouvait être une arme tout aussi tranchante. Mentir, tromper, manipuler, soutirer des informations aux guerriers les plus bavards… Il devint évident que les mots, mal employés, pouvaient causer autant de désastres qu’ils pouvaient en résoudre. Et puis, si nous, aujourd’hui encore, sommes parfois coupables de fierté mal placée et d’intolérance envers ceux qui ne vivent pas comme nous, imaginez à leur époque ! Leurs corps étaient si différents qu’ils peinaient à se considérer comme appartenant à la même espèce.
Beaucoup refusèrent d’accepter ce fragile équilibre et profitèrent de la trêve pour semer la discorde, préparant en silence des conflits qu’ils régleraient une fois leurs griffes retrouvées. Les chefs, plus sages et expérimentés, comprirent bien vite qu’il était essentiel d’éduquer ces jeunes félins si avides de prouver leur valeur et leur supériorité aux nouveaux arts de la politique.
Alors, à votre avis, quels conseils donnèrent-ils à leurs guerriers pour les protéger, tout en les encourageant à tisser des liens positifs avec les autres tribus ?
— Ah ça ! Je peux y répondre ! miaula fièrement Anthère d’Ivraie. À force de les entendre mille fois, je les connais par cœur !
— Nous allons peut-être laisser nos nouveaux apprentis réfléchir à la question, intervint Patte Raide avec patience.
— Ne pas insulter les autres ? tenta Nuage de Foudre.
— Bien entendu. C’est la règle la plus élémentaire, et pourtant, l’une des plus importantes. La violence est interdite lors des assemblées, mais les disputes le sont tout autant. Il est déjà arrivé que le Clan des Étoiles voile la lune pour exprimer son mécontentement. Mais ce n’est pas par crainte de nos ancêtres que nous devons éviter ce genre de comportement. À votre avis, pourquoi est-ce si important ?
— Quand on insulte quelqu’un, l’autre se défend, et si ses copains sont à côté, ils peuvent s’en mêler… et ça finit en pugilat général ! s’exclama avec enthousiasme Nuage Tigré. Et du coup, j’imagine qu’on est venus à l’assemblée pour rien.
— C’est tout à fait ça ! L’Assemblée est un moment où les clans partagent leurs nouvelles et règlent leurs problèmes communs. Si nous nous disputons, nous n’avançons pas. Pire encore, nous risquons de nous créer des ennemis. Sachez que les alliances entre les clans sont fragiles et changeantes. Elles paraissent solides en temps de paix, mais il suffit d’un mot de travers pour réveiller des lunes de tensions et de rancunes. En général, même face à “une crotte de blaireau”, comme l’a si bien formulé Nuage de Renarde, on se garde de répondre aux provocations.
Du temps des grands félins, les insultes étaient une arme : elles servaient à enrager un ennemi dans plusieurs buts. D’une part, elles pouvaient le discréditer aux yeux de son propre clan, d’autre part, elles l’incitaient à prendre des risques inconsidérés, le menant droit dans un piège. La moindre faute commise par un guerrier pouvait alors être utilisée contre le clan tout entier, pour justifier des représailles, dissimulant un objectif moins honorable, comme… voler une partie du territoire.
— Non, sérieux ?! Ça arrive vraiment, ce genre de chose ? s’insurgea Nuage Tigré. Peut être parce qu’elle avait toujours été très honnête lorsqu’elle méprisait quelqu’un, elle trouvait particulièrement injuste de cacher ses véritables intentions.
— Malheureusement, oui. Vous devez comprendre qu’un clan ne peut pas partir en guerre quand bon lui semble. Il lui faut une raison, une excuse. Il doit convaincre l’ensemble de ses guerriers de prendre un tel risque, tout en tenant compte des alliances du clan qu’il vise. Ainsi, s’il convoite un territoire, il est bien plus simple de prétexter un règlement de compte personnel qu’un désir d’expansion. Un clan qui fait la guerre par pure ambition est mal vu et s’expose à des représailles, c’est pourquoi certains chefs usent de telles ruses pour justifier leurs actes.
— Patte Raide, c’est pour ça qu’Étoile du Jour n’arrête pas de nous dire qu’il ne faut surtout pas faire honte à son clan ? demanda avec un sérieux inattendu Nuage de Renarde. Nuage de Foudre en fut surpris : jusque-là, elle avait abordé la leçon avec une certaine indifférence.
— Oui. L’action d’un seul, c’est l’action de tous. Il n’y a qu’un tyran pour abandonner l’un de ses guerriers à la punition d’un autre clan. Ton père protégera toujours chaque membre du Tonnerre, même si cela signifie entrer en guerre pour l’honneur d’un seul fauteur de troubles. C’est la responsabilité de l’Étoile de prendre le blâme. Et c’est notre responsabilité de ne jamais mettre le clan dans cette situation.
La jeune rousse médita longuement ces paroles, puis déclara avec conviction :
— Alors, je comprends pourquoi il faut toujours faire preuve de cohésion lors d’une assemblée. Quand j’y vais… Je ne suis plus Nuage de Renarde. Je suis le Clan du Tonnerre.
Le regard de Patte Raide brilla de fierté. Elle hocha la tête en signe d’approbation avant d’expliquer aux deux plus jeunes le raisonnement de la novice.
— Avant chaque assemblée, Étoile du Jour nous rappellera la conduite à tenir et l’image qu’il veut donner. Peu importe nos désaccords internes, nous devons laisser de côté nos opinions pour afficher un front uni.
— Ouais, parce que si on refait la scène de ce matin en assemblée, on passera pour la plus grosse bande de cervelles de noix du lac… cracha Nuage Tigré en lançant un regard noir à Nuage de Renarde, Anthère d’Ivraie et Éclat Nivéen, contre qui elle gardait rancune.
Nuage de Foudre baissa les oreilles. Il aurait préféré qu’elle ne mentionne pas l’abandon de poste de sa mère, car il sentit immédiatement les tensions s’élever et les poils se hérisser.
— Et c’est typiquement le genre de commentaire dont tu devras te passer lorsque quelqu’un dira quelque chose qui ne te plaît pas en assemblée, grogna Éclat Nivéen, la queue agitée.
— Ouais ! Et on a le droit d’avoir l’opinion qu’on veut ! renchérit Anthère d’Ivraie, au grand dam de l’ancien, qui voyait le sérieux de son argument teinté de stupidité.
— Ne commencez pas, vous trois, gronda Patte Raide. En parlant d’opinion, pensez-vous qu’il est sage de la partager durant une assemblée ?
— Oui ! s’exclama Nuage de Foudre, trop heureux de changer de sujet.
— Non, répondit d’un ton acerbe Nuage Tigré.
Les deux apprentis se regardèrent, avant de ronronner de concert. Patte Raide remua les moustaches, amusée, puis leur demanda d’expliquer leur raisonnement.
— S’il y a un problème à régler, plus on est à se pencher sur la question, plus facilement on trouvera des solutions ! commença Nuage de Foudre. Être ouvert peut aussi nous aider à nous faire des amis dans les autres clans, et donc à préserver la paix ou à gagner des alliés !
— Mais si on partage trop notre opinion, on risque aussi d’affaiblir le clan en dévoilant, sans faire gaffe, nos faiblesses à d’éventuels ennemis. Soit en parlant trop, soit en montrant qu’on est désunis et désorganisés.
— Vous avez tous les deux une analyse pertinente de la situation, et c’est là que l’art de la politique devient complexe, répondit Patte Raide. Il est essentiel, lors des assemblées, de se mêler aux autres clans et de tisser des liens, mais il faut aussi veiller à ne pas mettre la tribu en danger, ni altérer le bon déroulement de l’assemblée. Pour cela, nous avons une règle simple : évitez de parler de la vie du clan. Restez en surface, ne laissez jamais entrevoir nos problèmes internes, et ne partagez vos idées que lorsqu’elles vous sont demandées. Le mieux, pour votre première assemblée, est de rester près de vos mentors. Ils vous apprendront à vous adresser aux autres, à choisir vos mots… et à savoir quand vous taire.
— Étoile de Laurier, à son époque, nous encourageait à échanger des histoires, vous savez, des légendes et autres récits du genre ! ajouta Poil de Hérisson.
Nuage Tigré poussa son camarade de l’épaule, agitant malicieusement ses moustaches.
— Eh, tu pourras leur raconter Sueur de Copeau de Bois ! murmura-t-elle dans un ronron amusé. Les autres apprentis vont adorer !
— Je ne peux que vous encourager à découvrir la culture des autres clans, reprit Patte Raide. Il y a toujours quelque chose à apprendre, et comprendre comment vivent les autres est le meilleur moyen de se faire des amis. Mais surtout, rappelez-vous bien ceci : aucun clan ne vaut plus qu’un autre. Adressez-vous aux autres avec le même respect qu’à vos camarades.
— Ne leur dis pas ça, Patte Raide, intervint Éclat Nivéen avec une grimace. Si Nuage de Renarde, Nuage Tigré et Anthère d’Ivraie parlent aux autres clans avec le même respect qu’à leurs camarades, on court droit à l’incident diplomatique.
Nuage de Foudre ne put réprimer une pointe de fierté. Il n’avait pas été cité par l’acariâtre champignon !
— De toute façon, le meilleur conseil pour une assemblée, c’est d’éviter les chats que tu veux égorger, conclut Nuage de Renarde en se redressant. C’est bon ? On a fini ?
— Pas tout à fait, Nuage de Renarde. Rassieds-toi. Il nous reste encore une chose à aborder… Une chose importante.
Patte Raide marqua une pause, balayant du regard les jeunes félins avant de reprendre d’un ton plus grave :
— Que se passe-t-il lorsque les clans déclarent l’Oubli ?
— QUOI ?! Tu l’as donné à quelqu’un d’autre ?!
La voix tonnante de Pelage Sauvage résonna dans le camp, envoyant quelques oiseaux paniqués s’envoler dans un fracas de battements d’ailes. Le petit groupe de félins perché sur les Rocher des Anciens sursauta avant de tourner la tête vers la pile de proies. Le lieutenant, qui rentrait d’une patrouille, paraissait complètement déconfit, face à un Museau de Nielle indifférent.
— C’est ce que je viens de te dire, oui.
— Mais pourquoi ?!
— Parce que tu as déjà mangé une grosse proie aujourd’hui.
— Mais c’est pas une grosse proie, un hérisson, voyons !
— Rien à fiche. J’applique les règles. Prends ton mulot et va voir ailleurs si ton hérisson y est.
— Mais—
— Arrête avec tes “mais”.
Pelage Sauvage, outré, gonfla son poil et bomba le torse.
— Je suis lieutenant tout de même ! N’ai-je pas droit à une petite reconnaissance ?
— Non.
— À quoi ça sert alors si je n’ai même pas de privilèges ? se plaignit-il.
— Eh, Pelage Sauvage ! le héla Anthère d’Ivraie. Tu abuses déjà de ton autorité ?
— J’essaie, corrigea le lieutenant en venant s’installer auprès de son meilleur ami.
Nuage de Foudre et Nuage Tigré échangèrent un regard complice. S’il savait que c’est eux qui avaient eu droit au hérisson…
— Du hérisson, tu te rends compte ?! Personne n’en chasse jamais et le jour où il y en a un, on me donne du mulot ! Je suis profondément meurtri.
— Ça va ? On vous dérange pas ? grommela Éclat Nivéen. Y en a qui aimeraient se coucher un jour, alors si vous pouviez garder vos petites discussions pour plus tard, on serait ravi.
— D’ailleurs, Patte Raide, est-ce que je suis vraiment obligée de rester ? demanda Nuage de Renarde. Je connais la suite et je me tiendrai à carreaux. J’aimerais m’entraîner un peu avant d’aller dormir.
— D’accord, concéda la doyenne, vas-y. Et non, pas toi, Anthère d’Ivraie. Reposes tes fesses là où elles étaient.
— Mais j’ai même pas le droit d’aller en assemblée ! s’offusqua le guerrier doré qui s’apprêtait à partir lui aussi. Pelage Sauvage, tu veux pas parler à Étoile du Jour pour lever cette punition ridicule ?
— On m’écoute déjà pas pour avoir la proie que je veux, alors pour libérer le danger public que tu es des travaux d’intérêts généraux ? Tu rêves !
— Par pitié, Patte Raide, reprends, qu’on en finisse…
Éclat Nivéen, qui n’en pouvait plus, enterra sa tête sous ses pattes dans l’espoir d’échapper aux bavardages. Nuage de Foudre, lui aussi, commençait à trouver le temps long. Il se dandina, cherchant une position plus confortable.
— Oui, Patte Raide, une histoire ! Une histoire ! s’amusa Pelage Sauvage en attaquant son mulot.
— Oh, malheureusement, ce n’est plus vraiment une histoire… Nous allions parler de l’Oubli.
— Raconte-le comme une histoire ! s’entêta le lieutenant. L’ancienne soupira, mais un éclat malicieux brilla dans son regard.
— Bien. Le Code de l’Oubli a été instauré à l’époque des clans modernes…
Patte Raide marqua une pause pour se laisser le temps de la réflexion.
— Je pourrais vous conter l’histoire de la Grande Bataille comme si elle avait eu lieu du temps des Terres de Feu… mais je préfère la préserver telle qu’elle m’a été transmise. Vous la connaissez, bien sûr…
Autour d’elle, le silence s’épaissit. Même Éclat Nivéen cessa ses grognements pour écouter. Cette histoire était de loin la préférée du Clan du Tonnerre tout entier.
— Sous le règne d’Etoile de Feu, alors que les Clan s’établissaient à peine autour du Lac, une prophétie prédit l’apparition de trois félins détenant le Pouvoir des Étoiles entre leurs pattes, descendant du grand chef du Clan du Tonnerre. Naquit alors au sein du Clan une portée dont le nombre coïncidait avec celui de la prophétie : chatons de Feuille de Lune, fille d’Étoile de Feu, et d’Étoile de Corneille, encore jeune guerrier en ce temps-là. Ne pouvant les élever en raison de son rôle de guérisseuse, Feuille de Lune les confia à sa sœur, Étoile d’Écureuil et son compagnon, Étoile de Ronce, alors encore guerrière et lieutenant respectivement. L’ainé de la portée, Flamboiement de Lion, fut béni d’une peau impénétrable, qu’aucune griffe ne pouvait transpercer. Ayant grandi sous les plus strictes préceptes de la guerre, et comme son père adoptif avant lui, il fut approché par les félins de la Place sans Étoiles, qui tentèrent de le corrompre. Cependant, grâce à un code de l’honneur fort, il ne tomba pas dans leurs pièges et prouva être l’un des guerriers les plus dignes de valeur que le Lac n’ait jamais connu. Ce n’est pourtant pas par lui que tout à commencé, suggèrent les légendes…
— Quoi que cela veuille vraiment dire… marmonna Eclat Nivéen en repoussant Poil de Hérisson qui s’endormait sur lui.
Patte Raide ignora l’interruption et continua :
— C’est à Plume de Geai, le benjamin de la portée, que revint l’honneur de découvrir et comprendre leur destinée. Aveugle de naissance, il devint guérisseur sous le mentorat de sa véritable mère et apprit tous les mystères du Clan des Étoiles. Si la nature ne lui permit jamais de voir notre monde, les astres lui accordèrent la vision des rêves : il marchait entre la veille et l’éveil, le monde des vivants et celui des morts.
Pendant longtemps, on crut que leur sœur, Feuille de Houx, était la dernière élue. Or, les lunes passèrent, et la guerrière ne développa pas ses pouvoirs. C’est seulement lorsque naquit Aile de Colombe que « les Trois » furent réunis. Fille d’Aile Blanche, elle-même fille de Flocon de Neige, neveu d’Etoile de Feu, elle pouvait entendre ce que nul autre ne pouvait entendre, et voir au-delà de ce que l’œil mortel était capable de sonder. Mais nous ne devons pas oublier sa sœur, la Future Étoile de Lys, qui, malgré le fait qu’elle n’était pas incluse dans la prophétie, allait jouer un rôle crucial en devenant l’apprentie de la Forêt Sombre : elle fut la seule à pouvoir alerter les Trois de l’ampleur du danger qui menaçait leur monde. Car leur destin n’était pas seulement de protéger les Clans, mais d’empêcher l’événement le plus cataclysmique qu’ils aient jamais affronté : le soulèvement de la Place Sans Étoiles, le jour où les Morts tueraient les Vivants, la Grande Bataille entre les Étoiles et les Ténèbres.
Guidés par les sages enseignements du Clan des Étoiles, les trois élus développèrent leurs dons et sauvèrent les Clans plus d’une fois… Mais toujours, au loin, les ombres de leur destinée s’étendaient. Étoile de Lys risqua sa vie pour sauver un maximum de guerriers, eux aussi manipulés par les âmes damnées de la Place Sans Étoiles, avant de révéler aux vivants leur funeste plan. Ces chats, autrefois des guerriers, nourrissaient une haine féroce contre ceux qui les avaient jadis bannis et jurèrent de se venger. Leur chef… L’esprit du Tigre Noir en personne… Étoile du Tigre, l’Usurpateur, avait découvert un moyen pour que les morts reviennent parmi les vivants et leur infligent toutes les souffrances que leurs esprits corrompus désiraient. Lorsque l’attaque fut lancée, elle frappa tous les Clans en même temps. Les avertissements d’Étoile de Lys et la préparation sommaire des clans face à l’armée de ombres furent bien futiles, car les félins de la Forêts Sombres se révélèrent inarrêtables.
Ils avaient enrôlé en secret de nombreux chats des Clans, des âmes brisées, vulnérables, manipulées, consumées par leurs propres tourments. Ceux-là se retournèrent contre leurs camarades. Pire encore… Les griffes des morts déchiraient la chair comme leurs propriétaires avaient déchiré les loyautés, tandis que celles des vivants glissaient sur eux comme s’ils n’étaient que de la brume, de vains mirages inventés par leur esprit.
Seul Flamboiement de Lion parvenait à faire couler leur sang, mais même avec son pouvoir, il peinait sous le nombre toujours croissant des âmes damnées. Son frère, en désespoir de cause, partit chercher les guerriers du Clan des Étoiles. Il fut guidé par les sens affinés d’Aile de Colombe, dans une terrible partie de cache-cache où perdre signifiait la mort.
Quand enfin, Plume de Geai atteignit la Source de Lune, il confia à Aile de Colombe sa sécurité avant de basculer dans la Toison Argentée. Il plaida alors la cause des vivants avec une ferveur telle que les guerriers des Étoiles brisèrent leur serment d’équilibre et décidèrent d’intervenir. Dans une pluie d’étoiles filantes, des légions entières de leurs meilleurs guerriers descendirent du ciel pour prendre part à la bataille.
Ce fut un combat comme il n’en avait jamais existé et n’en existerait plus jamais, puisse les Étoiles m’entendre. L’on vit des générations de félins se battre aux côtés de leurs descendances, des vieux ennemis s’affronter pour la dernière fois, et même quelques chatons et apprentis, dont la force s’était décuplée à la mesure de leur courage, lutter d’égal à égal contre leurs assassins. Nuage Agile combattit aux côtés de Cœur Blanc, Étoile Bleue et Pelage de Silex protégèrent Étoile de Jais et Étoile de Brume, Rivière d’Argent sauva Plume Grise d’un assaut fatal tandis que Tempête de Sable et Petite Feuille se dressaient contre des adversaires innombrables et que Duvet de Menthe et Duvet de Souci unissaient leurs forces à celles de leur sœur, Croc Jaune, pour affronter encore une fois ce fils qui avait causé tant de malheurs.
Même si l’arrivée du Clan des Étoiles inversa complètement le cours de la bataille, les félons de la Place Sans Étoiles refusèrent de capituler. Sachant leur défaite inévitable, ils ne cherchèrent plus la victoire—seulement à entraîner le plus grand nombre de leurs félins avec eux dans leur chute. Animés par leur haine, ils frappaient avec la force de dix guerriers, abattant sans distinction les vivants et les morts. Les clans subirent de lourdes pertes. Encore aujourd’hui, nous commémorons les noms de ceux tombés ce soir-là, gravés à jamais dans l’écorce de l’Arbre aux Guerriers… Feuille de Houx, Fleur de Bruyère, Poil de Châtaigne, Poil de Souris, Patte de Renard… et Petite Feuille.
Mais la plus grande menace, celle que n’arrivait à arrêter même le Clan des Étoiles, fut sans conteste Étoile du Tigre. Il était partout, insaisissable, insensible aux coups, et fauchant ceux qui osaient l’affronter. Flamboiement de Lion, croyant pouvoir mettre fin à son carnage, se jeta sur lui… et pour la première fois de son existence, sentit la douleur d’une blessure. Étourdi par l’incompréhension, il n’eut que le temps d’apercevoir la silhouette massive du tyran s’abattre sur lui avant d’être repoussé au sol, à la merci de la bête. Il serait mort si une voix n’eut pas retenue le coup fatal. “Etoile du Tigre, c’est moi que tu veux, finissons en.” Étoile de Feu s’avançait.
Tout avait commencé avec eux. Un combat jamais achevé. Une haine jamais éteinte. Étoile du Tigre tourna enfin son regard brûlant vers lui, et un rictus tordu fendit son visage. Ses griffes avaient été plus puissantes que le Pouvoir des Étoiles. Que pouvait y faire un ancien chat domestique vieillissant ? Il le tuerait, et les clans avec lui.
Et pourtant, Etoile de Feu se tenait là.
Non pas pour fuir.
Non pas pour supplier.
Mais pour affronter le plus grand mal que les clans aient jamais connu.
Dans l’ombre des combats, sa famille, ses amis et même ses anciens rivaux retinrent leur souffle. Étoile de Feu était à sa dernière vie, et son ennemi possédait plus de force que nul être, vivant ou mort, présent sur nos terres en cette nuit sanglante. Tous savaient que ce serait là son ultime bataille. Ils regardèrent, impuissants, la dernière flamme du Clan du Tonnerre se consumer de tout l’espoir qu’il possédait, brillant plus fort que la lune invisible dans la tempête qui avait éclaté, face aux dévorantes ténèbres d’Étoile du Tigre.
Les premiers coups furent titanesques. Étoile du Tigre frappa avec une force surnaturelle, projetant son adversaire à plusieurs longueurs de queue. Mais Étoile de Feu se releva, encore et encore. Chaque fois, un peu plus lentement. Chaque fois, avec un peu plus de blessures. Mais jamais il ne recula. Car ce combat était le sien. Il était né pour y mettre fin.
Puis, dans un ultime assaut, il parvint à retourner la force de son ennemi contre lui. Dans un dernier hurlement de rage, Étoile du Tigre vit ses propres ténèbres l’engloutir. Son âme fut arrachée de la terre, rejetée dans un néant d’où elle ne pourrait plus jamais revenir.
La bataille était gagnée. Étoile de Feu chancela. Son regard balaya une dernière fois les siens. A l’instant où il rendit son dernier souffle, et comme pour l’honorer, la foudre déchira le ciel. Elle embrasa un chêne avoisinant, dont les branches, comme des pattes tendues envelopèrent le corps du meneur d’une étreinte de flammes.
Ainsi périt Étoile de Feu.
Ainsi se termina la Grande Bataille.
Leur destinée à présent accomplie, les trois élus perdirent le pouvoir qui leur avait été confié et prirent des chemins différents. Flamboiement de Lion devint le premier héros du Clan du Tonnerre. Avec son frère, il fonda le Code d’Honneur, ce même code auquel nous prêtons encore serment aujourd’hui dont les principes visent à préserver nos âmes des ténèbres de la Place Sans Étoiles et des mêmes errances qui perdirent leur sœur. Aile de Colombe, quant à elle, se fit bien plus discrète. On raconte qu’elle tomba amoureuse et changea de clan. Étoile de Ronce, pour sa part, reprit le flambeau laissé par Étoile de Feu. Il eut bien du mal à trouver sa place en tant que chef, mais sa compagne le soutint tout au long de son règne.
Enfin, trois décisions majeures furent prises :
D’abord, chaque clan s’engagea à honorer la mémoire des Tombés, ces félins morts pendant la Grande Bataille. Ensuite, en temps de crise, les clans devraient unir leurs forces et préserver les Quatre, indépendamment des querelles de frontières.
Enfin, une question cruciale fut posée : qu’est-ce qui empêcherait la Forêt Sombre de se soulever à nouveau ? Certes, les félons des ténèbres avaient perdu leur chef et, peut-être, le secret du passage vers les Terres Vivantes, mais combien de temps s’écoulerait-il avant qu’un nouveau tyran, fort de cette histoire, ne s’empare de cette idée et ne la perfectionne, après sa mort ?
Plume de Geai leur expliqua alors le fonctionnement de la mort, tel qu’il l’avait entrevu dans ses songes. Le Clan des Étoiles et la Forêt Sombre ne sont que des entre-deux, avant le Grand Après. Les esprits peuvent être tués, comme l’ont prouvé les destins d’Étoile du Tigre et de Petite Feuille, mais, naturellement, les morts disparaissent peu à peu, à mesure qu’on les oublie. Ainsi, on ne meurt véritablement qu’avec la mort de la mémoire. C’est pour cette raison que notre histoire est si précieuse.
Nuage de Foudre leva les yeux vers le ciel assombri, où les premières étoiles commençaient à scintiller. Celles qui brillaient d’un éclat presque imperceptible étaient-elles sur le point de s’éteindre à jamais ? Il y en avait tant… Quels étaient leurs noms ? Quels rêves avaient-ils fait ? S’étaient-ils déjà assis là, sur ce même rocher ? Avaient-ils eu peur, au moment de mourir ?
— Mais… Si un chat n’a jamais été un grand héros, s’il a juste vécu, tout simplement… Alors, on l’oubliera vite, n’est-ce pas ? Et… il mourra vraiment, pour de vrai… ?
— C’est en effet ce que nous enseignent les étoiles, mon brave petit. Mais la mort n’est pas une vilaine chose. Nous avons tous notre temps. Un jour, il est normal de rendre ce qui nous a été donné. Nous disparaissons, pour que d’autres puissent vivre.
— Qu’est-ce qui se passe dans le Grand Après… ?
— Personne ne le sait. Certains pensent que nous renaissons, dans un corps nouveau. Pour d’autres, nous devenons des arbres, veillant sur les générations futures.
— Il pourrait ne rien y avoir non plus, pas vrai… ?
À la question du jeune apprenti, Patte Raide hocha sombrement la tête.
— Je ne laisserai jamais les clans oublier vos noms ! s’exclama soudainement Nuage de Foudre en se précipitant contre l’ancienne. L’idée de voir la vieille chatte se perdre parmi ces étoiles éteintes lui déchirait le cœur. Son regard dériva vers sa mère, somnolant devant la pouponnière, l’oiseau toujours intact à ses côtés. Bien que vivante, il ne put s’empêcher de penser qu’elle ressemblait à l’une de ces étoiles sans éclats. Il craignait qu’elle ne soit en train de s’oublier elle-même.
— On n’est pas encore crevés, morveux !!! gronda Éclat Nivéen, réveillant en sursaut Poil de Hérisson et Anthère d’Ivraie.
— Mais le petit a raison, Éclat Nivéen ! On ne t’oubliera jamais ! Toutes les générations entendront parler du plus gentil de nos ancêtres ! Et de comment tu descends de la Toison Argentée pour nous faire des papouilles dans nos rêves ! le charia Pelage Sauvage.
Le vieux chat ne goûta pas à la plaisanterie, mais Patte Raide, elle, ronronna doucement, enlaçant Nuage de Foudre de sa queue.
— Bien sûr que non, tu ne nous oublieras jamais. Et nous serons toujours à tes côtés. Mais… l’oubli a ses avantages, comme le comprirent jadis les chefs de l’époque : Étoile de Jais, Étoile Solitaire, Étoile de Brume et Étoile de Ronce. Car en effet, plus vite un chat est oublié, plus vite il disparaît de la Place Sans Étoiles. Ainsi fut établi un nouveau code :
« Tout chat condamné à la Forêt Sombre devra être oublié, car, du point de vue des vivants, il n’aura jamais existé. »
Lorsque l’oubli est appliqué – généralement sur décision d’un chef –, il devient interdit de prononcer le nom du coupable. De cette façon, nous lui retirons tout pouvoir par-delà la mort. Il nous est défendu d’évoquer ses actes, ses liens, et même la douleur qu’il a causée, car tout cela contribue à raviver sa mémoire.
Parfois, il est nécessaire de mentionner le passage de certains chats dans l’histoire des clans. Il serait, par exemple, difficile de raconter la Grande Bataille sans évoquer Étoile du Tigre. Heureusement, nous pouvons le faire sans crainte, car son fantôme n’est plus.
Mais pour d’autres, nous parlons du Tigre Noir, l’esprit de la corruption, celui qui, jadis, dévora l’âme d’Étoile du Tigre. Le Tigre Noir est la source de tout mal. Il est le premier assassin de l’histoire des chats.
Au commencement des Grands Clans, il y avait cinq félins : Tigre Blanche, Tigre Noir, Lion, Léopard et Guépard. Ils furent non seulement les fondateurs de leurs clans respectifs, mais aussi de leur monde.
Lion avait une crinière de lumière, en des temps où seuls les ténèbres existaient. Un jour, il en arracha une partie et la lança dans le ciel, où elle devint le soleil.
Sa compagne, Lionne, possédait aussi une crinière, plus petite et moins lumineuse, qu’elle sacrifia entièrement pour nous donner la lune. Léopard arracha des fragments de son pelage doré et en tapissa le monde, qui devint la Terre. Guépard fit don de son souffle pur afin que tous puissent respirer, et que la brise puisse emporter les graines des plantes. Enfin, Tigre Blanche et Tigre Noir versèrent leur sang, qui se transforma en eau et en pluie.
Tigre Blanche et Tigre Noir étaient nés pour régner ensemble, mais la jalousie s’insinua dans le cœur du frère. Dévoré par l’envie, Tigre Noir tua sa sœur pour prendre le pouvoir. Il récupéra toutes les eaux du monde et les utilisa comme monnaie d’échange, exigeant la soumission de tous ceux qui avaient soif.
Les animaux qui refusaient de plier l’échine, accablés par une souffrance atroce, prièrent Tigre Blanche de les sauver. Son esprit, incapable de quitter cette terre, implora son frère de rétablir l’équilibre. Mais Tigre Noir refusa.
Alors, Tigre Blanche sacrifia son âme, pour devenir elle-même pluie, et s’écoula autour de ce frère qui ne voulait entendre raison. Elle l’emprisonna en son sein, ne laissant visible de lui que les stries de fourrure noire que les gouttes de son âme trop étirées ne purent couvrir. Ce que symbolise cette histoire, c’est que Tigre Noir vit emprisonné en chacun de nous. Parfois, un esprit faible se laisse corrompre par son influence et commet, à son tour, un mal inimaginable. Ces chats ne sont rien de plus qu’une coquille vide, un simple réceptacle du Tigre Noir. Plus vite nous les oublions, plus vite ils seront libérés de ce mal dévorant.
— Pfeuh, faut-il encore que toutes ces histoires aient le moindre fond de vérité ! railla Anthère d’Ivraie. Personne n’a vécu la Grande Bataille. Des chats morts qui reviennent dans le monde des vivants ? C’est aussi peu crédible qu’un “lion” — ce qu’on sait même pas ce que c’est, d’ailleurs — qui aurait le soleil autour de la tête ! Ne vous laissez pas berner, les jeunes. Ce ne sont que des contes inventés pour manipuler les clans et les soumettre, exactement comme le Clan des Étoiles !
— Tu ne crois pas au Clan des Étoiles ?! s’exclama Nuage de Foudre, choqué.
— Bien sûr que non ! Et ta mère non plus, d’ailleurs !
Le sang du jeune apprenti se glaça. Comment sa mère ne pouvait-elle pas croire au Clan des Étoiles ?! Anthère d’Ivraie devait mentir !
— Bien sûr que le Clan des Étoiles existe ! s’indigna Poil de Hérisson. Ma sœur, vous savez, Orage de l’Aube, je vous ai déjà parlé d’elle, n’est-ce pas ?
— AU MOINS CENT FOIS ! lui hurla Éclat Nivéen.
— Oui, oui… eh bien. Il s’ébroua. Donc, ma sœur, elle parlait aux chats du Clan des Étoiles ! Elle les a rencontrés ! Et ils lui ont raconté le passé !
— Ouais, moi aussi, je peux faire dire ce que je veux aux chats de mes rêves ! lança malicieusement Nuage Tigré en échangeant un regard complice avec Anthère d’Ivraie.
Poil de Hérisson, abasourdi, les fixa, cherchant quoi répondre.
— Par le Clan des Étoiles, faut vraiment tout faire soi-même ! grogna Éclat Nivéen en se levant. Anthère d’Ivraie, les chefs et les guérisseurs font de leur mieux pour que des cervelles d’oiseaux comme toi puissent vivre, respirer et déblatérer des âneries. Certes, certains ne valent pas mieux qu’une carcasse de corbeau, mais la plupart réussissent plutôt bien leur job de te faire survivre. Et puis, soyons clairs : quand on naît dans un clan, on peut remettre en question la dévotion au Clan des Étoiles, leur importance, tout ça… Mais leur existence ?!
Le doyen des clans poussa un long soupir.
— Nos chefs ont neuf vies. Quand on les crève, ils reviennent ! Et étrangement, y a qu’eux qui en sont capables. Comme si, peut-être — mais ce n’est qu’une théorie, hein — il y avait quelque chose de surnaturel qui leur donnait plusieurs vies.
— Je ne nie pas que quelque chose de surnaturel existe ! répliqua le guerrier doré. Je dis juste qu’on n’a aucune preuve que ce soit le Clan des Étoiles ! Ça pourrait même être quelque chose de maléfique ! Ils ont bien donné neuf vies à Étoile du Tigre !
— Qu’il aurait toutes perdues d’un coup sous les griffes de Fléau, alors ça ne paraît que peu probable, commenta Patte Raide.
— Ils ont bien donné neuf vies à Étoile de Pluie ! enchaîna sans ciller Anthère d’Ivraie.
— MAIS IL VA FERMER SA GUEULE, UN JOUR ?! explosa le doyen.
— Éclat Nivéen, calmes-toi, tu vas nous faire un arrêt cardiaque ! Et puis, tu parles comme un chat du Clan de l’Ombre ! geignit Poil de Hérisson en lui caressant doucement le dos.
— Pelage Sauvage, tu pourrais pas dire à ton meilleur pote de garder sa langue au fond de son gosier et de s’étouffer avec ?! cracha l’aveugle, furieux.
Pelage Sauvage, jusque-là silencieux, se redressa avec sérieux.
— Il a raison, Anthère. J’ai beau être ton ami, je ne peux pas te laisser enfreindre l’Oubli, surtout devant trois de nos jeunes. J’en parlerai à Étoile du Jour, mais attends-toi à minimum une lune de corvée d’apprentis.
— Ah non, hors de question qu’il vienne changer nos nids et s’occuper de nos tiques ! s’indigna Éclat Nivéen. Plutôt crever que de devoir le surveiller comme un chaton. Envoie-le au Clan du Vent, se rendre utile. Je suis certain qu’Étoile Écarlate sera ravie de s’occuper de sa transgression.
— Éclat Nivéen, merci de tes suggestions, mais n’abuse pas non plus du respect que nous te devons, répondit calmement Pelage Sauvage.
— T’es tellement un traître, maintenant !!! rugit Anthère d’Ivraie. Et dire que je t’ai appelé mon frère !!! Le pouvoir te monte à la tête, mon pauvre !!! T’avais promis de pas devenir comme eux !
Avant que Pelage Sauvage ne puisse s’expliquer, Anthère d’Ivraie prit la fuite, criant à qui voulait bien l’entendre la corruption du système clanique et jurant qu’il ne reviendrait jamais. Dans sa précipitation, il bouscula sans hésitation Nuée Ardente, qui venait à peine de débloquer son dos. Museau de Nielle et Petit Ruisselet accoururent auprès de la guérisseuse tandis que le mâle disparaissait à travers le tunnel de ronces, soulevant une nuée d’oiseaux effrayés sur son passage.
— Wow. Il est pas du tout dramatique, lui… commenta Nuage Tigré, les yeux ronds.
Pelage Sauvage poussa un profond soupir.
— Et ça, les jeunes, c’est la raison pour laquelle il est banni des assemblées. Ne soyez pas comme lui.
Patte Raide secoua lentement la tête, l’air désespéré.
— Je pense que nous allons en rester là pour ce soir. N’oubliez pas : demain, restez près de votre mentor, ne parlez pas de ce qui se passe au sein du clan, soyez courtois et, bien sûr, respectez la parole de notre chef. Tout se passera bien. L’assemblée se déroule toujours en trois étapes. D’abord, l’arrivée, où nous saluons les autres clans. Ensuite, les chefs prendront la parole et partageront les nouvelles. C’est à ce moment-là qu’Étoile du Jour vous présentera en tant que nouveaux apprentis. Enfin, si l’humeur est bonne et que le temps le permet, il y aura le Partage, où nous pourrons discuter avec les autres clans. Quant à l’Oubli… Il est rare qu’il soit demandé, mais si c’est le cas, faites de votre mieux pour ne plus mentionner le nom du condamné et l’effacer de votre mémoire.
— Mais… et si Anthère d’Ivraie avait raison ? demanda Nuage Tigré avec sincérité. Et si la Grande Bataille n’avait jamais existé ? Le code de l’Oublie serait-il toujours une bonne chose ?
— Oh, souricelle, voilà une question qui ne manque pas d’intérêt, surtout lorsqu’elle est posée par quelqu’un d’autre qu’Anthère d’Ivraie. répondit l’ancienne. Certains considèrent que nous effaçons notre propre histoire, et, de ce fait, nous privons les générations futures d’informations sur les ennemis auxquelles elles pourraient avoir à faire face… Dans les faits cependant, ce qu’il a dit est un sommet d’inconsidération.
Son regard se fit plus grave.
— Prononcer le nom d’un Oublié revient à dire qu’on souhaite qu’il vive, d’une certaine façon. Et même si, comme notre camarade, on ne croit pas en la Place Sans Étoiles, cela reste un douloureux rappel pour ceux qui ont souffert des griffes de l’oublié, que leur douleur vaut moins que l’opinion de celui qui s’entête à prononcer son nom. Ce code existe pour nous protéger, comme tous les autres. Peut-être qu’il protège seulement nos sentiments… mais c’est déjà essentiel.
— C’est bien de douter et de poser des questions, grogna Éclat Nivéen. Mais faites confiance aux générations passées. Il y a des choses qu’il vaut mieux oublier.
Nuage de Foudre perçut une nouvelle lueur de tristesse chez Patte Raide. Il se demanda d’où elle venait, mais l’Ancienne secoua la tête et se gratta l’oreille comme pour cacher son malaise.
— Vous devez être épuisés. miaula-t-elle, Nuage du Matin a préparé vos nids. Tu les y emmènes, mon grand ?
— Oh, euh… bien sûr ! bégaya maladroitement l’apprenti .Nuage de Foudre sursauta. Il avait complètement oublié la présence de leur aîné… Pourtant, avec sa carrure massive, il aurait dû le voir ! … Mais non.
Les trois Nuages s’éloignèrent des Roches des Anciens, empruntant le sentier de pierre qui serpentait au-dessus du camp pour rejoindre les tanières des apprentis et de la guérisseuse.
— C’est gentil d’avoir préparé nos nids, Nuage du Matin. Merci ! miaula Nuage de Foudre.
L’effet fut immédiat. Son aîné gonfla le poil, rayonnant de fierté.
— Oh, ce n’est rien, vraiment ! Je me suis dit que vous seriez trop fatigués pour le faire ce soir. Ils sont à l’entrée, comme c’est la tradition pour les plus jeunes, mais vous devriez être à l’abri des courants d’air. Il y a toute une hiérarchie, vous savez ?
Tandis que Nuage du Matin détaillait avec enthousiasme l’organisation des apprentis — les plus expérimentés au centre, les plus jeunes en périphérie, le respect dû aux aînés, l’importance de gagner sa place —, Nuage de Foudre se glissa aux côtés de Nuage Tigré et lui murmura à l’oreille :
— Tu as vu comme Patte Raide avait l’air triste tout à l’heure, quand Éclat Nivéen a dit qu’il valait parfois mieux ne pas se souvenir de certaines choses ? Tu crois qu’elle a connu un Oublié ?
— Je ne sais pas, mais franchement, ils avaient tous l’air tristes, répondit sa camarade. Éclat Nivéen… Je crois qu’il fait comme Frêne Valeureux : il cache sa peine derrière sa colère. Et Poil de Hérisson fixait ses pattes sans rien dire.
— Je me demande ce qu’il s’est passé…
— On en saura probablement jamais rien.
Ils arrivèrent devant la tanière des apprentis, une faille dans la falaise de granite, dissimulée derrière un voile de végétation. L’entrée, usée et polie par le passage des générations, avait perdu de son aspérité. Bien sûr, Nuage de Foudre connaissait déjà l’endroit, mais ce soir-là, il lui sembla le redécouvrir. Une étrange solennité l’envahit alors qu’il franchissait le seuil, réalisant pleinement qu’il allait y dormir en tant qu’apprenti.
La caverne s’enfonçait en pente douce dans la roche, s’élargissant en une vaste salle souterraine pouvant accueillir au moins une dizaine de chats. Contre la paroi du fond, une petite corniche attira aussitôt l’attention de Nuage de Foudre. Avec son élévation et la disposition des parois rocheuses, elle lui sembla comme un petit lieu secret, dans lequel il rêvait d’installer son repère.
Six nids de mousse et de plumes étaient disposés en cercle sur la pierre lisse. Au centre trônaient les plus volumineux, ceux de Nuage de Ronce et Nuage de Renarde. Si le premier s’y prélassait déjà, la seconde n’était pas encore rentrée de son entraînement tardif. Mais contre toute attente, un troisième nid central appartenait non pas à Nuage du Matin, mais à Nuage de Muscardin. Celui du matou lilas, ainsi que ceux des nouveaux apprentis, se trouvaient comme il l’avait annoncé en périphérie.
— Bah, pourquoi il est au centre, lui ? souffla Nuage Tigré. Ce n’est pas ta place ?
— Je lui ai laissé… ronronna Nuage du Matin, un peu gêné. Comme ça, il ne prendra pas froid, et ça rassurait Pelage Pâle… Et puis, il est avec son meilleur ami.
— T’aurais pas dû, il va plus se sentir péter.
Comme pour leur donner raison, Nuage de Muscardin redressa la tête, un sourire malicieux étirant ses moustaches.
— Ah, voilà les nouvelles recrues ! Nous étions justement en train de parler de vous ! Enfin, de ce qui s’est passé lors de votre baptême… J’avais de la peine pour vous.
Nuage de Foudre sentit les poils de son échine se hérisser. Il n’aimait pas le ton patelin du jeune matou.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? questionna-t-il froidement.
— Bah, Plume de Rouge-Gorge qui abandonne le Clan juste après ! répondit Nuage de Ronce.
— Elle n’a pas abandonné le Clan, elle le sert autrement. Les écureuils ont confondu votre cerveau avec des noix, ou quoi ? cracha Nuage Tigré.
— Oui, bien sûr ! concéda son frère. Ce que je disais à Nuage de Ronce, c’est qu’à ta place, Nuage de Foudre, je n’aurais vraiment pas aimé… J’aurais même eu du mal à lui pardonner d’avoir attiré toute l’attention sur elle !
— Ça ne te regarde pas, grogna l’intéressé, bien que sa colère se teintât du regret d’avoir eu des pensées similaires.
— Oh, allez ! Nous sommes entre apprentis maintenant ! On n’a pas besoin des parents, tant qu’on est là les uns pour les autres ! On se disait qu’on devrait refaire une cérémonie, pour que vous ayez votre moment !
Nuage de Foudre se détendit légèrement. Peut-être avait-il mal jugé la situation. Bien sûr, il savait que Nuage de Muscardin n’éprouvait rien d’autre que de la pitié, mais être accepté par le groupe, ne plus se sentir aussi isolé avec Plume de Rouge-Gorge… Il ne pouvait nier qu’il en avait envie.
— Ta cérémonie, tu sais où tu peux te la mettre ! gronda son amie.
— Et toi Nuage de Foudre, t’en penses quoi ? Ça va être drôle ! Ce n’est pas pour de vrai, de toute façon.
Le jeune chat à la queue brisée n’osa rien répondre, ce que Nuage de Muscardin interpréta avec justesse comme un oui.
— Je ferai le chef ! miaula Nuage de Ronce en bondissant sur la corniche du fond. Le plafond était si bas qu’il ne pouvait même pas s’asseoir. Que tous les chats en âge de dormir dans la tanière des apprentis s’approchent pour une Assemblée du Clan !
Poussé par Nuage de Muscardin et Nuage du Matin, Nuage de Foudre avança timidement vers le centre de la tanière. Quand le mâle taupe tenta d’en faire de même avec sa sœur, celle-ci lui cracha à la figure de s’éloigner. Nuage du Matin sautillait sur place, encourageant Nuage de Foudre.
— Je vais crier ton nom encore plus fort que ce midi !
— Silence ! Moi, Étoile de Ronce, second du nom, chef du Clan des Apprentis, j’en appelle à nos ancêtres pour qu’ils se penchent sur ce chaton. Il est en âge et digne de se joindre à notre tanière… Duvet de Foudre ?
— Oui… ?
— Tu t’appelleras désormais Nuage de Foudre, jusqu’au jour où tu quitteras le Clan des Apprentis. Promets-tu de respecter tes aînés et de faire tout ce qu’ils te diront ?
— Dis pas oui, Nuage de Foudre. Ils jouent au plus malin, marmonna Nuage Tigré.
— C’est pour jouer, on est d’accord ? demanda l’apprenti crème avec méfiance.
— Bien sûr ! Nuage de Ronce ? Notre chef ? Et puis quoi encore ! plaisanta Nuage de Muscardin pour le rassurer.
Nuage de Foudre n’était pas idiot. Il savait que tout cela n’était qu’une excuse pour le rabaisser. Mais faire semblant, ne serait-ce qu’une minute, d’appartenir à ce nouveau monde, sentir l’amitié du groupe… c’était suffisant pour qu’il accepte d’avaler sa fierté et de subir une petite brimade.
— Promets-tu de me donner ta meilleure proie et de respecter l’ordre des nids ? reprit le prétendu chef.
— Oui, oui, si vous voulez…
— Et de dire que je suis le plus fort et le plus beau de tous les apprentis dès que tu croiseras un guerrier ?
— Euh… peut-être pas, non, quand même.
Nuage de Ronce ronronna.
— Évidemment non ! Alors tu es digne d’appartenir au Clan des Apprentis !
Nuage du Matin ouvrit la bouche pour scander son nom, mais son frère le coupa d’un mouvement de queue.
— À condition que…
— Et voilà, ils te font marcher. Quelle bande de rejets de la nature, cracha Nuage Tigré, brisant net l’effet dramatique que Nuage de Ronce tentait d’instaurer avec sa pause théâtrale. Nuage de Foudre sentit une pointe de nervosité l’envahir.
— Condition que quoi ?
— Que tu rejettes l’autorité parentale et admettes que Plume de Rouge-Gorge ne sert vraiment à rien !
— Jamais je dirais ça ! Plume de Rouge-Gorge est une grande guerrière, que ça vous plaise ou non ! cria Nuage de Foudre, emporté par un coup de sang.
Soudain, il se sentit soulevé du sol par la peau du cou.
— Une grande guerrière ? Vraiment ? Et toi, tu tiens d’elle ? Ou de ton père, alors ? ronronna Nuage de Renarde en le maintenant en l’air.
Paniqué, l’apprenti à la queue brisée se débattit furieusement, mais fut incapable de se défaire de la prise. La grande rousse avait surgi de nulle part, sans doute à l’affût d’un signal.
— Je crois qu’il tient plutôt de son père ! chantonna Nuage de Muscardin d’un ton moqueur. Regardez-le, on dirait une souris !
Nuage Tigré tenta de se jeter sur la nouvelle arrivante pour lui faire lâcher son frère de cœur, mais avant qu’elle ne puisse l’atteindre, elle fut interceptée par Nuage de Ronce, qui l’attrapa à son tour.
— Où tu vas, toi ? ronronna-t-il en la balançant d’un côté et de l’autre, s’amusant de ses coups de pattes furieux.
— Lâche-moi, grosse buse ! hurla Nuage Tigré, furibonde.
— Oh, je pensais à un truc tout à l’heure, reprit d’un ton léger Nuage de Muscardin, se tenant à peine hors d’atteinte des griffes de Nuage de Foudre. Tu sais, quand on meurt, on va dans le Clan des Étoiles. Parce qu’on a de la famille qui vient nous chercher, pas vrai ? Mais les solitaires, les chats errants… tu t’es déjà demandé où ils vont, eux ?
Nuage de Foudre se tortilla davantage, refusant de répondre, brûlant d’humiliation.
— Nulle part. Ils vont nulle part, au cas où tu ne le savais pas. Ils disparaissent. Alors… avec un père qui ne viendra jamais pour toi, et une mère qui a brisé le Code du Guerrier… Une mère qui, d’ailleurs, n’a pas l’air très préoccupée par ce que tu deviens… je ne crois pas qu’il y aura grand monde pour venir te chercher au Clan des Étoiles.
Il s’approcha un peu plus, savourant chaque mot.
— Tu devrais vraiment te faire des amis, mon petit Duvet de Foudre… Sinon, tu finiras dans la Forêt Sombre. Ce serait triste, non ?
Le matou crème n’était plus qu’une boule de poils tremblante et feulante de détresse. Il donnait une furie de coups dans le vide, incapable d’articuler un seul mot cohérent. Nuage de Ronce et Nuage de Renarde échangèrent un regard incertain. Ce bref instant d’hésitation fut tout ce dont Nuage Tigré avait besoin. D’un mouvement vif, elle pivota et propulsa ses pattes arrière de toutes ses forces contre le poitrail de Nuage de Ronce. Le souffle coupé, il dû relâcher sa prise instantanément. Une fois ses quatre pattes au sol, elle poussa un cri de guerre et se jeta sur Nuage de Renarde, bien décidée à sortir Nuage de Foudre de là. Nuage de Ronce, encore sonné, tenta de l’intercepter avant que la bagarre n’éclate.
— C’était juste une blague ! jura-t-il, la voix éraillée.
Mais la petite chatte ne comptait rien entendre. Elle fit volte-face et taillada son visage d’un profond coup de griffe.
A la vue du sang, Nuage du Matin, jusque-là tétanisé par la tournure des événements, prit ses pattes à son cou et s’enfuit chercher de l’aide. Nuage de Renarde fut contrainte de lâcher Nuage de Foudre pour parer le coup de boule que lui asséna la petite teigne. L’apprenti crème n’eut même pas le temps de se remettre sur ses pattes que Nuage de Muscardin lui écrasa la tête au sol, le maîtrisant avec une facilité déconcertante.
— Je vais vous faire la peau et en garnir mon nid, bande de rats !!! vociféra Nuage Tigré avant d’arracher une touffe de poils du flanc de la grande apprentie. Nuage de Renarde en eut assez, et d’un puissant coup de patte, assomma sa cadette.
— Tu vas te calmer, oui ?
— Mais vous allez arrêter ?!
La voix puissante de Justice Rayonnante ricocha sur les parois de la tanière, bien trop exiguë pour contenir la pagaille qui s’y déroulait. Les nids de mousse étaient saccagés, des touffes de poils jonchaient le sol, et le silence tomba d’un coup, la dispute cessant instantanément. D’ordinaire si calme, la guerrière rousse se hérissait de colère.
Elle se fraya un chemin parmi les apprentis, ordonnant à Nuage de Renarde d’aider Nuage Tigré à se relever, avant de donner un coup de flanc à Nuage de Muscardin pour l’éloigner de Nuage de Foudre. Ce dernier, roulé en boule, avait le souffle erratique, les yeux exorbités. Il donnait encore de faibles coups de patte, comme s’il espérait blesser son agresseur malgré son état.
Justice Rayonnante s’allongea près de lui après l’avoir examiné, et, d’une voix apaisante, lui murmura :
— Respire doucement…
— C’était une… commença Nuage de Muscardin, mais il se tut aussitôt sous le regard glacial de la guerrière, qui tourna brusquement la tête vers lui.
— Je ne veux rien entendre.
Nuage de Foudre sortit lentement de la brume rouge qui l’avait suffoqué. Il crut reconnaître dans le pelage roux pâle de Justice Rayonnante celui de sa mère et, sans réfléchir, se blottit contre elle. Mais l’odeur n’était pas la bonne. Il n’y avait ni ce parfum de terre, ni cette poussière familière, ni la végétation sèche. Juste l’air frais et les arbres.
— Chhh… Tout va bien, Nuage de Foudre… murmura la vétérane en lui caressant le dos du bout de la queue.
Derrière elle, Poitrail Noir pénétra dans la tanière à son tour et balaya la scène d’un regard perçant. Il s’approcha de Nuage de Ronce, scrutant la vilaine entaille qui barrait sa joue.
— Lequel de vous a fait ça ? Ça va pas bien dans vos têtes ?
— Ça va, c’est rien ! C’est personne, je sais pas, c’est pas grave, miaula Nuage de Ronce, tâchant d’avoir l’air convaincant et détaché.
— C’est rien ?! Tu es aussi stupide que le cervelle de bipède qui t’a fait ça, ma parole ! À une longueur de griffe près, tu aurais fini borgne ! Dois-je demander à Nuage du Matin pour savoir ce qu’il s’est passé ?
— Pas la peine, Poitrail Noir. Je prends le blâme, marmonna précipitamment Nuage de Ronce en passant sa patte sur la blessure encore saignante. Je l’ai mérité.
Poitrail Noir agita la queue, furieux, avant de poser un regard dur sur le reste du groupe.
— Je vous préviens : si je surprends l’un d’entre vous à utiliser ses griffes contre un camarade, je les lui arracherais moi-même. Sous aucun prétexte, vous ne devez attaquer quelqu’un au visage, vous m’entendez ?
— On a compris, grommela Nuage de Renarde.
Justice Rayonnante se redressa aussitôt.
— Compris ?! Si vous aviez compris quoi que ce soit, vous ne vous seriez jamais battus ! Maintenant, expliquez-vous.
— C’était juste une blague, et Nuage de Foudre et Nuage Tigré l’ont mal pris ! se plaignit Nuage de Muscardin. C’est eux qui ont attaqué en premier !
Poitrail Noir eut un rictus méprisant, il regarda Nuage de Muscardin avec un dédain non dissimulé.
— Une blague ? Vous êtes sérieux ?
— On faisait le rituel de bienvenue ! expliqua Nuage de Renarde. C’est la tradition, c’était juste pour les bousculer un peu…
— Oh, vous les avez bousculés, ça c’est sûr, cracha Justice Rayonnante.
Son regard passa sur chacun des trois apprentis fautifs, perçant, sévère.
— Vous êtes bien une bande d’apprentis immatures et arrogants qui ne comprenent rien à rien ! Tous les trois, vous allez vous excuser immédiatement.
Nuage de Ronce, Nuage de Renarde et Nuage de Muscardin baissèrent la tête, honteux d’avoir été pris en faute. Ils marmonnèrent des excuses maladroites à Nuage de Foudre et Nuage Tigré.
— Et vous deux, excusez-vous aussi, reprit la guerrière en se tournant vers les plus jeunes. Vous avez écouté les anciens ce soir, non ? Ils ne vous ont pas dit quelle conduite vous deviez tenir lorsque l’on vous provoque ?
Nuage Tigré, qui aidait Nuage de Foudre à se remettre sur pattes malgré sa propre douleur et sa tête qui tournait, fusilla les trois autres du regard avant de lâcher le « désolé » le plus forcé de l’histoire. Justice Rayonnante sembla néanmoins s’en contenter.
Nuage de Muscardin, outré par le manque flagrant de sincérité de sa sœur, s’apprêtait à protester, mais la vétérane lui coupa de nouveau la parole d’un ton sans appel :
— Ils n’auraient pas dû réagir, mais c’est vous que je tiens pour responsables de cette situation. Vous êtes censés montrer l’exemple, pas humilier vos camarades. Vous serez tous les trois punis. Maintenant, remettez-moi ce capharnaüm en ordre. Et toi, Nuage de Ronce, va voir Nuée Ardente.
Justice Rayonnante quitta l’antre des apprentis à grandes foulées, laissant Poitrail Noir derrière elle, le temps d’un dernier regard sévère. Nuage de Foudre et Nuage Tigré s’efforcèrent de rassembler les restes de leurs nids en un tas à peu près convenable pour la nuit. C’est alors qu’une petite voix hésitante s’éleva depuis l’entrée :
— C’est bon… ? Je peux revenir… ? C’est fini ? Y a pas trop de sang… ?
Nuage de Ronce, bondissant par-dessus les amas de mousse, rejoignit son frère en ronronnant.
— Oh, mais oui, reviens ! Tout va bien !
Il lui lécha le sommet du crâne, tentant d’aplatir son pelage encore tout hérissé. Nuage du Matin se laissa faire, complètement hébété, avant de jeter un regard désolé à son travail ruiné, désormais éparpillé sur le sol rocheux. S’il en fut peiné, il n’en laissa rien paraître, préférant se concentrer sur la blessure du matou brun.
— Ah ! Elle est affreuse ! s’exclama-t-il, horrifié. Et elle saigne encore !
— Je sais qu’elle est vilaine, mais je reste le plus beau quand même, non ? plaisanta le grand brun en bombant le poitrail.
— Nuage de Ronce ! C’est pas drôle ! Ça va te laisser une cicatrice !
— Eh bien, qu’elle en laisse une ! Dans le Clan de l’Ombre, on en reçoit pour des trucs classe, comme des batailles… et dans le Clan du Tonnerre, parce qu’on a été une cervelle d’oiseau ! Je trouve que ça me va bien !
— Va voir Nuée Ardente, idiot !
Le jeune mâle rondelet traina son frère hors de la tanière. Dans l’antre désormais plus calme, les quatre autres se préparèrent à dormir. Nuage de Foudre, souhaitant mettre de la distance entre lui et Nuage de Muscardin, choisit de reconstruire son nid un peu à l’écart des autres apprentis. Il se coucha sur son amas de mousse mal raboté, le malaxant un peu pour tenter de le rendre plus confortable. Puis, fixant ses griffes, il laissa son esprit dériver.
Durant l’altercation, il n’avait pas réussi à porter un seul coup. Même lorsqu’il s’était retrouvé libre, il n’avait pas su se remettre sur pattes. Nuage de Muscardin, pourtant à peine plus gros que lui, l’avait maîtrisé sans effort. Et Nuage Tigré… Elle, elle s’était battue comme une véritable guerrière. Un mélange de fierté et de jalousie le submergea. Elle était formidable. Il avait de la chance de l’avoir pour sœur. Un jour, il aimerait être celui qui la sortirait d’un mauvais pas.
Il se fit une promesse, ce soir là, alors qu’il enfonçait sa tête contre la mousse. Il apprendrait à se battre, et deviendrait aussi fort que Flamboiement de Lion. Plus personne alors n’oserait l’insulter, ou insulter sa mère. Et il pourra protéger Nuage Tigré.
Le calme s’installa peu à peu dans la tanière des apprentis. Les dernières conversations moururent, remplacées par le rythme lent et profond des respirations assoupies. Nuage de Foudre, les yeux mi-clos, apercevait un bout de la Toison Argentée à travers l’entrée. Les étoiles scintillaient en silence comme elles l’avaient toujours fait. Pourtant, elles lui paraissaient soudainement terriblement lointaines. Il se tourna, se retourna, ressassa sa journée, son désir d’apprendre à combattre, les terribles ennemis tapis dans les ombres de la Place Sans Étoiles, les lumières s’éteignant dans le ciel et enfin, les paroles de Nuage de Muscardin. Il se mit à trembler. La pouponnière lui manquait. La chaleur de Plume de Rouge-Gorge, son souffle apaisant, ses longs silences, surtout.
Un léger bruissement le tira de ses pensées. Il redressa une oreille, aux aguets. Deux pattes tiraient doucement la mousse de son nid pour l’élargir. Une odeur familière l’enveloppa.
Nuage Tigré.
Il la regarda s’allonger à côté de lui, sa respiration chaude contre son pelage. Son tremblement s’apaisa aussitôt lorsqu’elle posa son menton sur son dos. Il se détendit enfin, laissa échapper un ronronnement doux et rassurant, comme pour les bercer tous les deux. Et, lentement, le sommeil l’emporta.